Intervention de Jean-Claude Mignon

Réunion du 22 février 2017 à 18h30
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Claude Mignon, co-rapporteur :

Nous souhaitions Pierre-Yves Le Borgn' et moi-même, depuis le début de la législature, que notre commission se penche sur la situation des six pays des Balkans occidentaux que sont l'Albanie, la Serbie, le Monténégro, la Bosnie-Herzégovine, le Kosovo et l'Ancienne République yougoslave de Macédoine.

Il nous semblait en effet que, parce qu'il n'y avait plus de guerre ouverte, la France s'était détournée et faisait à cet égard preuve d'une grande négligence à l'égard de pays fragiles qui ont vocation à intégrer l'Union européenne. Cette mission aura eu pour ambition de conduire une analyse approfondie de la situation des six pays et de démontrer la nécessité d'une inflexion stratégique de notre diplomatie.

Nous disposions de quelques mois pour examiner une région complexe, hétérogène et traversée de dynamiques multiples. Nous appuyant sur notre connaissance de la région et sur nos travaux au sein de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, que j'ai eu la chance de présider, nous avons décidé de structurer nos travaux autour d'un axe principal : l'État de droit. Pourquoi ?

Les Balkans ont vocation à intégrer l'Union européenne, comme cela été confirmé au sommet de Thessalonique en 2003 et sans cesse réaffirmé depuis. Cette perspective requiert l'établissement de véritables États de droit, apaisés et fonctionnels. Indépendamment du processus d'adhésion, la mise en place d'un environnement normatif et politique libéral, c'est-à-dire contribuant à l'exercice des libertés individuelles et collectives et producteur de paix, constitue un objectif en soi. En outre, c'est une condition du développement économique, parce que cela influe entre autres sur le climat des affaires, la croissance et le fonctionnement de l'ascenseur social.

S'intéresser à l'État de droit dans les Balkans nous met face à nos responsabilités. Le soutien populaire à l'adhésion à l'Union européenne a d'abord été celui de citoyens désireux de rompre avec des schémas antérieurs, de basculer dans un environnement plus ouvert. L'Union européenne était une promesse d'avenir et sa crédibilité se joue aussi dans les pays des Balkans : crédibilité du processus d'élargissement, enrayé, crédibilité aussi de l'Union européenne quant à sa capacité à donner corps au projet qu'elle porte.

Nous avons, ces dernières semaines, entendus trente personnes à Paris, notamment les six ambassadeurs des Balkans, des diplomates, des personnalités qualifiées du Conseil de l'Europe et beaucoup d'experts, gouvernementaux ou non gouvernementaux. Nous nous sommes également rendus en Serbie et en Bosnie-Herzégovine. Le choix de ces deux pays tient compte des déplacements que nous avions pu faire chacun de notre côté, mais il a aussi été guidé par ce qui nous a semblé indispensable.

Il nous semblait indispensable de disposer d'une vision réactualisée de la situation en Bosnie-Herzégovine, toujours engluée dans ce que nous avons nommé dans le rapport l'horizon indépassable des accords de Dayton. Nous nous sommes rendus à Sarajevo, Banja Luka et Mostar et nous en sommes revenus avec le sentiment d'une paralysie dont il faut trouver les moyens de sortir.

Il nous semblait tout aussi indispensable de nous rendre en Serbie qui doit être le point d'entrée de notre diplomatie dans la région. Au-delà de notre relation très forte avec ce pays, la Serbie est au coeur de la dynamique régionale. Ce qui s'y passe conditionne de manière prégnante les évolutions de toute la région. Poids économique, population qui représente environ 40 % du total de celle des six pays, importance des minorités serbes dans les autres pays de la région, implication dans les conflits qui ont endeuillé la région au cours des années 1990, carrefour géostratégique ; autant de facteurs qui expliquent le rôle de la Serbie dans les processus régionaux.

Or, alors que la situation économique s'améliore et pourrait jouer un effet d'entrainement vertueux, on constate en Serbie une forme de raidissement très révélatrice des tendances observables dans toute la région, et qui trouvent en partie leur source dans la faiblesse de l'Union européenne. Quelles sont ces tendances ?

Ce qui nous a semblé utile de mettre en exergue dans ce rapport, c'est que les Balkans occidentaux sont dans une situation très singulière et en même temps très similaire à celle du reste de l'Europe. La catégorie de Balkans occidentaux que l'Union européenne a créée a des effets très ambigus : elle sert d'appui à des processus d'intégration régionale, dont nous avons examiné l'efficacité, mais nie, à la fois l'extrême hétérogénéité des six pays, et leur participation à des processus européens communs.

La singularité est marquée particulièrement dans les pays issus de l'ex-Yougoslavie qui sont des Etats-nations inachevés dans un temps post-communiste et post-conflits. Cela explique la grande difficulté à appréhender la réalité des évolutions en matière d'État de droit et de réconciliation mémorielle. La mécanique de l'élargissement a peu de prise sur des processus longs et sur une réalité du pouvoir très informelle. Pierre-Yves Le Borgn' en parlera, je n'y insiste pas.

Les Balkans sont aussi singuliers dans leurs rapports aux grandes puissances extérieures à l'Union européenne pour des raisons historiques et culturelles, elles-mêmes liées à une réalité géographique. L'histoire est vivace et même réactivée par le choix d'intégrer une Union européenne qui se définit de plus en plus à l'intérieur d'une frontière qui la sépare, d'un côté de la Russie, de l'autre de la Turquie.

Or, l'incapacité du processus d'élargissement à améliorer la situation économique et sociale, sa lenteur, le sentiment d'indifférence de la Commission européenne fragilisent les choix effectués et créent un vide jouant en faveur de modèles alternatifs. Jusqu'à présent, la présence américaine et son crédit dans la région ont ralenti cette évolution, mais le retrait américain devrait s'accentuer. L'autonomisation des Balkans par rapport aux puissances extérieures est un défi stratégique.

Il était intéressant de relever au cours des différentes auditions les points de vue très différents des interlocuteurs sur le poids de la Russie dans les Balkans. La Russie dispose de levier d'influence économiques et religieux non négligeables. Il faut cependant relativiser son influence, compte tenu des mésaventures des projets énergétiques, notamment Southstream, et du soutien finalement assez faible de la Russie à la Serbie, au-delà de l'imaginaire symbolique et des déclarations intempestives. Souvenons-nous ainsi de la reconnaissance par la Russie de l'indépendance de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Nord.

Republica Srpska mise à part, il n'est pas certain que la Russie apparaisse comme un partenaire fiable et une alternative crédible dans les Balkans, malgré les liens historiques étroits. Il n'en demeure pas moins que des points de vulnérabilité existent, sources d'instabilité potentielle.

La Turquie dispose d'une influence grandissante dans les Balkans. Istanbul a longtemps fait figure de métropole de la région, sur le plan humain et économique ; c'est la ville où l'on partait faire ses études, faire affaire, travailler, indépendamment de sa religion. C'est d'ailleurs le cas de nombre d'hommes politiques des Balkans. Le volume des échanges entre les Balkans et la Turquie est passé de 2,9 milliards de dollars en 2000 à 17,05 milliards en 2012. La Turquie est aujourd'hui le premier bailleur de fonds de la région et a engagé des investissements structurants, par exemple, en Serbie, pour l'aéroport de Kraljevo et les routes du Sandjak ou au Monténégro dans le secteur de la sidérurgie. La diplomatie turque est très active et le régime se présente comme garant de la stabilité.

Les relations de la Turquie avec l'Union européenne subissant des soubresauts, il n'est pas impossible qu'elle tente de renforcer encore son influence avec les Balkans. On assiste déjà au retour d'un certain islamo-nationalisme sous influence turque. Depuis 2001, les liens religieux ont également fortement augmenté, avec la Diyanet (la Direction des affaires religieuses turque) et avec les réseaux de Fethullah Gülen, ce qui d'ailleurs pose aujourd'hui un problème.

Toutes ces analyses géopolitiques concourent à souligner que les Balkans sont une caisse de résonance des grandes aires d'influence régionale et mondiales. Le rapport est évidemment bien plus développé à ce sujet que les quelques remarques que je viens de formuler. Cette donnée géostratégique et géoéconomique revêt une importance fondamentale pour les pays européens et, à défaut d'une diplomatie européenne forte, la France ne peut pas rester passive.

À côté des dynamiques propres aux Balkans occidentaux, les six États sont face aux mêmes défis que connaît l'Union européenne, défis qui d'ailleurs font vaciller l'État de droit au sein de l'Union. Ils appartiennent de facto à notre espace européen commun.

Les grands défis de sécurité intérieure et de gestion des frontières de l'Europe impliquent les Balkans. La route des migrations a fait des Balkans une enclave au sein de l'espace de l'Union européenne. Ils ont subi l'incapacité à gérer cette crise et la décision de certains Etats membres de s'affranchir des règles de droit pour fermer leurs frontières. Il faut saluer la manière dont les six pays sont parvenus à gérer aussi humainement que possible les flots de population qui ont transité par leur territoire puis qui s'y sont trouvés bloqués. Entre septembre 2015 et mars 2016, le HCR estime que 700 000 migrants sont entrés sur le territoire de la Macédoine, de la Serbie, de la Croatie et de la Slovénie. Par ailleurs, les dangers que ferait courir un nouvel afflux sur la stabilité des Etats, notamment de la Macédoine, ne doivent pas être sous-estimés.

Concernant la sécurité intérieure, les Balkans sont, notamment à la faveur de pratiques de corruption ancienne, une zone de trafics, notamment de drogue, d'armes, de prostitution et d'organes qui constituent des menaces pour l'ensemble de l'Europe et des atteintes à la dignité humaine. Le Conseil de l'Europe est très mobilisé sur ces sujets. Le phénomène de radicalisation de l'islam est également préoccupant, s'appuie sur ces réseaux et utilise les flux de migrants, dans les deux cas pour faire transiter des hommes, des marchandises, des armes, pour procéder à des infiltrations etc.... On a observé des départs de djihadistes depuis les Balkans et au sein des diasporas, notamment kosovares et bosniaques résidant dans les autres pays de l'Union. Dans ce domaine également, une politique européenne se doit d'inclure les pays des Balkans.

Enfin, parmi ces défis communs, figurent la crise économique et sociale et la montée des nationalismes et des autoritarismes. Appréhender ces phénomènes qui existent dans les Balkans comme le pur produit de leur histoire propre est une erreur. Il y a aussi une crise du modèle européen. Dans ce sens aussi, la crédibilité de l'Union européenne se joue aussi dans les Balkans occidentaux, comme elle se joue en Grèce, en Croatie, en Pologne, en Hongrie ou en France.

L'articulation entre conscience des enjeux spécifiques et dynamique européenne commune appelle une révision de notre politique à l'égard des Balkans. Leurs vulnérabilités propres produisent des effets sur le reste de l'Europe. Les défis communs y ont des répercussions spécifiques. C'est cette dialectique permanente qui est aujourd'hui mal appréhendée.

Le discours sur la spécificité des Balkans, la poudrière, le confetti multiconfessionnel etc., sans être inexact restitue une vision très incomplète de la région et fait de la stabilité un prisme. L'Union européenne étant elle-même dysfonctionnelle, elle n'offre plus qu'une perspective d'adhésion, à un horizon de plus en plus lointain, perspective qu'il faut maintenir à tout prix pour garantir la stabilité dans ce que l'on continue à considérer comme les marges de l'Union européenne. L'attention se focalise sur l'examen formel des modifications de législation, avec les réserves d'usage, et la conditionnalité devient de plus en plus théorique.

Or, la recherche de la stabilité pour la stabilité, sans effort massif et réel en faveur de l'intégration européenne, sans avancées concrètes en matière de développement et d'État de droit, n'offre aucune perspective et produit de l'instabilité. L'Union européenne n'est-elle qu'un miroir aux alouettes ? On peut imaginer l'effet du doute sur des pays qui ne sont pas membres de l'Union et qui en ont fait leur principal objectif de politique étrangère comme de politique intérieure. Ce point est essentiel. Un sentiment de vide européen s'installe, porteur de tous les dangers et a minima d'un risque net que les populations se détournent de l'Union européenne.

La classe dirigeante qui a rallié la cause européenne souvent pour des raisons d'opportunité plus que de conviction ne perçoit plus vraiment de pression politique mais beaucoup d'indifférence. Reste une base nationaliste aisément mobilisable à des fins de légitimation dont le poids augmente mécaniquement sous l'effet de la désertification des Balkans, les jeunes émigrant en masse.

Une analyse critique du processus d'élargissement est donc plus que jamais nécessaire pour conférer force et pertinence au cap poursuivi. Cette ambition impose de réaffirmer l'objectif central de mise sur pied d'États de droit incluant une dimension de réconciliation et de conduire une diplomatie bilatérale qui catalyse le changement. Je cède la parole à Pierre-Yves le Borgn' pour présenter l'analyse critique et les orientations que nous proposons.

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