Intervention de Gilles Savary

Réunion du 13 juillet 2016 à 9h30
Commission des affaires sociales

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaGilles Savary, rapporteur :

Merci de m'accueillir au sein de votre commission, dont je sais qu'elle a beaucoup travaillé sur le sujet.

La réglementation européenne fondatrice en matière de détachement des travailleurs est la directive de 1996. Aujourd'hui, le travail détaché concerne 1,9 million de travailleurs dans l'ensemble de l'Union européenne, soit 1 % seulement des salariés de l'Union, mais ce nombre a très fortement augmenté, de 44,4 % par rapport à 2010.

En France, en 2015, il y avait 286 025 travailleurs détachés déclarés, ce qui représente une hausse de 25 % par rapport à 2014. Cette augmentation considérable résulte paradoxalement de la législation que nous avons instaurée, très dissuasive pour les donneurs d'ordre. Il y avait jadis autant de travailleurs détachés, sinon davantage, mais ils étaient bien plus souvent clandestins ; désormais, la loi commence à faire effet, malgré des décrets d'application relativement tardifs. Au total, en dix ans, le nombre de travailleurs détachés déclarés dans notre pays a été quasiment multiplié par dix. Quant au nombre total de jours de détachement, il atteint aujourd'hui 10,7 millions, soit une augmentation de 11 %.

Par ailleurs, 290 000 salariés français sont détachés à l'étranger, dont 18 000 du Luxembourg en Lorraine ! C'est un cas bien spécifique : le patronat recourt à un artifice consistant à faire recruter certains salariés haut de gamme – ingénieurs, informaticiens – pour travailler chez eux, en zone frontalière, mais en étant employés au Luxembourg, où la couverture sociale n'est pas négligeable, mais où sont alors payées les charges sociales plutôt qu'en France.

Le problème des travailleurs détachés a pris un relief particulier à la faveur de deux événements. Le premier est l'élargissement : en 1996, au moment de la première directive, les écarts de salaire minimum – ou de rémunération minimale, tous les États membres n'ayant pas de salaire minimum – étaient d'un à trois au sein de l'Union ; ils sont aujourd'hui d'un à dix, l'Union ayant accueilli des pays où les salaires sont beaucoup plus bas, dont la Roumanie, la Bulgarie ou la Pologne.

Le second appel d'air est venu de la crise de 2008. Du fait de la violence de la crise en Espagne et au Portugal, ce sont surtout les régions du sud de la France qui ont alors été concernées, victimes d'une forte pression de la part de ces pays et de montages qui n'étaient pas toujours très rigoureux.

Aujourd'hui, le SMIC horaire brut mensuel est de 1 466,62 en France, tandis que le salaire minimum est de 218 euros en Roumanie, de 410 euros en Pologne, de 184 euros en Bulgarie et de 1 473 euros en Allemagne. Six pays membres n'avaient toujours pas d'équivalent du SMIC en 2015 : l'Autriche, Chypre, le Danemark, la Finlande, l'Italie et la Suède.

La loi du 10 juillet 2014, dont j'ai eu l'honneur d'être rapporteur dans notre assemblée, a été confortée par la loi Macron qui a considérablement alourdi les sanctions. Notre législation repose sur la responsabilité du maître d'ouvrage ou du donneur d'ordre, dans tous les secteurs et dans toute la chaîne de sous-traitance. D'une part, le donneur d'ordre est tenu, en responsabilité civile, de vérifier que tout travailleur détaché sur son chantier, à quelque niveau de la chaîne de sous-traitance qu'il intervienne, est bien déclaré à la DIRECCTE (Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi). D'autre part, il est solidairement responsable, du point de vue financier, du paiement des salaires et du logement, dans des conditions salubres et dignes, de l'ensemble des ouvriers. Ce n'est pas rien : auparavant, dans ce domaine, il se passait tout et n'importe quoi.

