Intervention de Kheira Bouziane-Laroussi

Réunion du 1er février 2017 à 9h30
Commission des affaires sociales

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaKheira Bouziane-Laroussi, rapporteure de la mission d'information :

Le rapport que je vous présente aujourd'hui est le fruit de six mois de travail de la mission d'information, présidée par notre collègue Denis Jacquat, que je tiens à remercier pour les excellentes conditions dans lesquelles nous avons travaillé.

Ce rapport arrive au bon moment pour les acteurs de la prévention spécialisée, ainsi que le montrent l'intérêt qu'ils ont porté à nos auditions et l'accueil que nous avons reçu lors de nos déplacements.

Les 2 000 éducateurs spécialisés de France sillonnent chaque jour nos territoires en difficulté pour aller à la rencontre de jeunes marginalisés, isolés, parfois en danger, ainsi que de leurs familles. Ils établissent avec ces jeunes des liens de confiance pour les orienter vers les dispositifs de prise en charge les plus adaptés, dont les missions locales, qui sont des partenaires privilégiés.

Ce travail remarquable et indispensable est, cependant, insuffisamment connu, voire reconnu. Il s'agit pourtant d'une mission de service public, comme l'a rappelé très clairement M. Patrick Kanner, ministre de la ville, de la jeunesse et des sports lorsque nous l'avons auditionné. Compétence des départements depuis le mouvement de décentralisation en 1983 et en 1986, la prévention spécialisée est, à juste titre, adossée à la protection de l'enfance.

La singularité du travail de la prévention spécialisée est connue par les professionnels, par ceux qui en bénéficient, ainsi que par les départements les plus impliqués. L'action des éducateurs de rue est basée sur des principes essentiels : la libre adhésion, l'anonymat, la non-institutionnalisation de la pratique et le travail avec l'ensemble des interlocuteurs institutionnels pertinents.

Les éducateurs s'adaptent aux réalités du terrain pour intervenir sur place aux moments les plus adéquats. On les situe plus facilement dans les zones urbaines, mais aussi sur les territoires ruraux, de façon insuffisante à mes yeux. Ils travaillent de jour comme de nuit, en semaine, le week-end, pendant les vacances scolaires et à tout moment qu'ils jugent opportun pour leur action.

Malgré le professionnalisme et la souplesse dont font preuve les éducateurs spécialisés, comme les précieux généralistes de l'aide et de l'accompagnement, la profession subit aujourd'hui, selon le sociologue Laurent Mucchielli, une crise profonde qui pourrait remettre en cause son existence même dans certains territoires où elle apparaît indispensable. Mal connue et mal considérée, difficilement évaluable quant à ses effets directs et de court terme, variable d'ajustement des budgets départementaux, la prévention spécialisée souffre dans notre pays.

Elle souffre d'abord d'une baisse très importante de son financement, alors que ses missions sont en train de s'étendre à de nouveaux domaines, comme la prévention de la délinquance ou de la radicalisation.

Elle souffre également d'une difficulté de positionnement par rapport à son rôle éducatif et préventif. Dans ce contexte difficile, le présent rapport entend tirer toutes les conséquences d'un constat simple, mais fondamental : la prévention spécialisée est une politique publique essentielle pour notre jeunesse, surtout celle qui est le plus en difficulté, et l'on ne peut donc pas la priver de ses moyens, même si elle doit être réinterrogée dans ses pratiques, comme en conviennent les professionnels.

Les travaux de la mission ont permis d'identifier plusieurs pistes de nature à consolider la place de la prévention spécialisée. En effet, la prévention spécialisée a besoin de visibilité et elle manque de cadrage. Nous avons pu constater un véritable besoin d'orientation pour l'exercice des missions des éducateurs de rue. Il nous semble qu'il revient à l'État, qui n'a plus produit de référentiels depuis 1972, de fixer ce cadre. D'ailleurs, la direction générale de la cohésion sociale a été mandatée par le ministre de la ville et la ministre des familles pour établir un guide national, qui devrait paraître prochainement.

Le rapport que je vous présente est favorable à l'élaboration d'un texte réglementaire rappelant plus précisément le contenu et le positionnement de la prévention spécialisée. Il propose également d'élaborer un guide d'évaluation de la prévention spécialisée sur lequel les conseils départementaux pourront s'appuyer pour travailler en confiance avec les associations, avec des critères objectifs, clairs et standardisés.

Il convient aussi de donner une place mieux identifiée à la prévention spécialisée dans le pilotage national de la politique de l'enfance. Ceci devra passer par la mise en place, au sein du nouveau Conseil national de la protection de l'enfance, d'une commission permanente spécifique à ce domaine. Elle permettra de construire, au-delà des nécessaires moments de prise de conscience ponctuels, une interaction régulière avec les professionnels de la prévention spécialisée, les services de l'État et les collectivités.

Lors de cette mission, nous avons identifié plusieurs difficultés que rencontre la prévention spécialisée et, en premier lieu, le besoin d'un financement pérenne.

Le pilotage national des grandes orientations doit être complété par une réflexion portant sur la gestion territoriale de cette politique décentralisée. Le rapport que je vous présente insiste sur le rôle primordial que joue et que doit continuer à jouer le département dans la coordination et le financement du travail des associations gestionnaires. Le rapport insiste également sur l'importance que doit prendre la contractualisation pluriannuelle pour sécuriser les financements et permettre un travail efficace.

