Intervention de Patrice Carvalho

Séance en hémicycle du 9 février 2017 à 9h30
Ratification d'ordonnances relatives à la corse — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPatrice Carvalho :

Madame la présidente, monsieur le ministre, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, le texte que nous examinons aujourd’hui, rejeté par le Sénat le mois dernier, fait suite à l’adoption, par amendements, de dispositions de la loi NOTRe, permettant de créer par voie d’ordonnance une collectivité unique en Corse disposant de la reconnaissance de collectivité territoriale à statut particulier. Il s’agit, en fait, de ratifier trois ordonnances portant l’une diverses mesures institutionnelles, une autre diverses mesures financières, budgétaires, fiscales et comptables, une autre enfin diverses mesures électorales.

Je me permettrai, en introduction, de vous rappeler que le 6 juillet 2003, les Corses, consultés par référendum sur un projet identique, s’étaient opposés à la disparition des deux départements institués en 1975. La participation à ce référendum fut de 60 %, ce qui est remarquable pour une consultation de ce type, et le « non » des Corses met en évidence la faiblesse démocratique congénitale de ce qui nous est proposé aujourd’hui : une collectivité unique concentrant de surcroît tous les pouvoirs entre quelques mains.

Comment peut-on décider aujourd’hui d’imposer cette collectivité rejetée par les Corses eux-mêmes en 2003, sans leur demander à nouveau leur avis ? Un petit air de traité constitutionnel européen flotte sur ce projet de loi… Cela eût été plus respectueux de l’expression des Corses en 2003 qui témoignait de l’attachement aux trois collectivités, lesquelles ne peuvent être, en tant que telles, considérées comme responsables de choix et de pratiques politiques contestables. Qui peut dire que la collectivité unique sera forcément celle qui mettra à l’abri des aléas connus aujourd’hui ?

Nous restons convaincus que le maintien des quatre échelons institutionnels avec les moyens financiers correspondant à leurs compétences est une chance pour les populations, pour l’équilibre démocratique et la proximité, pour la diversité politique de l’île. Un mode de scrutin proportionnel garantirait beaucoup mieux cette nécessaire représentativité ainsi que la proximité plébiscitée par les administrés. L’enjeu essentiel, en Corse comme ailleurs, mais souvent plus qu’ailleurs, c’est de répondre aux besoins sociaux. Pour cela, le maillage territorial par des services publics performants est essentiel, notamment dans la ruralité si remarquable de la Corse et si difficile d’accès, où les déplacements ne se comptent pas en kilomètres mais en temps.

Nous ne pouvons pas non plus ignorer que ce débat, même s’il s’est traduit par des votes largement majoritaires des seuls élus sollicités, s’est déroulé au coeur d’un contexte national marqué par les discussions des lois MAPTAM et NOTRe, où certains opéraient, à Paris, un véritable coup d’État contre l’ensemble des départements de France. Comme nous avons pu le voir aux élections municipales de 2014, comme aux départementales de 2015, sans parler du référendum alsacien où, bien loin de la Corse, les électeurs ont sanctionné cette politique, partout il existe un véritable attachement à cet échelon indispensable de la vie de la République.

Pourtant, au mépris de l’engagement de l’Assemblée de Corse, le véhicule législatif de la loi NOTRe a été préféré à une loi spécifique qui aurait pu permettre d’organiser la consultation par référendum. On a évoqué la contrainte de temps, mais peut-on s’en tenir à cet argument sans penser au déni de démocratie ? C’est bien de cela qu’il s’agit avec ce tour de passe-passe. Nous dénonçons donc, aux côtés des élus communistes de l’Assemblée de Corse, ce passage en force et réclamons avec eux un référendum.

Je dénonce également un véritable risque institutionnel qui pourrait rebondir à l’échelon national. La Corse a été un territoire test dans la création des régions, les premières élections régionales y ayant eu lieu quatre ans avant les autres régions. Aujourd’hui, elle pourrait, au mépris des différents scrutins démocratiques, figurer comme un territoire test dans la disparition des départements. Après que le département du Rhône a été amputé de la métropole lyonnaise et quelques jours après qu’un article a été ajouté à la loi relative au statut de Paris et à l’aménagement métropolitain pour lancer un rapport sur une éventuelle fusion du département des Bouches-du-Rhône et de la métropole marseillaise, la ratification de ces ordonnances marquerait un pas de plus dans la disparition des départements qui est voulue.

La création de la collectivité unique de Corse s’inscrit, je l’ai dit, dans le cadre de la loi NOTRe, mais également d’une réorganisation institutionnelle et administrative conforme au modèle d’une Europe des grandes régions poussées à se faire concurrence. Il est d’ailleurs significatif de noter que les critères déterminants sont la démographie et le PIB. Mes chers collègues, comment la Corse, avec un PIB de dix à trente fois inférieur à celui des régions métropolitaines, sans parler de celui de la Catalogne ou de la Toscane, avec une démographie des plus faibles, pourrait-elle résister dans cette logique libérale remettant en cause les fondements de la solidarité nationale ?

Ce qui nous préoccupe, c’est cette marginalisation de la Corse récemment évoquée par André Fazi, maître de conférences en sciences politiques à l’Université de Corse. Plusieurs syndicats ont aussi exprimé des réserves, indépendamment des inquiétudes relatives aux économies de personnel que ce type de réforme implique. C’est pour cela qu’il faut, avant toute chose, réduire les inégalités économiques de l’île, anéantir les dérives affairistes, s’attaquer aux logiques spéculatives et, par là même, aux inégalités sociales et territoriales. C’est pour cela qu’il faut en finir avec les inégalités éducatives, quand la population de Corse est la moins diplômée de France métropolitaine. C’est surtout pour cela qu’il faut résoudre le problème des inégalités sociales, alors que le revenu par habitant y est le plus faible du pays et que 21 % de la population y vit en dessous du seuil de pauvreté.

N’oublions pas que 10 % des ménages concentrent 33 % des revenus déclarés en Corse et que les ménages les plus fortunés ont des revenus sept fois supérieurs à ceux des moins aisés ! Dans ce contexte, la suppression des départements est un risque majeur pour la cohésion sociale de la Corse, alors qu’ils jouent un rôle essentiel au service des personnes âgées, des personnes handicapées, des enfants en danger et des populations les plus fragilisées.

Ces faits objectifs expliquent pourquoi nous considérons que c’est une erreur de poursuivre le modèle de l’Europe des régions. Ce modèle est à rebours des exigences sociales de la Corse, en ayant notamment pour objectif de poursuivre, à terme, des dérogations au cadre national du droit du travail, pour généraliser celui de la main-d’oeuvre dite détachée. Ne vient-on pas de voir, en Corse même, se constituer un oligopole dont la puissance économique aura sans aucun doute une influence sur le pouvoir politique dans l’île ? Je veux parler du consortium qui s’est constitué pour accaparer, dans des conditions contestables sinon proches du scandale, l’ex-fleuron de la marine marchande française : la SNCM – la Société nationale maritime Corse-Méditerranée.

Aujourd’hui, c’est la porte ouverte aux compagnies low cost, à la concurrence déloyale, à la déréglementation et, dans le même temps, ce consortium se renforce, avec un chiffre d’affaires représentant plus de 10 % du PIB de la Corse. Tout cela se fait au détriment des agents du service public et des consommateurs confrontés à un coût de la vie d’autant plus inacceptable que ces produits de consommation courante sont en partie détaxés en raison des réfactions de TVA dont le montant s’élève à 194 millions d’euros.

L’égalité entre les territoires, l’égalité entre les individus sont des principes républicains. La véritable priorité pour la Corse, c’est de prendre à bras-le-corps la question des inégalités. Or, cette réforme dans ses fondements ne le permet pas, alors que la Corse vient d’enregistrer un nouveau record de chômage toutes catégories confondues.

Certains soutiennent cette réforme, car elle est un moyen de réduire la dépense publique, ce qui signifie aussi l’investissement public pourtant créateur d’emplois. C’est ce qui a guidé toute la réforme territoriale que nous avons connue ces deux dernières années et que nous avons combattue.

La création de cette collectivité territoriale unique affaiblira également la démocratie, puisque l’on passera de cent quatre élus départementaux et territoriaux aujourd’hui à soixante-trois élus pour la future collectivité unique. En réalité, il n’y a pas besoin de moins d’élus pour assumer les compétences des collectivités, faire des choix et répondre aux besoins sociaux, culturels, urbains et économiques ; il y a besoin d’élus et de collectivités territoriales qui disposent des moyens de mener des politiques ambitieuses pour les habitants et les territoires. Par ailleurs, ce texte rejeté par le Sénat doit faire l’objet d’une nouvelle lecture, puis certainement d’une commission mixte paritaire, et enfin d’une lecture définitive, ce qui veut dire qu’une question majeure pour l’avenir de la Corse est posée en urgence, en fin de session parlementaire. Cela pourrait tourner à la mascarade.

Mes chers collègues, sans République, il n’y a pas d’égalité, et sans égalité, il n’y a pas de République, et beaucoup de Corses ont raison d’être en colère à ce sujet. Depuis près de 250 ans, ils ont tant apporté à la République ; je crois que la République doit aujourd’hui leur rendre ce qu’ils lui ont apporté, et cela passe par un véritable projet d’égalité, non d’uniformité imposée. Cela passe par un investissement massif dans un développement alliant progrès sociaux et réussites économiques, respectueux de la spécificité et de l’identité de cette unique région insulaire de France métropolitaine.

Je terminerais mes propos en citant mon ami Dominique Bucchini, ancien président de l’Assemblée de Corse : « La seule voie pour la Corse, c’est la mobilisation populaire. Notre problème n’est pas identitaire mais économique. » Au nom de la Corse populaire, de celle de Jean Nicoli et de Danielle Casanova, notre groupe s’opposera à ce projet de loi, tout comme l’ont fait les élus communistes de l’Assemblée de Corse. Nous dénonçons, à leurs côtés, ce passage en force qui relève d’un processus particulièrement antidémocratique. Nous réitérons notre demande commune d’un projet de loi spécifique avec ratification par référendum.

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