Intervention de Jean-Jacques Bridey

Réunion du 14 décembre 2016 à 9h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Jacques Bridey, co-rapporteur :

Le sujet qui nous occupe aujourd'hui est d'une importance vitale. Il s'agit de garantir que la France figurera toujours à l'avenir parmi les grandes puissances mondiales, et sera toujours à même de défendre les intérêts vitaux de la Nation. Les moyens de la dissuasion nucléaire française devront en effet être renouvelés au cours des prochaines années. L'enjeu, pour notre pays, est de s'assurer que quels que soient les besoins, quelles que soient les menaces, quels que soient les choix qui seront faits, nos capacités technologiques et industrielles seront au rendez-vous entre 2030 et 2080.

C'est donc dans ce contexte que nous avons été chargés d'une mission d'information sur les enjeux technologiques et industriels du renouvellement des composantes de la dissuasion nucléaire. Il ne s'agit donc pas ici de s'interroger sur la pertinence de la dissuasion, ni d'empiéter sur les compétences du président de la République, ni, enfin, de remettre en cause l'existence de deux composantes, confirmée par le dernier Livre blanc et la dernière loi de programmation militaire et par le président de la République lors de son discours sur la dissuasion, prononcé le 19 février 2015 sur la base aérienne d'Istres.

L'efficacité de notre dissuasion suppose au préalable d'assurer la crédibilité de la force nucléaire, qui repose sur un ensemble constitué par la volonté du président de la République d'y recourir, la performance du système dissuasif et, enfin, l'excellence de l'outil industriel et des technologies employées. C'est bien avant tout la crédibilité technique et industrielle qui garantit la crédibilité opérationnelle, car il existe un lien fondamental entre la capacité technologique et industrielle et la réalisation de la mission.

L'intérêt de notre commission pour la dissuasion nucléaire n'est pas nouveau.

Vous l'avez rappelé, Madame la présidente, de janvier à mai 2014, vous aviez organisé un cycle d'auditions consacré à la dissuasion qui avait été un réel succès. Chaque année, notre commission émet aussi un avis sur le budget de la dissuasion dans le cadre de l'examen du projet de loi de finances. Au cours de cette législature, nous avons par ailleurs été amenés à voter des dispositions engageant des actions de renouvellement des composantes. Ainsi la loi de programmation militaire indique que la période 2014-2019 sera « marquée à la fois par la poursuite de la modernisation des deux composantes de la dissuasion et par la préparation de leur renouvellement ». Ceci concerne par exemple, s'agissant de la composante océanique, la livraison l'an dernier du missile M51.2 avec sa tête nucléaire océanique, la poursuite du programme d'adaptation des SNLE NG au missile M51, le lancement des travaux d'élaboration du SNLE de troisième génération et du missile M51.3. S'agissant de la composante aéroportée, les autorités politiques devront engager, au cours de la prochaine législature, les actions relatives à l'élaboration du successeur de l'ASMP-A, et décider du format du successeur du Rafale.

Un renouvellement d'ensemble est donc déjà en marche !

La France a fait le choix de l'indépendance et de l'autonomie pour la constitution de ses forces de dissuasion. Les acteurs de la dissuasion interviennent ainsi sur l'ensemble de la chaîne : conception, production, mise en oeuvre, entretien, modernisation et démantèlement. Cette maîtrise d'ensemble, qui nous place au même niveau technique que les États-Unis, est l'une des conditions du maintien des compétences nécessaires à l'effectivité de notre dissuasion, et c'est celle-ci qu'il faut préserver.

Au terme de nos auditions, notre constat est sans appel : les choses sont sous contrôle, et nous pouvons être confiants quant à la capacité de la France à conserver son indépendance. Toutefois, certains points de vigilance ont été soulignés par l'ensemble des personnes auditionnées, qu'il s'agisse des autorités militaires, de chercheurs, d'industriels ou de la Direction générale de l'armement (DGA) et de la Direction des applications militaires du commissariat à l'énergie atomique (DAM).

En premier lieu, il est indispensable de veiller à la robustesse du tissu industriel français de la dissuasion.

En second lieu, et c'est là le principal, la permanence de notre dissuasion repose avant tout sur des femmes et hommes, nucléaristes, qui depuis près de soixante ans nous permettent de conserver un niveau d'excellence, et d'assurer au président de la République les moyens de préserver les intérêts vitaux de la Nation. Ces femmes et ces hommes disposent de compétences rares, de haut niveau, et il convient de tout faire pour continuer de les maîtriser.

Avant de revenir en détail sur ces deux sujets, nous avons tout d'abord souhaité rappeler pourquoi il nous faut renouveler les composantes.

Comme nous l'avons dit précédemment, il ne s'agit pas de questionner la pertinence de la dissuasion. Chacun le sait ici, le choix français de la dissuasion repose initialement sur un triple constat : la perte de l'influence de la France, les limites de l'autonomie de notre défense, les doutes sur l'engagement américain dans la défense à long terme de l'Europe. Ce sont ces constats qui ont amené le général de Gaulle à faire le choix de la bombe. Aujourd'hui, certaines voix s'élèvent en faveur du retrait de l'arme nucléaire. Cette position, que nous respectons, n'est pas la nôtre.

Alors pourquoi ?

Renouveler les moyens de la dissuasion, c'est d'abord assurer la place de la France sur la scène internationale. La dissuasion nucléaire est un outil politique avant d'être un outil militaire. Elle constitue la garantie ultime de la souveraineté de notre pays et de sa liberté d'action. Comme nous l'indiquait lors d'un entretien le général Bruno Maigret, chef de la division « forces nucléaires » de l'état-major des armées, c'est bien la dissuasion qui « permet à la France de demeurer une puissance politique, économique, technique et militaire ».

Mais s'il convient de renouveler les moyens de la dissuasion, c'est surtout parce que le monde dans lequel nous vivons demeure dangereux, et nucléaire et que la crise de la prolifération n'est pas contenue. Ainsi, à la question de savoir si le monde serait moins nucléaire dans trente ans, l'amiral Bernard Rogel, alors chef d'état-major de la marine, nous répondait d'un mot : « non ! ». Le général André Lanata, chef d'état-major de l'armée de l'air, ne disait pas le contraire en indiquant que le monde serait « durablement nucléaire [et que] le temps de la dissuasion n'est pas dépassé » : ce sont les propos du président de la République à Istres.

De manière plus précise, on constate ainsi que l'Inde a procédé à son premier tir d'essai depuis un SNLE, même si sa composante océanique n'apparaît pas encore opérationnelle. De son côté, la Chine augmente le nombre de ses missiles à longue portée, et est sur le point de disposer d'une véritable composante sous-marine grâce aux bâtiments de la classe Jin. La Russie, quant à elle, opère un retour en force de sa composante aéroportée et surtout en matière océanique, avec une reprise des patrouilles régulières de ses SNLE. Enfin, les capacités de la Corée du Nord s'accroissent, et un premier essai de lancement de missile depuis la mer semble avoir été réalisé le 24 août 2016, tandis que l'Iran se trouverait au seuil du cercle des puissances nucléaires. Le monde demeure donc nucléaire, et c'est la première raison pour la France de maintenir sa dissuasion, tout en poursuivant son engagement en faveur du désarmement. Le statut de puissance nucléaire de la France crédibilise par ailleurs son engagement en faveur de ce désarmement.

Si le monde évolue, les menaces comme les défis également. En somme, il faut aussi renouveler les moyens de la dissuasion pour répondre aux enjeux opérationnels, en anticipant le plus finement possible l'état des menaces dans des décennies. Le calendrier nous porte jusqu'à 2080 ! Comme le faisait remarquer le général Bruno Maigret, « d'une certaine manière, on pourrait considérer que les poilus réfléchissaient déjà au retrait du Mirage IV ».

S'agissant de la composante océanique, à l'échéance 2030, la force océanique stratégique (FOST) ne devrait pas connaître de saut technologique comparable à celui ayant conduit à la conception des sous-marins de classe Le Triomphant. Le sous-marin nucléaire de troisième génération (SNLE 3G) et ses missiles devraient présenter des caractéristiques dimensionnelles semblables à la génération actuellement en service. L'extrême discrétion est ce qui fonde la quasi-invulnérabilité des SNLE de la FOST. Aussi faut-il l'améliorer en permanence, en tenant compte des évolutions technologiques qui permettraient de détecter les SNLE en mission : détection acoustique, développement de patrouilles de drones, apparition de nouvelles vulnérabilités magnétiques et électriques ainsi que la cybersécurité.

S'agissant de la composante aéroportée, les dernières LPM ont permis de renouveler les moyens jusqu'à l'horizon 2035. Des réflexions ont été lancées en vue de préparer le renouvellement du vecteur à cet horizon, et celui du porteur à plus long terme. Concernant le vecteur, deux projets ont trait au successeur de l'ASMP-A : l'un se focalise sur l'amélioration de sa furtivité, l'autre sur sa vitesse, dans le but d'atteindre l'hypervélocité afin de rendre le missile difficilement interceptable par les défenses ennemies.

En effet, les défenses anti-missiles ont également évolué, notamment en Russie voire en Chine, tandis que des systèmes russes S300 et S400 sont déployés largement à la surface du globe. Ce retour des défenses anti-missiles remet en cause l'idée selon laquelle les systèmes d'armes auraient moins besoin de pénétrer les défenses, et impose de nouveaux développements technologiques. Une nouvelle fois, il ne nous appartient de nous prononcer ici sur les technologies qui nous paraissent les plus adaptées. Nous n'en avons ni les compétences, ni la légitimité, et cette responsabilité revient aux autorités militaires et au président de la République. En revanche, le renouvellement des moyens de la dissuasion doit tenir compte de l'évolution des besoins opérationnels.

Enfin, renouveler les moyens de la dissuasion, c'est contribuer à la compétitivité française. La dissuasion impose la maîtrise de technologies de pointe et la constitution d'une industrie d'excellence, créatrice d'emplois et dont les applications rejaillissent dans le domaine civil.

Le rôle structurant de la dissuasion française pour la constitution d'industries de pointe est connu de tous. Ce constat s'applique bien évidemment au passé, car toute la construction navale et une bonne partie de l'industrie aéronautique et spatiale tirent de la dissuasion leur excellence. Il s'applique également du présent et de l'avenir. La dissuasion nucléaire a imposé aux acteurs industriels d'être toujours plus performants, et ainsi de maîtriser des technologies complexes. Les industriels du secteur naval le répètent souvent : un SNLE nécessite plus de douze millions d'heures de travail et un million de pièces. Il abrite une centrale nucléaire, un centre spatial, une petite ville capable de vivre en autarcie complète pendant dix semaines, le tout de manière discrète et dans un cylindre de 150 mètres de long et quatorze mètres de diamètre.

Autre exemple : aujourd'hui, la capacité de l'entreprise française Sodern à remporter le marché lancé par One-Web pour la fourniture de 1 800 viseurs d'étoiles découle de la dissuasion, et des exigences qui ont amené Sodern à maîtriser une technologie d'une extrême complexité.

De même, les besoins de calcul du CEA-DAM dans le cadre du programme de simulation ont permis la structuration d'une véritable filière industrielle du calcul française. Aujourd'hui, ATOS-Bull peut s'afficher comme un industriel incontournable du calcul à haute performance et figure parmi les trois leaders mondiaux de la course à l'exascale – milliard de milliards de calculs par seconde.

Vous le voyez bien, la dissuasion structure ainsi des filières d'excellence, et joue également le rôle de locomotive de la croissance française. On estime ainsi souvent qu'un euro investi dans la dissuasion nucléaire génère vingt euros dans l'économie.

L'activité dissuasion de DCNS, AREVA TA et Airbus Safran Launchers est fortement créatrice d'emplois, puisqu'en période de non-renouvellement des SNLE, elle engendre près de 10 000 emplois directs et indirects en France par an, et près de 13 000 par an durant vingt ans en période de renouvellement.

Plus largement, la dissuasion bénéficie à une multitude d'entreprises réparties sur l'ensemble du territoire. Ainsi, une étude de la Fondation pour la recherche stratégique a noté, à propos de DCNS, que 99 % du volume des commandes pour l'activité dissuasionSNLE sont adressés à des fournisseurs localisés en France, répartis sur 80 départements.

Enfin, la maîtrise technique intrinsèque à la maîtrise de la dissuasion nucléaire constitue par ailleurs un facteur d'attractivité pour la France. La réussite des acteurs français à l'export – Dassault Aviation et DCNS notamment – est fondée sur la maîtrise des technologies et des processus industriels de la dissuasion.

Au-delà, l'impact de la dissuasion nucléaire sur le développement d'applications civiles n'est plus à démontrer. Chacun ici pourrait citer des exemples : la technologie de l'échographie issue des sonars, les hublots d'avions de lignes issus des cockpits du Mirage IV, le développement de la filière SOI (silicium sur isolant), etc.

Ce constat était vrai hier, et il le sera toujours demain. Nous avons déjà évoqué le rôle des super calculateurs, mais nous pourrions également mentionner le Laser mégajoule implanté sur le site du CESTA en Aquitaine. Outil majeur du programme de simulation des essais nucléaires, il ouvre des perspectives multiples, notamment pour la recherche en astrophysique ou encore, à terme, dans le domaine de la production d'énergie par fusion. Le LMJ lui-même a favorisé la naissance d'un écosystème avec notamment la création du pôle de compétitivité « Route des lasers », la création de l'Institut « Lasers et Plasmas » et l'implantation de plus de cinquante sociétés spécialisées dans le domaine de l'optique ou de la santé. Ceci démontre toute la pertinence du programme « Simulation », dont nous célébrons d'ailleurs cette année le vingtième anniversaire.

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