Intervention de Philippe Errera

Réunion du 27 avril 2016 à 18h00
Commission d'enquête relative aux moyens mis en œuvre par l'État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier

Philippe Errera, directeur général des relations internationales et de la stratégie du ministère de la défense :

Je compléterai le propos de Jérôme Bonnafont en insistant davantage sur le volet militaire de l'action de la France. Avant de répondre à votre question, je souhaiterais évoquer notre intervention depuis que celle-ci a débuté, à l'été 2014, en la replaçant dans le cadre de l'action de la coalition, car c'est ainsi que l'on peut en dresser le bilan le plus complet et envisager précisément les objectifs de la suite de la campagne.

Après avoir lancé l'opération Chammal et les premières frappes en Irak, en septembre 2014, nous avons renforcé notre dispositif au cours des derniers mois de l'année 2014 puis, de manière plus nette, après les attentats de Paris du 7 et du 9 janvier 2015. Nous avons engagé pour la première fois le groupe aéronaval dans l'opération Chammal en février 2015, et les formations que nous dispensons à l'ICTS (Iraqi Counter Terrorism Service) et à l'état-major de la 6e division d'infanterie, qui est la division rempart de Bagdad, ont débuté en mars et en avril. Les premiers vols de reconnaissance de Rafale au-dessus de la Syrie ont eu lieu le 8 septembre et les premières frappes contre un site de Daech en Syrie sont intervenues le 27 septembre. Mais c'est au lendemain des attentats du 13 novembre que nous avons intensifié de manière substantielle nos frappes contre Daech, puisque, dès le 16 novembre, ont été annoncés et l'intensification de ces frappes et le déploiement du groupe aéronaval. Celui-ci comprend dix-huit Rafale et huit Super-Étendard modernisés, qui nous ont permis, en 48 heures, de mener six raids et de détruire trente-cinq objectifs. L'intensité de notre engagement n'a pas décru, malgré le retour du groupe aéronaval ; il est, du reste, vivement salué par les autorités irakiennes, comme le ministre de la défense a pu le constater lors de son récent déplacement à Bagdad et à Erbil, les 10 et 11 avril.

Depuis le retour du groupe aéronaval, à la mi-mars, près de 1 300 hommes sont déployés sur le théâtre. Nous assurons notamment la formation des commandos des unités antiterroristes irakiennes et des instructeurs et cadres de la 6e division irakienne, formation qui s'ajoute à celle des peshmergas au Kurdistan irakien. La composante aérienne de nos capacités militaires est constituée de quatorze avions de chasse – six Rafale depuis les Émirats et huit Mirage 2000-D depuis la Jordanie –, un avion de patrouille maritime Atlantique 2, un AWACS et, si besoin est, un avion ravitailleur projeté depuis la France. S'agissant de la composante navale, une Frégate assure en permanence la collecte du renseignement en Méditerranée orientale.

Sachant que vous auditionnerez ultérieurement le chef d'état-major des armées, je n'entrerai pas dans le détail des opérations, sauf pour mentionner un chiffre important : la France est le deuxième contributeur de la campagne en termes de capacités militaires et elle est, avec les États-Unis, le seul pays dont les capacités couvrent l'ensemble du spectre, de la formation au sol, à Bagdad et au Kurdistan, aux moyens aériens de recueil de renseignement et de frappe, en Irak et en Syrie, en passant par les moyens navals. Depuis le début de la campagne, nous avons réalisé environ 5 % des frappes de la coalition, les États-Unis en assurant 90 %, les 5 % restants étant réalisés par les autres membres de la coalition réunis.

La France n'agit pas seule dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, que ce soit dans le domaine du renseignement ou dans celui de l'action militaire. La coalition, dirigée par les États-Unis, regroupe soixante-trois pays, dont à peine une demi-douzaine participe aux frappes aériennes : outre les États-Unis et la France, le Royaume-Uni, les Pays-Bas, le Danemark et l'Australie. Au sein de cette coalition, nous ne nous contentons pas d'apporter une contribution militaire dans le cadre d'un plan de campagne décidé par d'autres : ce n'est pas la vision que nous avons de l'emploi de nos moyens militaires, quel que soit le théâtre d'opérations. Nous cherchons à agir comme force de proposition afin de contribuer à en définir les objectifs et les axes d'effort, notamment en amenant les États-Unis et les autres acteurs à accroître leurs efforts sur la Syrie, sachant que leur objectif prioritaire, notamment en 2014, lorsqu'ils sont entrés dans la campagne aux côtés des forces irakiennes, était l'Irak.

Pour garantir la cohésion de la coalition et nous permettre de contribuer à sa direction politico-militaire, nous avons lancé, avec les États-Unis, des réunions de coordination des ministres de la défense. Les ministres concernés sont bien entendu ceux des pays les plus actifs militairement dans la campagne : Jean-Yves Le Drian et son homologue américain, Ashton Carter ont coprésidé, à ce titre, le 20 janvier, à Paris, une réunion regroupant une demi-douzaine de pays, et ils se retrouveront à Stuttgart la semaine prochaine. Mais ce format a été élargi, à l'initiative de la France et des États-Unis, afin que des réunions regroupent les ministres de la défense des pays engagés contre Daech : une réunion de ce type s'est tenue en février 2016 à Bruxelles et une autre doit avoir lieu, en juillet 2016, à Washington.

On parle beaucoup des Américains, mais il ne faut pas sous-estimer l'apport de nos partenaires européens à cette coalition. À la suite des attentats du 13 novembre, le Président de la République avait demandé au ministre de la défense d'appeler ses homologues européens à la solidarité en invoquant l'article 42-7 du traité sur l'Union européenne. Cet appel a permis de faciliter politiquement la consolidation et l'accélération de l'engagement d'un certain nombre de nos partenaires européens. Je pense en particulier au Royaume-Uni, qui a étendu ses frappes de l'Irak à la Syrie, et à l'Allemagne, qui a procédé à des vols de recueil de renseignements au-dessus de la Syrie. Ce processus a pu prendre un peu plus de temps s'agissant d'autres partenaires européens en raison leur débat politique intérieur et de la nécessaire validation parlementaire de leur engagement. C'est ainsi, par exemple, que le Danemark a approuvé, la semaine dernière, une contribution, importante au regard de la taille de ce pays, puisqu'elle consiste dans l'envoi de sept F-16, d'un C-130, de formateurs et de forces spéciales en Irak et, si nécessaire, en Syrie. Un certain nombre d'autres partenaires, notamment la Finlande, la République tchèque et la Pologne, ont, comme nous les y avions invités, annoncé des contributions, non pas directement en Syrie et en Irak, mais sur d'autres théâtres, où ils peuvent assumer une partie du fardeau actuellement supporté par nos forces, en particulier en Afrique subsaharienne, au sein des missions des Nations unies au Mali et en République centrafricaine.

Quels sont les résultats de cette campagne et de nos actions en particulier ? Il est difficile de chiffrer le total des forces de Daech. Plus significatif nous paraît être le territoire repris, car il donne une indication sur la population soustraite à l'emprise de Daech et sur les ressources dont il est privé. S'agissant de l'Irak, l'action combinée des reconquêtes effectuées au sol par les forces irakiennes, au sens large – c'est-à-dire les forces de sécurité intérieure, l'ICTS, les peshmergas et les milices chiites de la mobilisation populaire –, a permis de reprendre 30 % à 40 % du territoire que Daech contrôlait en Irak. En 2015, les victoires de Tikrit, Baïji, Sinjar et Ramadi ont été significatives à cet égard. S'agissant de la Syrie, l'action de l'opposition et des forces syriennes, avec l'appui de la Russie, de l'Iran et du Hezbollah, a permis de reprendre 15 % à 20 % du territoire de Daech, la reprise de Palmyre étant la plus symbolique mais pas nécessairement la plus importante au regard de nos objectifs militaires.

En somme, l'expansion de Daech au Levant est stoppée et l'ennemi n'est plus capable d'actions militaires offensives d'envergure. Il conserve la capacité de mener des opérations d'opportunité, de multiplier les attaques de harcèlement. Mais, sa liberté d'action étant de plus en plus contrainte, ses bascules de ressources entre les théâtres irakien et syrien, qui lui offraient des marges de manoeuvre importantes, sont de plus en plus contrariées par la perte progressive de l'axe entre Mossoul et Raqqah et les frappes le long de la vallée de l'Euphrate.

Parmi les éléments importants pour Daech, au plan non seulement symbolique mais aussi politique, figurent la notion de continuité territoriale du califat – à laquelle nous nous attaquons en frappant les axes logistiques – et l'accès aux ressources. Nous avons ainsi entrepris, dès l'automne dernier, en grande partie grâce à l'insistance de la France auprès de son allié américain, une campagne visant de manière beaucoup plus systématique les richesses de Daech, en particulier ses infrastructures pétrolières. Nous estimons qu'aujourd'hui, son assise financière est fragilisée par les frappes soutenues contre la production pétrolière, ce qui l'oblige à augmenter ses prélèvements fiscaux, au risque d'accroître l'hostilité des populations administrées, ce qui est positif à long terme.

Faut-il être optimiste à l'énoncé de ces résultats ? Il est clair que nous sommes passés sur l'autre versant du combat contre Daech – les autorités irakiennes le disent clairement, et cela correspond à l'analyse de nos responsables militaires –, puisque nous avons brisé son mouvement d'expansion et qu'il recule territorialement. Nous sommes donc sur la bonne voie, au plan militaire. Cependant, il ne faut pas négliger la capacité de résilience de Daech. En effet, moins il pourra mener des actions militaires d'envergure, plus il mènera des actions asymétriques : attentats-suicide, emploi – en augmentation, du reste – d'armes chimiques et d'engins explosifs improvisés (EEI ou IED en anglais, pour Improvised Explosive Device) sur véhicules, dont nous avons constaté la technicité croissante puisque certains de ces engins sont désormais chimiques.

Nous devons donc persévérer dans notre action. Pour la fin de l'année 2016 et l'année 2017, nous continuons de défendre le principe d'une analyse systémique qui découle de notre analyse des vulnérabilités de Daech. En d'autres termes, les atouts – en particulier la notion de califat et de continuité territoriale – que Daech met en avant, notamment dans sa propagande destinée aux opinions occidentales, moyen-orientales ou asiatiques, auprès desquelles il cherche à faire des recrues, sont autant de centres de gravité sur lesquels nous cherchons à faire pression. Après une première phase qui visait à affaiblir Daech, nous avons entamé une deuxième phase, validée à la fin de l'année dernière par la réunion des chefs d'état-major de la coalition, qui vise davantage à démanteler l'organisation.

Nous allons concentrer le plan de campagne sur l'Irak, dans un premier temps, avec pour objectif la libération de Mossoul, d'Alambar et des vallées du Tigre et de l'Euphrate, ainsi que la reprise du contrôle des frontières avec la Turquie, la Jordanie et la Syrie, afin de couper Daech de ses bases arrière. Par ailleurs – là encore, sur l'insistance de la France, notamment auprès des États-Unis, mais les ministres de la défense de la coalition se sont accordés sur ce point en février dernier –, nous estimons indispensable de faire de la reprise de Raqqah l'objectif principal de notre action en Syrie, car elle est pour nous essentielle en termes de sécurité intérieure. Parallèlement, nous continuerons à accroître nos efforts pour affaiblir les capacités financières de Daech, qu'il s'agisse de revenus pétroliers, de devises ou de trafics, et ses capacités humaines en poursuivant la lutte contre les allers-retours des foreign fighters.

La réussite de ces objectifs, qui s'inscrit désormais dans un horizon réaliste – je n'aurais pas dit la même chose en 2014 –, même si je ne m'aventurerai pas à avancer une date, ne signifiera pas la fin des opérations ni celle de notre engagement ni, hélas ! celle de la menace terroriste pesant sur le sol français. D'une part, parce que Daech n'est pas le seul groupe terroriste auquel nous sommes confrontés : Al-Qaïda, qu'il s'agisse de ses groupes affiliés en Syrie, notamment le JAN, d'AQPA ou d'AQMI, reste une source de préoccupations. D'autre part, parce que nous pouvons craindre que, lorsqu'ils n'auront plus les marges de manoeuvre dont ils disposent aujourd'hui en Irak et en Syrie, les combattants de Daech ne recherchent d'autres territoires pour s'y implanter. Le Yémen et, plus encore, la Libye, sont une préoccupation à cet égard.

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