Intervention de Jean-Jacques Urvoas

Réunion du 27 octobre 2016 à 9h30
Commission élargie : finances - lois constitutionnelles

Jean-Jacques Urvoas, garde des sceaux, ministre de la justice :

Merci, monsieur le président, pour les personnels pénitentiaires. Vous avez raison : ceux d'Osny ont été douloureusement, dramatiquement éprouvés. Un surveillant a même frôlé la mort. Je lui ai rendu visite à l'hôpital, je l'ai revu par la suite. L'engagement de l'équipe de prévention de la radicalisation est impressionnant : aucun de ses membres n'a, à aucun moment, voulu la quitter, et tous sont convaincus de l'utilité de leur fonction, nonobstant les difficultés. Et les décisions que nous avons prises mardi dernier se nourrissent précisément du temps que nous avons passé avec les équipes d'Osny, de Lille-Annoeullin, de Fleury-Mérogis et de Fresnes. Le pluriel utilisé était parfaitement justifié : aucun projet n'était identique à un autre, celui d'Osny n'était pas celui de Lille-Annoeullin, celui du centre d'évaluation de Fresnes n'était pas celui de Fleury-Mérogis.

Je ne suis pas d'accord avec M. Larrivé lorsqu'il parle d'expérimentation hasardeuse ; c'était même plutôt courageux. Nous ne pouvons avancer que par tâtonnements. Ainsi, nos collègues anglais, longtemps extrêmement réticents à l'idée de regrouper les détenus radicalisés, parce qu'ils avaient l'expérience de l'Irish Republican Army (IRA), ont changé de fusil d'épaule et sont désormais convaincus qu'il faut regrouper. Il n'existe pas de chemin tout tracé, il faut expérimenter. J'ai redit hier, dans l'hémicycle, ma gratitude à la directrice de l'administration pénitentiaire, Mme Isabelle Gorce. Ce n'était pas une décision facile.

Les personnels, qui étaient volontaires, nous ont beaucoup appris et continuent de nous apprendre beaucoup. Ce que nous allons faire, nous le ferons en partie grâce à eux, et peut-être aussi un peu grâce aux structures mises en place depuis huit mois, notamment un comité scientifique qui réunit régulièrement à la Chancellerie des universitaires qui connaissent le sujet de la détention – certains écrivent des livres, on les voit parfois sur les plateaux de télévision, et leur expertise est reconnue –, mais aussi d'autres, pour qui ces problèmes de radicalisation sont un champ d'expertise nouveau. Je pense tout naturellement aux spécialistes de sciences cognitives, qui nous apprennent beaucoup. Avec eux, nous avons élaboré la grille de détection qui sera dorénavant utilisée dans nos structures. J'ai également souhaité, au sein du ministère, un comité de pilotage de la lutte contre la radicalisation, car les actions et réflexions des uns et des autres, de la protection judiciaire de la jeunesse et de l'administration pénitentiaire, de la direction des affaires criminelles et des grâces, sont différentes. Il fallait créer cette relation.

Merci, donc, monsieur le président, des mots que vous avez eus pour les plus de 30 000 personnes qui travaillent dans nos services.

M. Hetzel pose une question fondamentale, objet d'un vrai débat au sein de notre institution. N'ayant malheureusement pas le temps de développer ma pensée, j'aurai l'outrecuidance de vous renvoyer aux propos que j'ai tenus au Sénat, dans le cadre d'un colloque organisé par la Cour de cassation, sur la place de l'autorité judiciaire dans la société. Ne revendique-t-on pas un pouvoir judiciaire ? Ne veut-on pas passer de l'autorité judiciaire au pouvoir judiciaire ? Cette question me paraît totalement légitime. Cependant, la Constitution ne comporte pas plus les expressions de « pouvoir législatif » et de « pouvoir exécutif » que celle de « pouvoir judiciaire ». L'expression « autorité judiciaire » ne doit donc pas être lue comme interdisant un « pouvoir judiciaire ».

Cependant, si l'on en croit une très belle formule de Marc Aurèle, seul un esprit serein peut juger. Je ne crois pas que la fonction du juge soit de s'occuper du budget. Je ne vois pas comment on pourrait demander à un magistrat de faire, au quotidien, le travail titanesque que j'essaie d'accomplir pour obtenir les arbitrages dont certains ont la gentillesse de me féliciter, pour essayer ici ou là de convaincre nos interlocuteurs dans tel ou tel ministère, eux-mêmes assaillis de demandes forcément urgentes. Je ne me rallie donc pas à ces revendications qui conduiraient à donner des pouvoirs financiers à l'autorité judiciaire. Je ne crois pas que ce serait pertinent ni légitime. D'ailleurs, ceux qui étaient intervenus à ce colloque, du président Larcher au président de la commission des lois du Sénat, en passant par d'autres élus partageaient plutôt ce point de vue. J'ai essayé de répondre de manière rigoureuse et construite au premier président de la Cour de cassation et au procureur général près celle-ci, c'est pourquoi je me permets de vous renvoyer à mon propos d'alors.