La forme associative de l'immense majorité des services de prévention spécialisée ne peut justifier les politiques soudaines, parfois drastiques, de diminution des budgets, qui sont constatées dans certains départements. Certains ont même fait disparaître ce financement.

Le rapport s'engage également sur un diagnostic partagé par l'ensemble des acteurs rencontrés : le caractère facultatif de la prévention spécialisée dans les compétences du département contribue à sa fragilité.

Sur le plan juridique, il s'avère que, si une collectivité a établi une convention avec une association, elle est tenue de la financer.

Cependant, dans la réalité, ces conventions peuvent être facilement remises en cause puisque le département peut estimer, sans recours juridique possible pour les associations, qu'il n'y a plus besoin de prévention spécialisée sur son territoire. Le rapport propose donc de clarifier le cadre juridique et d'inscrire dans la loi le caractère obligatoire de la compétence du département en matière de prévention spécialisée, au même titre que les autres dimensions de l'aide sociale à l'enfance.

Aujourd'hui, la prévention spécialisée doit faire face à de nouveaux défis. Le rapport fait des propositions et donne des pistes de travail pour rendre son action encore plus pertinente. Partant du constat que la grande majorité des jeunes suivis est en situation de rupture ou de décrochage scolaire, le rôle essentiellement éducatif de la prévention spécialisée doit passer par un renforcement de son rapport avec le cadre scolaire.

Les établissements scolaires apparaissent comme des lieux d'intervention incontournables pour la prévention spécialisée, dans la mesure où l'un des premiers signes révélateurs des difficultés chez les jeunes est la rupture avec l'institution scolaire. Des expériences existent sur le terrain, mais le rapprochement est jusqu'ici trop dépendant de la bonne volonté des chefs d'établissement. Notre rapport préconise l'élaboration d'une convention-cadre nationale avec le ministère de l'éducation nationale.

Par ailleurs, si la rue reste un lieu d'intervention classique de la prévention spécialisée, force est de constater qu'aujourd'hui, les jeunes sont de plus en plus présents sur les réseaux sociaux. Il est donc important de compléter le travail de rue par une intervention des éducateurs sur le net. Cet enjeu est bien intégré par les associations, qui ne savent cependant pas toujours y faire face ou qui n'en ont pas les moyens. Le rapport préconise de s'appuyer sur la démarche du ministère de la ville, dite les « Promeneurs du Net ». Ce dispositif permet de développer une présence sur les réseaux sociaux pour prolonger le suivi des jeunes rencontrés dans la rue ou pour toucher des publics tout aussi marginalisés, mais qui ne sont pas présents dans l'espace public.

Au fil des travaux de la mission, ont été évoquées, parmi les difficultés que rencontrent les jeunes, celles liées à la santé, comme les problèmes d'ordre psychique ou mental, ou encore d'addiction. Le rapport préconise un rapprochement avec les structures sanitaires via la participation des éducateurs de rue aux instances de pilotage ou à la création de structures relais adaptées aux publics de la prévention spécialisée. À la problématique de la santé, on pourrait ajouter celles du logement, de la formation, des loisirs, voire, pour certains jeunes, de la subsistance.

Le rapport met également en lumière la nécessaire adaptation de la formation des intervenants.

La question de la formation des éducateurs a jusqu'ici été souvent négligée, faute de moyens. Il est vrai que les éducateurs spécialisés sont des professionnels reconnus et appréciés. Néanmoins, des améliorations significatives peuvent être recherchées. La formation initiale d'un éducateur est très généraliste et se déroule dans des structures communes préparant à d'autres professions : elle ne permet pas aux étudiants d'appréhender la nature et l'intérêt du travail de la rue. Il serait donc judicieux, pour renforcer l'attractivité de la filière et la préparation à ce métier difficile, d'approfondir la spécialisation en fin de cursus et de permettre aux étudiants d'effectuer des stages en situation réelle.

S'agissant de la formation continue et face aux nouveaux enjeux que sont la prévention de la délinquance et de la radicalisation ou encore l'intervention sur le net, les professionnels sont demandeurs de formations pour être mieux préparés et mieux équipés. Il est important que les pouvoirs publics financeurs prévoient des moyens spécifiques pour accompagner l'effort réalisé par les associations gestionnaires, au même titre que tout employeur privé. Mais vu la rareté de leurs moyens, la formation est souvent le parent pauvre de leurs actions.

Je n'ai commenté que quelques éléments du rapport très riche qui vous est proposé. Vous aurez compris que la crise de la prévention spécialisée nous oblige à rappeler à quel point ce travail est précieux pour notre jeunesse. Le rapport trace des pistes pour mettre fin au malaise des éducateurs en dessinant l'avenir d'une prévention spécialisée consolidée sur tous les plans, mieux cadrée, mieux définie, mieux financée, mieux accompagnée, pour évoluer vers de nouveaux enjeux. La « prev », comme l'appellent ceux qui la connaissent bien, pourra être enfin, selon la formule d'une professionnelle auditionnée, « une politique publique à part entière et entièrement à part ».

C'est dans cet esprit qui peut, à mon sens, être largement partagé dans notre commission, que je vous propose d'adopter ce rapport.

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