Intervention de Marie-France Monéger-Guyomarc'h

Réunion du 6 septembre 2016 à 15h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Marie-France Monéger-Guyomarc'h, directrice, cheffe de l'Inspection générale de la police nationale :

Le service que je dirige depuis près de quatre ans compte aujourd'hui 260 agents. Il a connu une réforme importante en 2013, avec la fusion de l'Inspection générale des services (IGS), compétente pour la préfecture de police, et l'IGPN, compétente pour la Direction générale de la police nationale (DGPN). S'il a gardé le nom d'Inspection générale de la police nationale, ce service a profondément changé, se dotant de nouvelles structures et se fixant de nouvelles missions.

L'IGPN assume aujourd'hui cinq missions principales. Une mission d'enquête d'abord, qui occupe une centaine d'agents, lesquels réalisent des enquêtes judiciaires, qui permettent de déterminer si les éléments constitutifs d'une infraction sont ou non réunis, ainsi que des enquêtes administratives, destinées à déterminer si les éléments constitutifs d'un manquement sont ou non réunis.

Nous assurons également une mission de contrôle interne et de maîtrise des risques, qui concerne l'ensemble des activités de la police nationale, mais aussi – et c'est nouveau – une mission d'appui et de conseil aux chefs de services en difficulté ou en réorganisation.

Nous menons enfin des missions classiques d'audit interne, qui permettent de vérifier que les procédures de contrôle interne sont solides, ainsi que des missions d'étude et d'audit de commandement : c'est dans cette dernière catégorie que s'inscrit l'action que je vais vous présenter aujourd'hui.

En ce qui concerne notre indépendance, si elle n'est pas garantie par les textes et par nos statuts comme c'est le cas pour l'Inspection générale de l'administration (IGA), nous avons néanmoins des habitudes solidement ancrées, bien antérieures à mon arrivée à la tête du service, et l'IGPN a toujours été considérée par sa hiérarchie – le directeur général de la police nationale, le préfet de police et le ministre de l'intérieur – comme capable de faire des analyses, des études, des audits et des missions d'enquête sans qu'il soit nécessaire de lui dicter sa conduite. Aucune de ces missions n'a, ces quatre dernières années, ni justifié ni suscité d'intervention de cette hiérarchie, à quelque niveau que ce soit.

Nous nous sommes par ailleurs dotés d'une charte, qui décline notamment quatre valeurs cardinales, au premier rang desquelles l'exemplarité. Cela implique que nous travaillions en nous appuyant sur nos compétences et sur notre connaissance de la « maison » pour dire ce qu'il nous semble devoir être dit et accomplir un travail reconnu par tous au sein de la police.

Notre ouverture, en outre, est garante de notre indépendance : nous comptons maintenant dans nos rangs des personnels qui ne sont pas des policiers, notamment un magistrat de l'ordre administratif, des consultants externes, des militaires, des stagiaires et des apprentis. Ce recrutement devrait s'élargir encore à l'avenir.

Enfin, nous avons mis en place un comité d'orientation du contrôle interne, qui se réunit deux à trois fois par an et est composé pour moitié de personnes étrangères à l'administration – journalistes, élus, universitaires, avocats, présidents d'associations, ainsi que le Contrôleur général des lieux de privation de liberté et le Défenseur des droits. Ce comité d'orientation, ouvert sur l'extérieur, participe de cette indépendance sur laquelle l'IGPN fonde son éthique.

J'en viens à présent aux événements funestes du 14 juillet dernier. L'Inspection générale a été saisie le 21 juillet par le directeur de cabinet du ministre, qui lui a demandé de « procéder à une mission technique d'évaluation du dispositif d'ordre public, tel qu'il a été conçu, puis mis en oeuvre par les services de police dans la ville de Nice, le 14 juillet 2016 ». J'ai confié cette mission aux conseillers généraux Jean-François Bas – aujourd'hui à la retraite – et Serge Rivayrand, qui, du fait de leur expérience et de leurs compétences en matière de sécurité et d'ordre public, me paraissaient les mieux à même de gérer cette mission.