Gabriel Serville m'a notamment interrogé sur la Guyane. De nombreux travaux ont été lancés sur les différents sites depuis 2012, pour un montant de plus de 7 millions d'euros. Certains sont toujours en cours, et des projets sont envisagés pour la cour d'appel. En ce qui concerne le palais de justice, des travaux d'un montant de 5 millions d'euros ont été organisés en deux phases : de grosses réparations jusqu'au mois de septembre dernier, puis un réaménagement des locaux de ce mois d'octobre à l'année 2018. Ensuite, nous nous attaquerons à la cour d'appel de Cayenne proprement dite. La construction d'une maison d'arrêt, évoquée par le Premier ministre, sera traitée comme en métropole : nous attendons de trouver un site pour la construire, car nous avons besoin de quinze hectares pour ces 300 places. Soyons francs : ces travaux ne sont pas inscrits au budget de l'année 2017, puisqu'ils sont plutôt prévus pour 2018 ou 2019. Je suis à votre disposition, monsieur Serville, comme à celle de votre collègue Chantal Berthelot, pour aborder avec vous tous les sujets qui relèvent du ministère de la justice à Cayenne ; j'en mesure la nécessité, d'autant que ces sujets sont nombreux. Vous m'avez d'ailleurs déjà interrogé sur le site de Rémire-Montjoly, source de préoccupation constante pour l'administration pénitentiaire.

Évidemment, monsieur Ciotti, la stratégie de criminalisation de l'association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste retenue par le parquet de Paris aura des conséquences sur la cour d'appel. Nous en discutons avec sa première présidente, ainsi qu'avec la procureure générale de Paris, pour arriver à calibrer les effectifs. À ce stade, nous avons envisagé qu'il y ait cinq magistrats et deux greffiers supplémentaires pour les sessions d'assises prévues. Nous ne savons pas plus que la cour, à ce stade, combien d'affaires seront jugées, ni quel sera le calendrier. Des propositions ont été faites, notamment pour réduire le nombre de magistrats siégeant en cour d'assises spéciale, qui passerait de sept à cinq ; nous n'en avons pas encore débattu, mais la question est posée. Des procès ont déjà eu lieu et soixante-quinze condamnations ont été prononcées en ces matières. D'autres procès sont prévus pour le mois de novembre, et ensuite. Il ne s'agit pas uniquement de terrorisme islamiste, il y a d'autres affaires de terrorisme, et nous avons déjà accru les moyens, avec un juge d'instruction supplémentaire et quatre juges non spécialisés pour les assises.

Nous avons précisément créé les assistants de justice pour faciliter le travail des juridictions – vous savez que les magistrats sont très demandeurs de ce qu'ils appellent une « équipe du magistrat ». D'autre part, dans le cadre de la loi organique du 8 août 2016 et de la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle, nous avons prévu de créer le statut de juriste assistant. C'est compliqué : nous avons créé les juristes assistants, les assistants de justice et les assistants spécialisés, et il n'y a guère que mes conseillers qui distinguent les uns et les autres... En matière de terrorisme, ce sont 270 postes de juriste assistant que nous avons ouverts aux personnes disposant d'une expérience professionnelle de deux années et d'un diplôme sanctionnant une formation juridique d'au moins cinq années après le baccalauréat – soit un niveau master –, et aux personnes ayant une expérience professionnelle et un doctorat de droit. Au dernier trimestre de cette année, 175 postes sont ouverts ; à partir du mois de janvier prochain, il y en aura 95 supplémentaires. Pour l'heure, 121 sont pourvus. Les tribunaux ont plutôt attendu la fin de l'année universitaire – concrètement : le mois dernier – pour recruter. Ces professionnels seront très utiles compte tenu de leur expertise juridique.

Jean-Michel Clément m'interroge sur l'accès des avocats, et pas seulement au palais de justice de Poitiers, qui s'annonce splendide, l'oeuvre d'un architecte manifestement de génie, vu la manière dont il a su articuler son projet avec la topographie. Chaque fois que vous me proposerez, monsieur le député, des avancées au coût nul pour l'État, je vous prêterai une oreille attentive ! L'accès des avocats aux palais de justice ne me paraît pas devoir être discuté : c'est une condition du bon fonctionnement de la justice, c'est leur droit plein et entier, qui ne peut souffrir d'exceptions. Bien sûr, des problèmes de sécurité peuvent se poser, notamment en ce qui concerne l'accès à un immeuble de grande hauteur comme celui qui est en cours de construction aux Batignolles. J'en ai beaucoup parlé avec le bâtonnier Sicard, qui a fait des propositions. Je suis pour ma part totalement ouvert à l'idée d'une contribution des ordres visant à permettre l'accès des avocats. Chacun doit cependant comprendre qu'un travail soutenu et continu n'est possible que si les services ne sont pas sollicités en permanence ; il s'agit de faire preuve de respect mutuel et de compréhension réciproque. Sous cette réserve, je serai par principe favorable aux propositions des barreaux, quoique je ne puisse formuler une position dogmatique devant s'appliquer à l'ensemble des juridictions. Breton, je crois à la subsidiarité ; toute solution locale me paraît donc devoir être expertisée avant qu'il soit demandé au sommet de la pyramide de se prononcer. Oui au principe, et nous en reparlerons si des difficultés se présentent.

Mme Bechtel m'a interrogé sur le fonctionnement de notre institution. Je confesse que sa complexité ne cesse de me surprendre. Bien sûr, la complexité et la longueur de la chaîne, notamment de la chaîne financière, ne sont pas toujours de nature – tout le monde en est convaincu – à garantir son efficience. Mes interlocuteurs sont cependant motivés, notamment le secrétaire général du ministère, dont le rôle devra être renforcé. Nous avons demandé une inspection conjointe de l'inspection des services judiciaires et de l'inspection générale des finances, qui examineront ces circuits longs et complexes de la chaîne de dépenses au sein du ministère. J'ai eu beaucoup de débats avec Christian Eckert au moment des arbitrages budgétaires. Pour Bercy, nous sommes compliqués, avec une multiplicité de « petits » ordonnateurs. Bercy nous invite donc à la rationalisation. Le problème est que la rationalisation ne peut pas toujours passer par la centralisation – notamment dans le cas de la PJJ. L'intégration des unités nécessite précisément une capacité d'investissement et de commande locale, donc une « morcellisation » des centres de décision. Néanmoins, avec cette mission d'inspection, nous regardons BOP par BOP, UO par UO, cour d'appel par cour d'appel, comment faire mieux. L'insuffisance de moyens dont nous sommes aujourd'hui victimes n'est évidemment pas un contexte propice. J'essaie donc d'agir sur ces deux plans. Croyez en tout cas, madame la députée, à la détermination du ministère, notamment de son secrétaire général, mais aussi de nos interlocuteurs, dont l'exigence n'est jamais prise en défaut. Croyez également que les premiers présidents et les procureurs généraux ont le souci d'être à la hauteur des nouvelles responsabilités qui leur sont données.

Le président Raimbourg m'invite en fait à revenir devant la commission des lois. Il m'interroge effectivement sur notre travail en matière de contrainte pénale et sur l'application de la loi du 15 août 2014, laquelle visait à l'individualisation des peines et à la prévention de la récidive. Les deux questions que vous me posez, monsieur le président Raimbourg, touchent au coeur de cette démarche. Je ne crois pas que l'on puisse qualifier la contrainte pénale d'échec. Certes, les résultats sont modestes, et non à la hauteur de ce qui était envisagé dans l'étude d'impact, mais ils sont intéressants : 89 % des tribunaux de grande instance ont prononcé une mesure de contrainte pénale. Tous n'y recourent pas de manière massive, mais tous commencent à voir s'ils peuvent le faire. Il est effectivement très compliqué de modifier des habitudes, et il a fallu du temps pour que les uns et les autres saisissent la différence entre sursis avec mise à l'épreuve et contrainte pénale. Beaucoup n'osent pas recourir à la contrainte pénale parce qu'ils craignent un suivi insuffisant, ce qui nous ramène à la question des recrutements de CPIP : sans eux, pas de suivi.

Dans le même ordre d'idées, la libération sous contrainte est un formidable principe, mais à rebours de celui des aménagements de peine. L'aménagement n'est possible que si un projet existe. La libération sous contrainte, c'est l'inverse : elle donne la possibilité de bâtir un projet. Cela nécessite une mutation des pratiques professionnelles, une culture de la discussion, toutes choses qui commencent à se faire jour dans les juridictions, où le sujet revient. Je ne prétends certes pas que nous soyons à l'aube d'une révolution copernicienne, ni que nous ayons trouvé la pierre philosophale, mais qu'il faille deux ans pour que des usages, des habitudes se modifient me paraît supportable. Par ailleurs, si les procureurs ne requièrent pas la contrainte pénale – dans ma circulaire de politique pénale, j'ai demandé qu'ils le fassent –, les avocats ne la demandent pas non plus pour leurs clients. Une mutation est donc nécessaire des deux côtés. J'espère que le rapport que je vous présenterai aura une vertu pédagogique. Il montrera les avantages de la contrainte pénale et envisagera des évolutions réglementaires – non législatives. Il s'agit de faire en sorte que cet outil que vous avez créé, à la disposition des magistrats, puisse produire des effets, l'objectif visé étant d'éviter la récidive.

Monsieur Lebreton, j'ai bien entendu votre question sur les crédits du PLAT. Ont-ils bien été dépensés ? Je me ferai un devoir de vous répondre de la manière la plus précise possible et, si vous voulez venir à la Chancellerie, vous êtes le bienvenu.

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