En 2015, 9 120 actions de contrôle ont été menées, grâce à la réorganisation des services de la DIRECCTE qui a résulté de la loi Rebsamen : chaque région dispose désormais d'un service spécifique d'inspecteurs du travail dédiés à la lutte contre le travail illégal, relié à une cellule nationale qui est en train d'établir un fichier. Depuis septembre dernier, il y a en moyenne 1 303 contrôles par mois – davantage que le nombre total de contrôles effectués avant 2013.

Le manque à gagner pour la sécurité sociale est de 380 millions d'euros, détachement légal compris, puisqu'un travailleur détaché paie ses charges sociales dans son pays d'origine.

Entre juillet 2015 et mars 2016, l'administration a infligé 291 amendes, pour un montant de 1,5 million d'euros au total, concernant 1 382 salariés détachés ; quinze fermetures immédiates de chantier ont été prononcées par les préfets sur proposition de la DIRECCTE ; 639 infractions ont été transmises au parquet, dont les trois quarts relèvent du travail illégal. Les pouvoirs publics et le secteur du bâtiment et des travaux publics (BTP) ont conclu une convention nationale de lutte contre le travail illégal et contre les fraudes au détachement.

Bref, même si la mise en oeuvre de la loi ne fait que débuter puisque le dernier décret d'application date de septembre 2015, le dispositif législatif que vous avez voté fonctionne. D'où l'augmentation brutale du nombre de salariés détachés déclarés. Il faudra toutefois approfondir cette question : pourquoi y a-t-il quelque 286 000 travailleurs détachés en France ? Nous devrons le faire sans tabou ; il y a toujours eu des formes de détachement dans notre pays et il y en aura probablement toujours, car le détachement est la forme moderne de l'immigration de travail. Autrefois, on quittait son pays pour toujours ; ce n'est plus le cas aujourd'hui, grâce aux moyens actuels de transport qui permettent d'aller travailler à l'étranger en détachement.

Je viens de passer huit jours en immersion en Pologne pour étudier ce sujet, dans le cadre d'une visite non officielle qui fut très fructueuse. J'ai constaté que des entreprises françaises, notamment les Chantiers de l'Atlantique, demandent des travailleurs détachés pour des segments d'activité dans lesquels il n'existe pas, à les croire, de salariés français compétents. J'ai également observé que le coût du travail pour un salarié détaché était légèrement supérieur à ce qu'il est pour un salarié français, si l'on additionne le paiement des charges sociales par l'entreprise polonaise, le financement du transport, de la nourriture, de l'hébergement et les temps de pause du week-end en France. Une note du Trésor vient de le confirmer : grâce au crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) et au pacte de responsabilité, qui ont considérablement réduit les charges sur les bas salaires, si notre législation est respectée, on observe une convergence très rapide des salaires dans la plupart des métiers, abstraction faite du transport routier international.

Pour y voir clair à ce sujet, nous devrions demander au Gouvernement une étude précise. Car, comme le disait le général de Gaulle à propos de l'Europe, on peut toujours répéter « Le travail détaché ! Le travail détaché ! Le travail détaché ! », en réclamant son interdiction, mais ce serait absurde. Ce qu'il faut comprendre, c'est pourquoi nous aurons toujours en France une part de travail détaché, et tenter d'en tirer les conséquences dans les politiques publiques nationales, en créant des incitations, en particulier dans l'agriculture, qui est très friande de ce dispositif et le seul secteur à refuser de se joindre à notre lutte. La FNSEA (Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles), en particulier, considère en effet le détachement des travailleurs comme une précieuse facilité. Autrefois, lorsque l'on recrutait des travailleurs saisonniers, on en était individuellement responsable au titre du contrat de travail saisonnier. Aujourd'hui, le contrat est « bouclé » – trois jours de prestation de service à un prix donné pour vendanger quatre hectares ; que la personne soit malade, qu'il faille évacuer trois personnes, cela ne peut plus poser aucun problème.

J'en viens au projet de révision de la directive européenne.

Voici ce que disait la directive de 1996.

D'abord, le travail détaché recouvre trois types de détachement. Le premier correspond au cas où une entreprise envoie des travailleurs dans un autre pays pour faire de la prospection commerciale, honorer une commande, assurer le service après-vente, poursuivre une collaboration, former un salarié, etc. Mais il peut aussi s'agir d'une administration, d'un orchestre qui envoie un chef en résidence, du CNRS (Centre national de la recherche scientifique) qui envoie des chercheurs. Cette conception du détachement, très ancienne, a préexisté de longue date à l'Europe. Le deuxième type de détachement est le détachement intra-groupe. Il ne suffit pas d'avoir un établissement en Slovaquie pour pouvoir faire venir votre ouvrier slovaque au tarif slovaque en France : encore faut-il déclarer un détachement à l'intérieur du groupe. Ce n'est pas facile à contrôler, mais de retentissants procès ont eu lieu à ce sujet, en particulier, récemment, celui du transporteur Dentressangle. Le troisième type de détachement est le détachement d'intérim : on peut détacher un travailleur intérimaire de Pologne ou de Bulgarie en France ou en Allemagne. Je reviendrai sur ce sujet très sensible.

Ensuite, la directive dispose qu'il faut respecter le salaire minimum du pays d'accueil – bien que celui-ci n'existe pas dans certains États ; c'était le cas en Allemagne, qui a ainsi pu recruter dans ses abattoirs des travailleurs très bon marché et faire sombrer les abattoirs bretons. La matière étant subsidiaire, il revenait à chaque État d'organiser ses conditions sociales à sa guise, et nul ne pouvait obliger l'Allemagne à fixer le salaire minimum au niveau français. C'était là une faille de la directive.

Le « noyau dur » des conditions de travail à respecter incluait également la durée des congés payés, les temps de pause, le temps de travail.

Enfin, pour contrôler la mise en oeuvre de ces mesures, des bureaux de liaison ont été instaurés dans chacune des administrations du travail de tous les pays d'Europe. Ainsi, lorsque le pays d'accueil peine à identifier un travailleur détaché, il peut contacter son pays d'origine pour vérifier que celui-ci y est bien employé et que les conditions sociales requises sont remplies.

On l'a vu, cette directive ne fonctionne plus, en particulier depuis que les écarts de salaire se sont terriblement creusés avec l'entrée des pays de l'Est en 2004. Une nouvelle directive a donc été demandée à José Manuel Barroso. Il a refusé, préférant une directive d'application en 2014.

Celle-ci introduit la responsabilité du maître d'ouvrage, mais uniquement dans le BTP et au premier niveau de sous-traitance ; elle est donc en retrait par rapport à la loi française.

La directive de 2014 a également imposé des délais maximaux concernant l'échange d'informations entre États membres, qui ne fonctionnait pas. Mais il ne fonctionne pas davantage depuis : si la Bulgarie a intérêt à ce que les travailleurs bulgares enrichissent leur famille ou améliorent leurs conditions de vie – ce qui est tout à fait normal – alors qu'il n'y a pas d'emploi sur place, elle s'abstient de répondre à nos demandes d'information, ou le fait avec un tel retard que le travailleur concerné a déjà disparu pour réapparaître ailleurs. Bref, le système des bureaux de liaison est inopérant.

La directive dresse également une liste fermée d'exigences administratives vis-à-vis desquelles le travailleur doit être en règle – cotisations sociales, emploi par une entreprise. Elle permet aux syndicats d'exercer une action judiciaire pour le compte du travailleur ou en appui à celui-ci. Enfin, elle prévoit la reconnaissance mutuelle des sanctions pécuniaires.

Voilà la directive de 2014 : de l'eau tiède, vu l'ampleur du problème.

