Intervention de Gwenegan Bui

Réunion du 12 novembre 2013 à 16h45
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaGwenegan Bui, rapporteur :

Nous examinons aujourd'hui, pour avis, le projet de loi de programmation militaire pour les années 2014 à 2019.

Ce texte, adopté par le Sénat le 22 octobre dernier, comprend 51 articles. Tous ne relèvent pas de la « programmation » financière : plusieurs d'entre eux sont des dispositions normatives « ordinaires ». Le projet de loi est également complété par un rapport annexé d'une cinquantaine de pages, lequel précise les « orientations » et les moyens de notre politique de défense.

Bien entendu, j'ai cherché, dans cet avis, à me pencher sur les problématiques qui intéressent notre commission. Inutile de dupliquer l'oeuvre de la commission de la défense !

Dans un premier temps, il m'a semblé utile de revenir sur le contexte stratégique actuel, au regard duquel a été élaboré le Livre blanc et, donc, le projet de loi.

Au-delà des considérations traditionnelles sur l'instabilité de notre environnement régional – je pense, bien entendu, aux menaces que font courir, pour notre sécurité, les troubles en Afrique, notamment au Sahel, la crise syrienne et les tensions à l'est de l'Europe – deux points doivent selon moi, être soulignés.

Tout d'abord, la nouvelle donne que constitue l'impact de la crise financière sur les budgets militaires en Europe combiné avec un pivot américain bien réel. Ce dernier conduit les États-Unis à redimensionner à la baisse leurs moyens militaires présents en Europe et à renforcer leurs capacités dans le Pacifique, dans une optique de « containment » chinois à peine subtil. La certitude d'une intervention américaine en Europe – ou dans sa périphérie, comme l'a montré l'épisode syrien – n'est plus aujourd'hui acquise. Tout simplement faute de matériel et de militaires sur notre continent.

Il y a là une invitation faite aux États européens à assumer leur propre défense qui ne trouve, malheureusement, aucun écho. Les contraintes budgétaires actuelles conduisent au repli sur soi et empêchent l'Europe de la défense d'avancer. Pour certains États, les questions de défense ne sont clairement pas une priorité. D'autres restent fondamentalement attachés à l'OTAN et demeurent extrêmement réticents à toute projection des forces en dehors du territoire européen. Ils espèrent aussi, sans le dire, pouvoir toujours se cacher derrière le bouclier américain. Il y a aussi une forme de « fatigue expéditionnaire » après une décennie 2000 marquée par des engagements intensifs sur des théâtres lointains en Afghanistan ou en Irak, qui ont épuisé les hommes, les budgets et les opinions publiques.

Le deuxième point que je compte brièvement évoquer est la source d'inquiétudes que représente l'Asie aujourd'hui. La Chine, le Japon, la Corée du Sud sont parmi les premiers pays au Monde en matière de dépenses militaires. Les sources de conflits sont multiples : Senkaku, Kouriles, Spratleys, Paracel… Le risque de conflits interétatiques majeurs y est relativement élevé. La France aurait beaucoup à perdre si un conflit ouvert devait éclater dans cette région, de par ses alliances mais aussi de par son économie qui serait durablement impactée par un conflit dans une zone où un quart du commerce mondial transite.

Au final, l'analyse du contexte stratégique met en évidence un très large spectre de risques et de menaces devant être pris en compte par notre pays et qui oblige à ne pas baisser la garde.

Tel est le rôle du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale publié le 29 avril dernier. Le projet de loi de programmation militaire que nous examinons cet après-midi en constitue le support juridique.

Tout d'abord, ce texte maintient un effort de défense significatif, alors même que nous connaissons tous les contraintes qui pèsent aujourd'hui sur les finances publiques. Il prévoit le maintien des crédits de la mission « défense » à 31,4 milliards d'euros pour les années 2014, 2015 et 2016. Les ressources disponibles devraient ensuite augmenter par la suite pour atteindre 32,5 milliards en 2019, le terme de la LPM.

Les crédits de la défense sont donc stabilisés en valeur sur les trois premières années de la programmation. Nos armées contribueront donc à hauteur de l'inflation au redressement des finances publiques de notre pays, dont la dégradation est devenue, en elle-même, un enjeu de souveraineté.

Par ailleurs, le projet de loi militaire procède à un réajustement du format de nos armées même si, comme je vais avoir l'occasion de le préciser, cela n'implique pas d'abandon de capacités.

Par exemple, les forces terrestres passeront de 72.000 à 66.000 hommes projetables. Les forces aériennes de 300 à 225 avions de combat. En revanche les forces spéciales verront leur effectif augmenter d'un millier d'homme.