Ils ont procédé selon la méthode classique de l'audit, recueillant dans un premier temps tous les documents relatifs à la préparation de l'événement, les notes de service rédigées par la police nationale et la police municipale, cette année mais également en 2014 et 2015, lors des éditions précédentes de l'événement, ainsi que les comptes rendus de tous les agents de la police nationale concernés. Des entretiens ont été menés avec toutes les parties prenantes. Ont en revanche été exclues de nos investigations les bandes de vidéosurveillance, dont le visionnage est une prérogative de l'enquête judiciaire, avec laquelle j'avais demandé aux missionnaires de prendre garde de ne pas interférer.

Nos investigations nous ont conduits à rencontrer les trois acteurs de la sécurité à Nice. Le premier d'entre eux est évidemment la police nationale. Chargée de la sécurité publique, elle remplit sa mission de police générale, assurant la sécurité des personnes et des biens et la répression des crimes et délits. La circonscription de police de Nice, coiffée par sa direction départementale, compte environ 850 agents de tous corps. Le directeur départemental de la sécurité publique, M. Marcel Authier, et une grande partie de son équipe ont été entendus.

Le deuxième acteur, c'est la police municipale, qui assure, en vertu du pouvoir des maires, « le bon ordre, la sureté, la sécurité et la salubrité publique ». La police municipale de Nice est l'une des plus anciennes et des plus importantes, puisqu'elle compte un peu moins de quatre cents policiers municipaux armés. Elle dispose d'un système de vidéosurveillance de premier ordre, avec environ mille trois cents caméras, exploitées par un centre de supervision urbain. Les missionnaires ont rencontré le maire de Nice, M. Philippe Pradal, et la conseillère pour la sécurité au cabinet du maire, Mme Véronique Borré.

Enfin, le troisième acteur est le préfet, autorité de police générale et responsable à ce titre de l'ordre public. Il coordonne la préparation et la mise en place des dispositifs de sécurité. La mission a donc entendu le préfet Adolphe Colrat, ainsi que son directeur de cabinet, M. François-Xavier Lauch.

C'est le code de la sécurité intérieure qui organise la coopération entre la police nationale et la police municipale, notamment par le biais de conventions de coordination des interventions. Ces conventions, conclues entre le préfet et le maire, après avis du procureur de la République, sont adaptées aux besoins locaux à partir d'une convention type déclinée en fonction des situations ; elles prévoient une coopération opérationnelle renforcée, notamment en matière de sécurité routière et d'encadrement des événements se déroulant dans l'espace public.

À Nice, une convention de ce type a été signée en 2013 entre le préfet des Alpes-Maritimes et le maire de Nice ; elle a été prorogée d'un an en 2016. Elle précise, s'agissant des grandes manifestations, particulièrement nombreuses à Nice et dans le département, que « la surveillance est assurée soit par la police municipale, soit par les forces de sécurité de l'État, soit en commun dans le respect des compétences de chaque service ».

La répartition des missions s'établit donc par accord préalable et se précise en fonction des événements, la clé de répartition normale étant que la police municipale assure la circulation et la police nationale la surveillance générale, avec une exception cependant, précisément pour le 14 juillet, puisque, à Nice, la police municipale participe traditionnellement au défilé de l'après-midi et que les défilants sont ensuite invités à la garden-party du maire. Ce sont donc les policiers nationaux qui assurent les points de circulation sur le périmètre de l'événement, avant d'être relevés vers 20 heures 30 par les policiers municipaux qui reprennent leur mission de circulation. Il était donc normal – et je réponds ici à l'une des questions soulevées dans la presse – qu'à partir de 21 heures l'on trouve à l'angle du boulevard Gambetta et de la promenade des Anglais deux policiers municipaux devant un barriérage qui déviait la circulation.

S'agissant des tragiques événements du 14 juillet 2016, on disposait pour assurer la sécurité de cet événement festif récurrent – il s'agit en effet non seulement d'un événement qui a lieu chaque année mais à quatre reprises au cours de l'été, où la promenade des Anglais accueille des animations, un feu d'artifice étant tiré le 14 juillet et le 15 août –, des forces de la police nationale et de celles de la police municipale, mais non, contrairement aux années précédentes, des forces mobiles. En effet, ces dernières avaient été particulièrement sollicitées au plan national du fait de l'Euro 2016 et du Tour de France encore en cours, ce à quoi il faut ajouter la lutte contre l'immigration irrégulière, qui requiert ces forces de façon permanente.

Pour autant, la zone de défense et de sécurité Sud disposait de cinq unités de forces mobiles pour la journée du 14 juillet, réparties par le préfet de zone selon trois critères : la participation prévisionnelle – estimée entre 20 000 et 30 000 personnes par les autorités niçoises, contre 500 000 personnes attendues le même jour à Carcassonne pour l'« embrasement » de la cité –, les risques de violence urbaine, et enfin les contraintes inhérentes à ce type de festivités et à la multiplication potentielle des troubles à l'ordre public. En examinant ces trois critères, ainsi que l'ensemble des nombreuses manifestations festives prévues dans la zone, le préfet de zone a choisi d'affecter ces cinq unités mobiles à d'autres événements prioritaires. En conséquence, la préfecture du département a demandé à la direction départementale de la sécurité publique (DDSP) d'augmenter considérablement les effectifs prévus. Le directeur départemental a ainsi puisé dans ses propres forces de quoi augmenter de vingt fonctionnaires les effectifs, pour atteindre un total en hausse de 50 % par rapport à l'année précédente.

Clôturant une journée riche en manifestations – préparation du défilé, défilé sur la promenade des Anglais, garden-party du maire – la Prom' Party a débuté aux alentours de 19 heures, 64 policiers nationaux et 42 policiers municipaux étant engagés sur le secteur. L'économie générale du dispositif était celle qui avait été retenue en février 2015 par le cabinet du ministre de l'intérieur et les élus niçois, reçus au ministère pour repenser les dispositifs de sécurité après les attentats contre Charlie Hebdo, notamment en prévision du carnaval de Nice. À côté des priorités traditionnelles que sont la lutte contre la délinquance et la préservation de la santé publique, le risque terroriste avait donc évidemment été pris en compte et, compte tenu des précédents, le dispositif intégrait le risque d'un attentat commis par des individus lourdement armés ou porteurs d'explosifs.

Ce dispositif comportait deux périmètres concentriques. Le premier, délimité par des points de circulation et de déviation permettant de fermer la promenade des Anglais et le quai des États-Unis a principalement été tenu, pendant le défilé militaire, par la police nationale, puis, à partir de 20 heures 30, pour la Prom' Party et le feu d'artifice, par la police municipale. Ce périmètre large englobait deux secteurs piétonnisés, un secteur ouest, du boulevard Gambetta à la promenade des Anglais, et un secteur est, du quai des États-Unis à la place de l'Île-de-Beauté ; il devait contribuer à la sécurisation du secteur réservé au public qui constituait le périmètre central. Compris entre la rue Meyerbeer et l'avenue des Phocéens, ce second périmètre réservé à la Prom' Party et à ses animations faisait face à la barge d'où a été tiré le feu d'artifice. Il était tenu par la police nationale, grâce à une alternance de postes fixes et de patrouilles dynamiques.

Les postes fixes sont des postes de filtrage, situés à l'entrée du périmètre. Il ne s'agit pas de points de contrôle, comme il en existe pour les stades, mais de postes de contrôle visuels préservant la fluidité de la circulation du public et où peuvent être exercés, en fonction des instructions délivrées, des contrôles aléatoires de sacs, voire de vêtements s'il arrivait qu'un individu se présente en plein été vêtu d'une doudoune pouvant cacher une ceinture d'explosifs. Quant aux patrouilles dynamiques, elles évoluent à l'intérieur du secteur en même temps que la foule, et sont chargées de veiller au bon déroulement de la soirée.

Le 14 juillet, ce dispositif de surveillance a été assuré par des sections de la compagnie départementale d'intervention (CDI), des brigades anti-criminalité (BAC) et des brigades de sécurité territoriale (BST), c'est-à-dire des personnels parfaitement rompus à cet exercice. Sur la base des réquisitions délivrées par le procureur de la République à la demande du directeur départemental, des instructions claires avaient été données à chaque policier national : surveillance du public ; détection et repérage des individus ou des groupes paraissant suspects, hostiles, ou susceptibles de générer des troubles à l'ordre public ; contrôle et identification de toute personne au comportement suspect. En outre, il leur avait évidemment été demandé d'être proactifs dans la sécurisation dynamique du secteur couvert.

Le drame survient environ quinze minutes après la fin du feu d'artifice, au moment où la foule quitte les lieux. Il revient à l'enquête judiciaire de faire toute la lumière. Pour autant l'Inspection générale a fait quelques observations que je vous livre ici. Tout d'abord, l'alerte a été donnée très rapidement par un équipage de la police municipale, qui ne faisait d'ailleurs pas partie du dispositif. Le camion est monté sur le trottoir de la promenade des Anglais bien en amont – deux kilomètres environ – de l'endroit où a été tiré le feu d'artifice. Ensuite, il se déroule très peu de temps – deux minutes tout au plus – entre le moment où le camion est monté sur le trottoir de la promenade des Anglais et la neutralisation du terroriste. Cette neutralisation intervient quelque cent soixante mètres après le premier point de contrôle assuré par la police nationale, ce qui n'a pas empêché le terroriste de faire 84 victimes immédiates – 86 aujourd'hui – et de très nombreux blessés.

La mission a rencontré des interlocuteurs très marqués par les événements dramatiques qu'ils ont vécus et face auxquels ils ont fait montre d'un engagement que je tiens à souligner ici. Si on le doit avant tout à leur conscience professionnelle, cette réactivité est également le résultat des cinq exercices réalisés dans le cadre de la préparation à l'Euro, qui ont permis à chacun, lors de cette soirée tragique, de s'inscrire dans une chaîne organisée et de travailler ensemble. Ils ont donc très mal vécu les polémiques qui ont éclaté dès le lendemain alors que le temps de l'analyse n'était pas encore venu.

Quelle que soit l'horreur de la situation, quelle que soit l'émotion légitime suscitée par cet épouvantable drame, dont chacun souhaiterait qu'il n'ait jamais eu lieu et qu'il ne se reproduise jamais, il ne faut pas céder à la tentation d'élaborer des scénarios qui ne résisteraient pas à l'épreuve des faits tels qu'ils se présentaient avant le 14 juillet et le soir du drame.

L'IGPN a donc voulu examiner en toute objectivité l'ensemble des paramètres, tels qu'ils se présentaient aux multiples acteurs de la sécurité à Nice au moment de la conception du service d'ordre du 14 juillet. À l'issue de sa mission, elle considère que, pour un événement qui n'avait rien d'exceptionnel au vu des nombreuses festivités organisées à Nice tout au long de l'année et plus spécialement en été, et sans indication concernant l'imminence d'une menace particulière, le service d'ordre était normalement proportionné. Il n'était néanmoins pas adapté à l'attaque inédite et d'une violence inouïe que nous avons connue mais que rien ne laissait présager. Il aurait fallu que ce service d'ordre soit d'une tout autre nature pour essayer d'éviter ce drame épouvantable.

L'IGPN considère également que la coopération entre police municipale et police nationale, marquée par une grande expérience et une confiance réciproque, était jusqu'alors bonne ; elle s'inquiète donc des répercussions des différentes polémiques sur ces relations, qui sont pourtant essentielles à une coproduction de sécurité efficace.

D'une manière plus générale, l'IGPN considère que les menaces qui pèsent aujourd'hui sur la France nécessitent une approche particulièrement large des questions de sécurité. La coproduction de sécurité n'est plus seulement l'apanage des forces de sécurité, même au sens large, mais elle se partage avec tous les acteurs de la société et fait appel à un sens de la responsabilité collective sur lequel il nous faudra travailler.

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