Notre législation nationale, je l'ai dit, est beaucoup plus avancée. En outre, nous avons durci les sanctions administratives : aujourd'hui, il est possible d'intervenir très rapidement par l'intermédiaire des préfets et des DIRECCTE, alors même que la justice, embolisée, a beaucoup de mal à instruire ces dossiers, très complexes et qui nécessitent de se rendre sur place. Ainsi, le défaut de déclaration d'un seul travailleur détaché est passible d'une amende qui peut atteindre 500 000 euros : c'est considérable. Des procès retentissants ont eu lieu en France : EDF Flamanville, Ryanair, Dentressangle. Bref, nous progressons, même si les contrôles ne sont jamais exhaustifs. Je tiens à rendre un hommage particulier aux DIRECCTE, que je croyais, à tort, trop conservatrices et trop peu disposées à prendre leurs ordres à Paris pour s'engager dans tel ou tel chantier. En réalité, je vous invite à le vérifier dans vos régions respectives, les cellules de lutte contre le travail illégal installées par la loi Rebsamen sont particulièrement véloces et efficaces, même si les contrôles ont tendance à se concentrer sur le BTP.

Sous la pression de la France et de quelques autres pays – l'Allemagne, la Belgique –, la commissaire Thyssen a proposé cette fois une directive véritablement nouvelle, beaucoup plus ambitieuse. Après s'être longtemps abritée derrière l'observance scrupuleuse des principes du traité de Rome – libre circulation, libre prestation de service –, l'Europe s'est donc décidée à intervenir. Jean-Claude Juncker n'y est pas pour rien ; il a mesuré les dégâts politiques que la situation entraînait dans les esprits, la montée des populismes, la manipulation démagogique. À cet égard, nous ne sommes pas en reste : nous avons tous entendu dire à telle ou telle tribune, y compris celle de l'Assemblée nationale, qu'il fallait interdire le travail détaché. Mais le résultat en serait une France sinistrée. Nous ne pourrions plus envoyer personne à l'étranger pour y vendre des Airbus ou du vin, nos ouvriers ne pourraient plus se rendre sur des chantiers à l'extérieur de nos frontières pour le compte de nos entreprises de travaux publics. Bref, ce faisant, un pays exportateur comme le nôtre ne ferait que se tirer une balle dans le pied. Ce genre de propos démagogiques attire peut-être des voix, mais nuit surtout à notre emploi, à nos ambitions internationales et à notre balance commerciale.

Que propose la directive Thyssen ?

D'abord, elle clarifie la durée maximale de détachement, jusqu'alors très floue et en partie jurisprudentielle, en la limitant à vingt-quatre mois et en appliquant cette limite à la mission elle-même. Sera comptabilisé dans ces vingt-quatre mois le détachement de travailleurs venus remplacer un premier travailleur détaché dont la mission aura duré au moins six mois. Autrement dit, un travailleur détaché pendant six mois peut être remplacé, mais son successeur ne pourra exercer ses fonctions que pendant dix-huit mois. Jusqu'à présent, il suffisait de remplacer un salarié détaché et le décompte repartait de zéro.

Ensuite – c'est essentiel –, elle pose le principe « à travail égal, salaire égal », au lieu de celui qui garantissait au travailleur détaché le paiement du salaire minimum du pays d'accueil. En effet, le salaire minimum n'est pas adapté à tous les salariés quelle que soit leur qualification. Aux termes de la proposition de directive, si un chaudronnier français touche un salaire de 3 000 euros, la même rémunération est garantie à un chaudronnier polonais détaché, au lieu du SMIC jusqu'à présent.

Les États membres sont encore tenus d'élaborer un portail numérique énonçant les règles applicables au salaire des travailleurs détachés : ils doivent se montrer clairs et transparents, pour éviter tout contentieux.

La proposition de directive Thyssen reprend notre loi en étendant le champ d'application de la directive détachement à tous les secteurs d'activité et à toute la chaîne de sous-traitance. Il s'agit, en ce sens, d'une forme de transposition inversée : la loi française devient la loi européenne.

En outre, selon le texte, les conditions d'emploi et de salaire des intérimaires détachés doivent être identiques à celles qui s'appliquent aux intérimaires du pays d'accueil.

Enfin, la proposition de directive instaure une coopération renforcée entre la Commission et les États membres, notamment en esquissant un service européen non d'inspection du travail, mais d'information sur les travailleurs détachés. Il s'agit de permettre aux Européens d'intervenir dans les États membres les plus hermétiques afin d'y recueillir les informations demandées par d'autres États membres.

