Intervention de Camille de Rocca Serra

Séance en hémicycle du 8 décembre 2016 à 15h00
Favoriser l'assainissement cadastral et la résorption du désordre de la propriété — Présentation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaCamille de Rocca Serra, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République :

Madame la présidente, monsieur le ministre de l’aménagement du territoire, de la ruralité et des collectivités territoriales, chers collègues, en introduction je veux remercier tous ceux qui ont soutenu notre démarche soit en s’y associant, soit en en défendant le principe. Nous sommes dans un cadre original, celui d’une proposition de loi dont les cinq signataires initiaux, Sauveur Gandolfi-Scheit, Paul Giacobbi, Laurent Marcangeli, François Pupponi et moi-même, sont issus de trois groupes parlementaires, le groupe Les Républicains, le groupe socialiste, écologiste et républicain, et le groupe radical, républicain, démocrate et progressiste. Je me dois de remercier Bruno Le Roux, alors président du groupe socialiste, qui avait permis cette dérogation puisque le règlement du groupe socialiste interdit toute initiative partagée avec l’opposition. Il n’y avait jusqu’alors qu’un précédent, celui de la loi initiée par Jean Leonetti et Alain Claeys, relative à la fin de vie.

Merci aussi au groupe Les Républicains, qui a consenti à consacrer son créneau à l’examen d’un texte commun à plusieurs groupes. Merci au président du Conseil exécutif de Corse et à l’Assemblée de Corse – à son président notamment – qui a adopté à l’unanimité des votants, le 24 novembre dernier, une résolution exprimant « un avis très favorable » au contenu de la présente proposition de loi. Je salue les membres de ces instances qui sont présents aujourd’hui dans les tribunes, notamment les deux présidents. Merci enfin au Gouvernement – je me réjouis, monsieur le ministre, de votre présence sur ces bancs – qui a permis que la démarche aboutisse, comme Manuel Valls, alors Premier ministre, s’y était engagé. Cela témoigne que la République sait être à l’écoute des territoires qui la constituent lorsqu’ils ont besoin d’elle pour avancer.

Il existe dans notre pays un désordre de la propriété lié à l’absence de titres opposables, à l’existence de bien non délimités dont on ne connaît pas la contenance exacte des droits, qu’il s’agisse des droits de chacun des propriétaires présumés, ou encore de l’existence de comptes cadastraux appartenant à des personnes décédées. Cette situation est marginale à l’échelle nationale, mais elle touche particulièrement certaines régions.

La plus touchée d’entre elles est la Corse. Y ont été dénombrés 63 800 biens non délimités, soit un taux de 6,4 %, très supérieur à celui constaté au niveau national – 0,4 %. La surface couverte par ces biens non délimités représente 15,7 % de la surface cadastrée de l’île ! La Corse n’est pas la seule concernée. D’autres départements ont été identifiés avec un taux établi à 0,7 % de biens non délimités, légèrement supérieur à la moyenne nationale. Il s’agit des Ardennes, de l’Ariège, de l’Aude, de la Creuse, de la Lozère, du Pas-de-Calais, de la Guadeloupe, de la Martinique, de la Guyane, de la Réunion et de Mayotte. Tous ces territoires sont insulaires ou ruraux, le Pas-de-Calais étant à part puisque les cas constatés sont liés à la destruction partielle du cadastre pendant la Seconde Guerre mondiale. Ces territoires ont besoin de mesures législatives encourageant une normalisation de la situation.

La Corse est effectivement le territoire le plus marqué par cette situation de désordre. Les fameux arrêtés Miot, droit spécifique historique fondé par cet administrateur des départements du Liamone et du Golo, reposaient initialement non pas sur le principe de l’exonération, mais sur celui de l’absence de sanction en cas de non-déclaration d’une succession de par le double constat d’une indivision généralisée et d’une extrême pauvreté. La suppression, en 1949, de la contribution foncière sur laquelle reposait la liquidation des successions a généré une exonération de fait. C’est important de le rappeler parce que, contrairement aux caricatures que certains se plaisent à initier ou relayer, la Corse n’a ni avantages ni privilèges.

Ce désordre foncier est générateur d’insécurité juridique et provoque des effets économiques néfastes. L’absence de titres de propriété prive d’abord les citoyens de recourir aux dispositions de droit civil relatives à la propriété immobilière. Elle entrave également toute possibilité d’accès à l’emprunt. La détention de biens par de multiples héritiers censés détenir des droits indivis concurrents dilue les responsabilités et rend plus difficile l’entretien des biens concernés. Autant d’éléments qui participent au délabrement du patrimoine immobilier et alimentent des contentieux abondants dans les familles.

Cette situation est également lourde de conséquences pour les autorités publiques, l’État ou les collectivités territoriales. Le recouvrement de l’impôt, foncier, d’habitation et surtout de transmission, relève du parcours du combattant. Les mairies se trouvent également en difficulté pour faire appliquer la réglementation environnementale, pour recourir à la législation des biens vacants et sans maître, ou encore à celle des immeubles menaçant ruine. Les communes n’ont alors d’autre choix que de laisser le patrimoine immobilier se dégrader sans avoir la possibilité d’intervenir efficacement. Qui peut croire encore qu’il s’agit d’un privilège fait à la Corse ?

Voici un exemple rapide, en quelques chiffres, d’un titre reconstitué en plaine orientale. Six années de travail, à commencer par une recherche généalogique à partir de l’auteur commun né en 1856 et qui a engendré le règlement de cinquante successions pour arriver aux héritiers actuels au nombre de 150. L’ensemble de ces opérations a nécessité la rédaction d’une centaine d’actes, ayant un coût très élevé puisque le total atteignait 150 000 euros pour la régularisation d’un bien dont la valeur vénale a été établie à 50 000 euros.

Loin d’être un privilège, ce désordre est au contraire un frein qui nuit à la Corse, et ce depuis plusieurs décennies. À nous d’éviter qu’il ne perdure davantage encore. Toutes les initiatives prises antérieurement par le législateur s’étaient à tort concentrées sur l’aspect fiscal. Or, le problème est avant tout civil. Fiscaliser du désordre ne fera qu’accroître la confusion. D’où le dépôt de cette proposition de loi combinant des dispositions civiles et fiscales, civiles pour parvenir à assainir la situation cadastrale de la Corse et fiscales pour inciter à organiser le patrimoine, l’objectif étant d’engager sur la prochaine décennie un réel processus dynamique de normalisation de la situation foncière dans tous les territoires concernés.

À cette situation exceptionnelle, il faut apporter une réponse forte, constituée d’un ensemble de mesures fondées en droit, quand bien même dérogatoires ou transitoires. C’est tout l’objet de la proposition que je soumets à votre approbation ce jour.

Sur la constitutionnalité d’une différenciation, l’éventualité du problème de l’égalité des citoyens devant la loi peut être écartée. Selon la jurisprudence constante du Conseil constitutionnel, « le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit ».

Il est important de rappeler que ce texte s’inscrit dans la continuité de la volonté exprimée par le législateur à plusieurs reprises sur ce sujet. La loi de 2002 établissait des périodes transitoires le temps que la situation foncière soit normalisée civilement. Le groupement d’intérêt public pour la reconstitution des titres de propriété – GIRTEC – créé par la loi portant réforme des successions et des libéralités de 2006 n’a été opérationnel que fin 2009, et perdurera jusqu’en 2027. Il est logique que jusqu’à cette date, tous les moyens soient engagés pour venir à bout de cette situation. La Corse pourrait ensuite, éventuellement, assumer cette fiscalité qui d’ailleurs peut évoluer au niveau national – on le suppose pour les donations –, ou même au niveau régional avec des perspectives de transfert de fiscalité. C’est la volonté exprimée à l’unanimité par l’Assemblée de Corse.

Ce texte s’inscrit donc dans la continuité non seulement des lois de 2002 et 2006, mais également de la loi de finances rectificative de 2008 qui avait, à ma demande, prorogé l’exonération à 100 % des droits de succession sur les biens sis en Corse en raison du non-commencement des activités du GIRTEC, et même dans la continuité de la décision du Conseil constitutionnel du 29 décembre 2013 qui a sanctionné la prorogation à 100 % mais n’a pas remis en cause l’exonération à 50 % !

Donc, nous nous inscrivons dans une logique constante et une antériorité. C’est un texte global, avec des dispositions d’ordre général, d’autres spécifiques à la Corse, certaines pérennes, d’autres transitoires ; une vraie réponse au désordre de la propriété en cinq articles.

L’article 1er concerne la sécurisation de la procédure de titrement. À ce jour, la création de titre, l’usucapion, communément appelée trentenaire, n’a pas de fondement dans le code civil qui se contente d’en reconnaître le principe. La procédure, issue de la circulaire Badinter, est une pratique notariale non codifiée. Le renvoi au décret d’application prévu dans cet article permettra qu’elle soit explicitée dans la partie réglementaire du code. Il s’agit également de réduire le délai de l’action en revendication sur les titres constitués par cette pratique. Il est important de savoir qu’il faut faire valoir trente années de possession pour pouvoir engager une prescription acquisitive, et qu’une fois l’acte établi, celui-ci est attaquable pour une nouvelle durée de trente ans. Soit une double peine de soixante années qui avait également été soulignée par la commission Périnet-Marquet, chargée de réfléchir à la réforme du droit des biens. Depuis 1989 et la généralisation des créations de titres par cette procédure, aucune action en revendication n’a abouti à la contestation judiciaire d’un acte de notoriété établissant la propriété par prescription acquisitive. Cet article apporte de la sécurité juridique et renforce la dynamique de titrement. Il a d’ailleurs été enrichi, après les auditions, par des amendements que nous avons déposés en commission des lois.

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