Le projet de loi confirme la réduction de 24.000 postes envisagée par le Livre blanc. Au total, entre 2014 et 2019, le ministère de la défense réduira ses effectifs de 34.000 personnes, un chiffre tenant compte des réductions encore à mener en application de la précédente LPM. C'est lourd et difficile.

En outre, le projet de loi reconduit les contrats opérationnels antérieurs en ce qui concerne la dissuasion et les missions permanentes de protection du territoire. En revanche, il procède à un resserrement des contrats opérationnels relatifs aux missions non permanentes, celles ayant trait aux opérations extérieures. Cela ne traduira pas, selon moi, une baisse des ambitions puisqu'il y a bien longtemps que les contrats opérationnels antérieurs n'étaient plus « tenables ».

Bien évidemment, je suis loin de minimiser les difficultés qui pèsent sur les missions que nos soldats doivent assumer. L'une d'elles me tient particulièrement à coeur. Il s'agit de la capacité de la Marine nationale à continuer à assurer, dans le temps, ses missions de souveraineté. Pour mémoire, notre Zone économique exclusive représente 11 millions de km².

En effet, on peut légitimement craindre que, dans ce domaine, la diminution constante des moyens, ces dernières années, ne fragilise quelque peu la capacité de la France à préserver sa souveraineté sur les espaces en sa possession mais aussi ne réduise qu'à peu de choses sa capacité à intervenir en cas de crise éloignée de la métropole. L'exemple du Pacifique me parait, à cet égard, particulièrement éclairant. En cas de crise grave, notamment en mer de Chine, nos moyens dans la région, en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie, seraient bien faibles. Il serait paradoxal qu'alors même que notre pays a la chance d'être présent sur tous les océans, il ne puisse se reposer que sur des unités basées en métropole avec les délais que cela engendrerait. Près de 30 jours ! Ici, beaucoup de questions restent en suspens. Nous devons être vigilants et exercer une amicale pression pour que les futurs arbitrages ne soient pas une nouvelle fois défavorable à ce secteur.

En matière d'équipements, il me semble utile de souligner que le projet de loi de programmation militaire entend combler trois lacunes connues depuis longtemps et qui ont été particulièrement criantes en Libye et au Mali. Il s'agit de la question des drones, du ravitaillement en vol et du transport.

Le projet de loi confirme l'acquisition de 12 drones Reaper. D'aucuns pourront critiquer l'achat sur étagère d'un produit américain. C'est vrai, notre pays ne manquait pas de ressources industrielles, intellectuelles, scientifiques et techniques pour produire ce type de matériel. Mais quinze années d'hésitations des états-majors, d'atermoiements des décideurs politiques et de luttes fratricides ont conduit à la persistance d'une lacune capacitaire sérieusement handicapante face à laquelle le gouvernement a pris ses responsabilités.

Il en va de même dans le domaine du ravitaillement en vol, avec la réalisation, enfin, du programme MRTT. Le premier Airbus entrera en service en 2018.

En matière de transport aérien tant stratégique que tactique, la confirmation et la sécurisation du programme A400M est une décision qui doit être saluée.

La LPM devrait donc clore ces lacunes. C'est une bonne chose.

Le projet de loi de programmation militaire a une ambition louable : celle de ne pas obérer l'avenir. En des temps budgétaires difficiles, il affiche la volonté de conserver l'ensemble des capacités aujourd'hui détenues par nos armées. Il ne préconise aucun renoncement. Nos ambitions sont intactes et il n'a pas été fait le choix d'un déclassement comme certains ont pu le prétendre. Bien sûr cela n'est pas acquis et il conviendra de veiller au respect de la trajectoire financière de la LPM, à l'euro près. Dans le cas contraire, il faudra s'attendre à de sérieuses difficultés avec le risque, pour le coup, de décrocher réellement et rapidement, à l'image, par exemple des Pays-Bas, un cas fréquemment cité par mes interlocuteurs au cours de mes auditions. Un Etat qui a conservé son « triple A » mais qui ne peut plus envoyer de frégate patrouiller dans les Antilles, une première en 400 ans d'histoire.

Par ailleurs ce souci de ne pas obérer l'avenir passe par un effort important sur les études amont – avec, in fine, la volonté de préserver notre outil industriel – et la préparation opérationnelle. Par exemple, en ce qui concerne cette dernière, le rapport annexé au projet de loi fixe des « normes » semblables à celle de la LPM 2009-2014 et prévoit que celles-ci soient atteintes à partir de 2016, au fur et à mesure de la réalisation du nouveau modèle d'armée, avec une attention soutenue en faveur de ce secteur d'ici-là.