Cette directive, soutenue par la France, fait l'objet d'un « carton jaune », procédure instituée en 2009 qui permet à certains pays membres de contester un projet de directive avant même que celui-ci ne soit soumis au Parlement européen et au Conseil. La procédure oblige la Commission soit à revoir sa copie, soit à la retirer, soit à la maintenir en l'état, mais en la motivant. Elle nécessite un nombre minimal de voix au Conseil pour être mise en oeuvre. En l'occurrence, onze États membres – l'ensemble des pays de l'Est, auxquels s'ajoutent la Croatie et le Danemark – se sont opposés, au nom du principe de subsidiarité, à toute nouvelle législation européenne sur le sujet.

La situation politique n'est donc pas simple, surtout après le Brexit, alors qu'il va nous falloir aller chercher des voix à droite et à gauche et faire preuve de la plus grande cohésion possible pour réagir à ce nouvel événement. Car, en Europe, toutes les négociations se tiennent : c'est « passe-moi la rhubarbe, je te passerai le séné », « je lâche sur l'agriculture, mais tu m'aides sur l'industrie », etc. Tout cela est dans la boîte noire du Conseil.

Je vous propose donc une résolution qui défend des solutions politiques, afin d'aider le Gouvernement autant que nous le pouvons. L'Assemblée nationale doit s'exprimer fermement pour soutenir Mme Thyssen, mais aussi aller plus loin qu'elle dans ses préconisations, de manière à faire entendre la voix de la France. Pour ma part, j'ai entamé un tour d'Europe ; je me suis rendu au Bundestag, qui est très intéressé par notre action. Nous pourrions d'ailleurs trouver des alliés au niveau parlementaire dans différents pays membres, mais cela requerrait du temps et des déplacements. Nous, Français, avons déjà adopté une loi très avancée ; nous devons maintenant placer notre gouvernement en position de force, pour qu'il puisse montrer qu'il ne fait pas un simple caprice, mais qu'il est mandaté par son parlement. C'est à cela que servent les résolutions européennes : à témoigner d'un consensus maximal, balayant le plus large spectre politique possible – même si chacun d'entre nous se prononcera comme il l'entend –, et de la mobilisation, de la vigilance et du dynamisme de l'Assemblée nationale sur le sujet.

Voici maintenant les termes de la proposition de résolution européenne.

D'abord, il est rappelé dans les considérants que l'on assiste à un dévoiement du détachement, qui a créé un véritable marché du travail low cost, lequel pervertit les principes concurrentiels. Car si la concurrence est bonne quand elle suscite une émulation qui améliore la qualité des services et encourage l'innovation, la concurrence par le nivellement social est en réalité une entrave à la concurrence ou un déséquilibre concurrentiel. Il s'agit, en somme, ici de prendre l'Europe au mot s'agissant de ses valeurs – le marché intérieur, la concurrence libre et non faussée ou équitable –, en visant non seulement les fraudes au détachement, mais aussi son dévoiement, qui perturbe gravement la concurrence et est socialement douloureux.

Nous soutenons ensuite la démarche de la Commission, en particulier le fait que la nouvelle directive obéisse au principe cardinal « à travail égal, salaire égal », c'est-à-dire rémunération égale.

Nous regrettons que la Commission, d'habitude si sourcilleuse sur le respect de conditions de concurrence équitables – elle ne cesse d'engager des procédures d'infraction pour entrave à la concurrence –, ait réagi si tardivement pour réguler ce marché du travail.

J'en viens au détachement d'intérim. Je considère personnellement que, si l'Europe n'est en rien à l'origine de la procédure de détachement et si elle est peu responsable des fraudes – qu'il appartient aux États membres de gérer –, la directive de 1996 a néanmoins introduit un loup dans la bergerie en créant ce type de détachement.

Le détachement est sain et utile quand il accompagne les échanges économiques : lorsque l'on vend des Airbus et que l'on envoie des salariés les mettre au point et en assurer le service après-vente, lorsque l'on détache une force commerciale dans un pays auquel on vend du vin, lorsque l'on envoie des chercheurs à l'étranger. Il ne faut pas revenir sur cette forme de détachement.

En revanche, le détachement d'intérim est opportuniste : c'est un détachement de placement. Dans ce cas, les fraudes sont très difficiles à identifier ainsi qu'à poursuivre dans un autre pays. La plupart des agences d'intérim concernées se sont considérablement développées pour faire du trading de main-d'oeuvre bon marché – du moins au début, puisqu'aujourd'hui les salaires convergent : elles placent des travailleurs, indépendamment d'une quelconque activité permanente dans le pays d'origine, et obtiennent un marché chez nous. En réalité, il s'agit de placer des chômeurs : des plâtriers, des électriciens, des maçons, des ingénieurs qui sont récupérés sur le marché du travail. Ces secteurs ne correspondent même pas, pour la plupart, à l'activité de l'agence d'intérim dans son pays. En Pologne, j'ai étudié un dossier où vingt-cinq entreprises d'intérim sont domiciliées au même endroit, chez un avocat polonais à Varsovie : elles n'ont aucune existence matérielle ; elles se contentent de s'adresser à l'équivalent polonais du Pôle Emploi pour nous proposer ensuite, sous le nom de « prestation de service internationale », des travailleurs qui coûtent moins cher. C'est à ce phénomène qu'il faut mettre fin.

Dans la proposition de résolution, je me félicite donc que la Commission veuille l'encadrer, tout en estimant que ce n'est pas suffisant et que ce dévoiement devrait être tout simplement supprimé.

À l'occasion de colloques, j'en ai discuté notamment avec des Polonais, très présents dans les discussions sur le sujet – des gens très bien, d'ailleurs –, qui m'objectent que cette proposition est discriminatoire et contraire au principe de libre prestation de service. À quoi je réponds que ce n'est pas du tout le cas : il suffit que ces agences viennent s'établir en France. Nous avons indéniablement besoin de main-d'oeuvre polonaise ou roumaine. Nous avons toujours eu besoin de main-d'oeuvre étrangère. Les étrangers ont fait la France, au côté des Français. Aujourd'hui, il existe des secteurs dans lesquels les Français ne veulent plus travailler ou ne le peuvent plus, faute de formation. Mais il faut que les sociétés d'intérim s'installent chez nous, pour nous proposer des travailleurs au prix et aux conditions françaises, y compris s'agissant des cotisations sociales qui devraient être acquittées en France. Car ce que le détachement d'intérim a d'injustifiable, c'est que, créant un marché du travail déconnecté des échanges, il tarit nos régimes de sécurité sociale. Voilà pourquoi le combat en vaut la peine.

Il sera sans doute très difficile d'obtenir satisfaction à Bruxelles, mais c'est une affaire de longue haleine, et surtout de principe. Car c'est le détachement d'intérim qui constitue le principal dévoiement du détachement, et il explose : il a augmenté de plus de 3 000 % au cours des cinq dernières années, même s'il ne représente encore que 23 % de la totalité du détachement. Détacher des travailleurs intérimaires, cela revient à détacher directement des personnes inscrites au Pôle Emploi en Pologne, en Roumanie ou en Bulgarie – ou dans un autre pays, d'ailleurs. J'ai averti les Polonais qu'ils risquaient eux-mêmes de voir bientôt arriver des Biélorusses ou des Ukrainiens, parce que leur marché du travail est très tendu et que le chômage est quasi nul à Varsovie. Il faut leur faire comprendre que la régulation est dans notre intérêt à tous : sans elle, ceux qui profitent aujourd'hui du système en seront les victimes demain.

En ce qui concerne la procédure du « carton jaune », les États qui l'ont engagée ont eu tort de s'opposer à la directive au nom du principe de subsidiarité. Ce principe veut que l'on traite une affaire au niveau le plus approprié. Or, s'agissant des travailleurs étrangers temporaires ou hautement mobiles, comme les routiers, c'est l'Europe qui est la plus à même de dépasser les blocages nationaux. La position de Manuel Valls sur le sujet est la suivante : si l'on considère qu'il s'agit d'une affaire subsidiaire, alors on peut tout s'autoriser et les dispositions en la matière peuvent être prises unilatéralement. Voilà pourquoi il importe que l'Assemblée nationale souligne le danger inhérent à l'objection de subsidiarité. Nous devons ici soutenir notre gouvernement : si l'objection est suivie d'effet, nous agirons unilatéralement. Ce n'est pas souhaitable, mais l'on ne peut pas opposer la subsidiarité à un État dès qu'il soulève un problème désagréable. Ce sujet doit être traité au niveau européen.

En ce qui concerne le champ de la réforme proposée, nous approuvons la définition d'une durée maximale de détachement fixée à vingt-quatre mois. En revanche, le seuil de six mois devrait, à notre sens, être réduit, car la durée moyenne des détachements est de trente-trois jours. Il s'agit d'éviter de faire courir un nouveau délai de vingt-quatre mois à chaque remplacement.

Nous saluons le fait que le texte rende le donneur d'ordre pleinement responsable.

Nous nous déclarons favorables à l'instauration d'une durée minimale d'emploi de trois mois dans le pays d'origine avant le détachement de travailleurs. À l'heure actuelle, les personnes sont directement récupérées sur le marché du travail pour être détachées.

Nous regrettons que la proposition de la Commission soit un peu faible s'agissant du détachement intra-groupe, le plus difficile à contrôler.

Nous déplorons l'absence de législation européenne sur les opérations de cabotage autorisées à l'occasion d'un transport international. Ce problème du transport routier fait l'objet d'un traitement séparé à Bruxelles : il ne relève pas de la commissaire Thyssen, mais de la direction générale de la mobilité et des transports (DG MOVE). Nous ne demandons pas à Mme Thyssen de s'en occuper, ce qui ne serait pas souhaitable, car cette question agrégerait contre nous les Espagnols, les Finlandais et les Suédois : au niveau européen, les clivages à propos des transports sont très différents des autres. Mais nous souhaitons que quelque chose soit fait au sujet du transport routier international.

Aujourd'hui, en effet, qu'est-ce que le détachement s'agissant de travailleurs qui franchissent les frontières ? Le transport sous pavillon français n'est plus international qu'à 10 %, et cette activité repose uniquement sur des travailleurs sous-payés, car rémunérés au tarif de leur pays d'origine. Geodis emploie des chauffeurs roumains payés quelque 210 euros par mois. S'il devait recourir à des chauffeurs français, le coût en serait renchéri au point qu'il devrait renoncer au transport international. Le problème est le même que pour les marins, qui sont maintenant tous philippins.

À ce sujet, je suis personnellement favorable à l'exonération totale de charges sociales pour les chauffeurs routiers français qui travaillent à l'international, sur le modèle de ce qui a été fait pour les marins dans le secteur du shipping. C'est le seul moyen de perpétuer leur présence dans ce segment d'activité, et cela ne coûterait pas très cher, puisqu'il n'y a plus de chauffeurs français à l'international !

Ce qui ne doit pas nous empêcher d'insister auprès de Bruxelles pour qu'une législation soit adoptée concernant ces personnels hautement mobiles. Il en existe une en France, mais elle est, à mon avis, impraticable, sans compter qu'elle fait l'objet d'une procédure d'infraction de la part de la Commission. L'Allemagne, qui voulait nous imiter, a dû renoncer pour les mêmes raisons. Un travailleur sédentaire venu d'un pays donné est détaché dans un autre pays ; mais qu'en est-il de personnes qui, tous les jours, franchissent les frontières luxembourgeoise, belge, française ? Voilà pourquoi il faut adopter un statut du travailleur hautement mobile international au niveau européen, et appliquer à ces travailleurs une exonération de charges sociales en France.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion