Intervention de Jérôme Bonnafont

Réunion du 27 avril 2016 à 18h00
Commission d'enquête relative aux moyens mis en œuvre par l'État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier

Jérôme Bonnafont, directeur d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient au ministère des affaires étrangères :

En effet, et c'est ce que l'on paye aujourd'hui, sous bien des aspects.

La Libye est-elle un centre de gravité pour Daech ? L'organisation a rapidement progressé en Libye au cours des derniers mois, jusqu'à ce qu'elle se trouve confrontée à un phénomène qu'elle n'avait pas prévu : l'hostilité des populations locales. Elle a donc de grandes difficultés à se maintenir. Le pouvoir qu'elle exerce sur Syrte et sur certains quartiers est un pouvoir de terreur. Elle bénéficie de complicités locales ici et là, mais elle exerce le pouvoir sans le consentement des populations. Le rétablissement de l'autorité de l'État, auquel nous travaillons avec les nouvelles autorités libyennes, vise à construire l'opération militaire et les conditions politiques pour empêcher la Libye de devenir un centre de gravité de Daech. Pour l'instant, elle ne l'est pas, mais elle pourrait le devenir si cet effort échouait.

La question des enseignements à tirer des printemps arabes est complexe, car les printemps arabes ne sont pas nés avant le terrorisme : celui-ci existait déjà de longue date. Au cours des dernières années, Al-Qaïda a été affaiblie par les coups qui lui ont été portés depuis le 11 septembre, et Daech s'est substitué à elle, avec un nouveau projet, mais en Irak, et non dans les pays où sont survenus les printemps arabes. Daech est né de l'incapacité de l'Irak à se rétablir et de l'incapacité des chiites et des sunnites à trouver une formule nationale de coexistence après l'intervention américaine. Certains de ses combattants viennent de France, de Tunisie, du Maroc et d'Algérie, mais, auparavant, ils étaient sur d'autres théâtres, en Afghanistan ou au Yémen, avec Al-Qaïda. Je rappelle également que Boko Haram ou les Shebab de Somalie ne sont pas nés des printemps arabes mais de ce terreau, très difficile à définir et à comprendre, que ce soit en France ou dans ces pays-là, du terrorisme djihadiste.

Le fait est qu'aujourd'hui, nous avons été confrontés au cours des deux ou trois dernières années au sentiment d'invincibilité qu'a donné Daech, sentiment qui a captivé l'imagination des djihadistes, qui se sont alors portés en nombre auprès de cette organisation. S'il était si important qu'existe un pivot dans la lutte militaire contre Daech, c'est parce qu'il a permis que le mythe de son invincibilité soit détruit. Ainsi, les gens qui combattent à ses côtés commencent à revenir, non plus avec la belle histoire du Djihad triomphal qu'ils se racontaient à eux-mêmes, mais avec des histoires de défaite, de reculs. Et, pour ses chefs, il devient nécessaire de redéfinir le projet politique et militaire de Daech.

Pour revenir aux printemps arabes, ils n'ont donc qu'un lien très ténu avec Daech. Si, après les révolutions, un certain nombre de mouvements islamistes ont conquis le pouvoir, généralement par les urnes, les choses ont ensuite évolué de manière très diverse. Au Maroc, la Couronne a su construire un nouvel équilibre politique dans lequel la majorité conduite par les Frères musulmans, qui ont d'ailleurs gagné les élections locales récemment, entretient un dialogue étroit avec le palais. En Tunisie, après une année de tensions très fortes qui ont donné le sentiment que la situation allait se dégrader très vite, le Quartet, composé de l'union des syndicats, des ligues de droits de l'homme, de l'ordre des avocats et des organisations d'employeurs, a su inciter la classe politique à se mettre autour de la table et à adopter une Constitution qui se réfère à l'islam mais sur laquelle repose un système politique civil dans lequel une coalition non islamique soutenue par Ennahdha, parti islamiste, a obtenu la majorité. En Égypte, le président Morsi a conduit une politique qui lui a rapidement aliéné des pans entiers de la population qui a manifesté contre lui, si bien que l'armée a mis fin à l'expérience et que le maréchal Sissi a pris le pouvoir et est devenu le président de la République arabe d'Égypte. Son discours sur les Frères musulmans est très différent de celui que tiennent les Marocains ou les Tunisiens. Il faut observer cette diversité des discours : certains estiment que la lutte contre le terrorisme passe par l'éradication des Frères musulmans ; d'autres jugent, au contraire, que ces derniers peuvent être intégrés dans une vie politique démocratique normale.

Le phénomène Daech, je le répète, n'est pas né dans les pays des printemps arabes. En Syrie, il faut souligner que son émergence est due à la décision de Bachar el-Assad de libérer les islamistes qui étaient dans ses prisons et de leur concéder une partie de son territoire dans le cadre d'un pacte implicite de non-agression, de façon à pouvoir se présenter, s'il n'a plus que ce moyen pour se justifier vis-à-vis de la communauté internationale, comme un élément indispensable dans la lutte contre l'islam terroriste. Vous observerez, du reste, que de même que Palmyre est tombée entre les mains de Daech quasiment sans combats, de même elle a été reprise par le régime et les Russes quasiment sans combats. Vous observerez également qu'y étaient présents, certes, quelques soldats du régime, mais qu'il s'agissait, pour beaucoup, d'unités du Hezbollah, des Pasdaran et de l'armée régulière iranienne appuyées par des forces russes. Ainsi, si les opérations militaires en Syrie sont conduites nominalement par le président Bachar el-Assad, elles le sont effectivement par cette coalition de troupes étrangères, qui mènent l'assaut contre les cibles que le régime leur désigne – Alep actuellement –, afin de consolider ce que l'on appelle « la Syrie utile » et de préserver le pouvoir de Bachar el-Assad.

Un dernier mot sur la politique américaine contre Daech. Deux groupes terroristes sont listés comme tels par le Conseil de sécurité des Nations unies : Daech et Jabaht al-Nosra. Daech a une emprise territoriale extrêmement limitée géographiquement – très vaste mais très exclusive –, tandis que Jabaht al-Nosra s'est arrangé pour s'insérer dans les autres groupes armés actifs en Syrie. La difficulté à laquelle nous nous heurtons n'est pas de savoir si nous allons traiter ou non avec Jabaht al-Nosra, car personne, ni les Américains ni nous-mêmes, ne traite avec eux. Elle est liée au fait que, lorsqu'il s'agit pour les Russes de frapper, ils voient Jabaht al-Nosra partout et frappent donc partout, alors que nous, nous voyons des filins de Jabaht al-Nosra dans des environnements extrêmement disparates où se trouvent des groupes non terroristes. Toutefois, je ne crois pas qu'il y ait la moindre trace d'une coopération opérationnelle ou d'un dialogue politique entre les Américains et Jabaht al-Nosra. Les Américains ont un ennemi, le terrorisme islamiste, qui est le même que le nôtre et qu'ils combattent avec tous les moyens disponibles, car ils ont été frappés dans leur chair.

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