Enfin, comme je l'ai déjà indiqué, le projet de loi contient toute une série de dispositions normatives – comme l'accompagnement social impératif pour la réussite du repyramidage de l'armée – que je compte décrire brièvement dans mon avis et qui, pour celles concernant notamment l'adaptation du cadre juridique du renseignement, ont fait l'objet d'une saisine pour avis de la commission des lois.

Au final, il me semble que compte tenu du contexte économique et budgétaire actuel, les choix opérés par la loi de programmation militaire sont certainement les meilleurs possibles. La stabilisation du budget pendant trois années, conjugué à un réajustement du format des armées et à d'autre mesures indispensables telles que la préservation d'une base industrielle performante, devrait permettre à nos forces de bénéficier d'un outil de défense de nature à concrétiser ses ambitions et à répondre aux menaces auxquelles notre pays est confronté.

Enfin, je ne pouvais pas conclure la présentation du projet de loi sans faire un petit exercice prospectif en m'intéressant à la prochaine programmation, celle qui couvrira la période post 2020. Car les choix de 2020 se préparent maintenant. D'ores et déjà, deux thèmes seront, selon moi, au coeur des débats et doivent être discutés sans tarder pour mieux préparer cette échéance.

Le premier de ces thèmes est la cyber-défense. Certes, ce sujet était déjà présent dans le Livre blanc de 2008 et occupe une place significative dans celui de 2013. L'actualité est brulante à ce sujet mais, en ce domaine, nous ne sommes qu'au début de l'histoire militaire. Le projet de loi contient plusieurs articles visant à adapter le droit aux nouveaux défis. Il prévoit aussi un effort marqué dans le développement de capacités militaires dans ce domaine. C'est très positif.

Mais la matière est en évolution constante et de nouvelles interrogations se font jour, lesquelles occuperont une place croissante à l'avenir comme celle de la définition d'un cadre pour nos capacités de cyberdéfense offensives. Il reste en particulier à identifier ou à définir une véritable doctrine française d'emploi de ces capacités, comme le cadre d'action – collectif ou pas – ainsi que le contrôle parlementaire de ce type d'actions offensives.

Surtout, un deuxième thème à approfondir d'ici 2020 est, selon moi, la dissuasion nucléaire. Vous savez tous qu'elle soulève de nombreuses questions. Est-elle utile ? Est-elle soutenable financièrement ? Deux composantes sont-elles nécessaires ? La France ne risque-t-elle pas d'être isolée en Europe sur ce sujet ? Quel lien avec le bouclier anti-missile ? Quelle position par rapport au désarmement nucléaire ? Or, ces questions ne font quasiment pas l'objet de débats, aujourd'hui en France. La commission chargée d'élaborer le dernier Livre blanc, par exemple, n'a pas eu à en débattre. Trop souvent, la prééminence du chef de l'État, la confidentialité de nombreuses informations et la nécessaire incertitude qui entoure la dissuasion, conduisent certains à considérer, à tort à mon avis, que cette dernière ne doit et ne peut être débattue. On se retranche alors derrière l'évidence d'un dogme établi et on recourt à l'invective pour décrédibiliser ses interlocuteurs. J'en ai fait la décevante expérience auprès de nos collègues de la commission de la défense lorsque j'ai voulu interroger Jean-Yves Le Drian sur ce sujet lors d'une audition.

Selon moi, il ne faut pas avoir peur de débattre de la dissuasion. Notre stratégie peut et doit faire l'objet de débats publics sur sa pertinence, sa crédibilité et ses évolutions et je le dis d'autant plus aisément qu'à titre personnel, je tiens à notre outil de dissuasion nucléaire.

Si l'on souhaite le consensus dans notre pays sur les forces nucléaires – et le renouveler pour les 50 prochaines années –, il doit reposer sur des arguments solides qui ne pourront convaincre qu'à l'issue d'un débat où toutes les positions auront pu s'exprimer et où chacun aura pu montrer la valeur de ses arguments.

Et puis, le débat doit également servir à anticiper les échéances puisque notre pays va devoir, dans les années qui viennent, prendre des décisions lourdes pour poursuivre la modernisation et le renouvellement de notre outil de dissuasion. Lourde financièrement. Lourde politiquement. C'est pour cela que je souhaite que le Parlement se saisisse, dans les modalités que nous trouverons les plus adéquates de ce gros sujet. Après, il sera trop tard.

Vous l'avez compris, j'émets un avis favorable sur ce texte tout en insistant, une nouvelle fois, sur l'obligation qu'il soit parfaitement exécuté dans sa dimension financière, qu'une vigilance absolue soit observée pour que le reclassement des militaires soit le plus efficace possible, qu'une nouvelle ère de débats entre l'exécutif et le législatif puisse s'ouvrir.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion