Intervention de Patrick Calvar

Réunion du 24 mai 2016 à 18h00
Commission d'enquête relative aux moyens mis en œuvre par l'État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier

Patrick Calvar, directeur général de la sécurité intérieure, DGSI :

Avant d'entrer dans le vif du sujet, je souhaite vous rappeler rapidement les avancées considérables réalisées en France depuis 2007 dans le domaine du renseignement, notamment les différentes réformes structurelles mais aussi les évolutions législatives et méthodologiques.

Je me contenterai de les citer ; elles feront l'objet de questions, le cas échéant, de votre part :

- Octobre 2007 : création de la délégation parlementaire au renseignement (DPR) ;

- 2008 : le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale fait du renseignement une mission stratégique au sein de l'État, et le plan national d'orientation du renseignement (PNOR) est créé ;

- Juillet 2008 : création de la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), fusion de la direction de la surveillance du territoire (DST) et d'une partie de la direction centrale des renseignements généraux (DCRG), au sein de la direction générale de la police nationale (DGPN) ; création du service de l'information générale – aujourd'hui supprimé ;

- Juillet 2009 : dans le cadre de la loi de programmation militaire, la notion de défense et de sécurité nationale prend en compte le renseignement comme fonction stratégique de l'État – connaissance et anticipation ;

- Juillet 2010 : création de l'académie du renseignement ;

- Mars 2011 : loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (LOPPSI 2), dont un titre entier est consacré au renseignement, en particulier à la protection de ses agents ;

- 2013 : mise en oeuvre des orientations stratégiques du Livre blanc 2013 dans la loi de programmation militaire de décembre ; élargissement des pouvoirs de la délégation parlementaire au renseignement ; intégration de la commission de vérification des fonds spéciaux au sein de la DPR ;

- Avril 2014 : création de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), suivie de la création du service central du renseignement territorial (SCRT) ;

- Juillet 2014 : création d'une inspection des services de renseignement (ISR) ;

- Juillet 2015 : promulgation de la loi relative au renseignement, entrée en vigueur en octobre 2015.

Le renseignement français a donc connu une véritable révolution ces dernières années, à la fois sur les plans politique et juridique, mais aussi structurel. Parallèlement, le code pénal et le code de procédure pénale ont fait l'objet de réformes, passées ou en cours, qu'il ne m'appartient pas d'évoquer – vous avez pu rencontrer des membres de la magistrature, notamment du parquet de Paris.

Pour ce qui est de la DGSI, sa création a répondu à l'impérieuse nécessité de disposer en France d'un véritable service de sécurité intérieure, pendant naturel de la DGSE à l'extérieur, à l'image de ce qui existe chez nos principaux partenaires étrangers avec lesquels nous coopérons. De fait, il convenait que ce nouveau service puisse se voir assigner des missions très précises – pour éviter de nous heurter à certains écueils comme par le passé –, au service des intérêts fondamentaux de notre pays, avec des pouvoirs précisément décrits et contrôlés, le vote de la loi relative au renseignement en ayant constitué l'aboutissement.

Parmi les missions cardinales de la DGSI, la lutte contre le terrorisme occupe, bien sûr, une place prépondérante, mais on ne saurait méconnaître les autres formes de menaces qui visent la France et ses intérêts, comme l'espionnage – mal endémique, insensible, mais ô combien dévastateur dans un monde où les grandes puissances se livrent à une lutte acharnée pour préserver leur leadership sur les plans politique, économique, militaire, industriel. Découlent de cette mission non seulement la protection de nos intérêts économiques dans un univers particulièrement concurrentiel, mais aussi la lutte contre les proliférations ou encore la cyberdéfense, les cyber-attaques représentant un nouveau péril qui ne cesse de prendre de l'ampleur ; bref, tout ce dont l'État a besoin pour protéger les intérêts fondamentaux de la nation.

Pour ce qui concerne ses moyens, la DGSI compte aujourd'hui plus de 3000 agents, dont 73 % de fonctionnaires actifs de la police nationale, 16 % de fonctionnaires administratifs et 10 % de contractuels. Ces chiffres tiennent compte des recrutements déjà réalisés depuis la mise en oeuvre des trois plans de recrutement décidés par le Gouvernement, sachant qu'à terme, en 2018, avec l'achèvement de ces plans, l'effectif total de la DGSI sera de plus de 4000 agents, à raison de 68 % de fonctionnaires actifs de la police nationale, 14 % de fonctionnaires administratifs et 17 % de contractuels. Autrement dit, la croissance en effectifs, sur une période de cinq ans, sera de près de 40 %. Aussi, je vous laisse imaginer les difficultés auxquelles nous sommes confrontés en matière de recrutement, de formation, de professionnalisation et de fidélisation.

Cela suppose également une définition précise, dans le cadre d'un plan stratégique de montée en puissance, de nos besoins, une mise en place de parcours de carrière ; en quelques mots, cela implique une gestion très fine de nos moyens humains, sans compter le défi majeur qui consiste à faire travailler ensemble des personnels venus d'horizons divers et pour certains à forte culture professionnelle.

Quels sont les principaux défis de la DGSI pour devenir définitivement ce service de sécurité attendu ?

Le premier est technique : on ne peut désormais faire abstraction de l'avènement du numérique et de ses conséquences profondes sur nos modes d'enquête ; nous avons donc recruté et continuons de recruter des ingénieurs et des techniciens ; j'y reviendrai en évoquant la lutte contre le terrorisme.

Le défi analytique, ensuite : la complexité des problèmes et menaces traités nous impose de recourir à des personnels non issus de la police nationale mais spécialisés dans l'économie, la finance, voire dans d'autres domaines plus opérationnels, tels que des psychologues ou des linguistes.

Le dernier défi est juridique : la loi relative au renseignement, outil indispensable à notre action et qui la légitime, nous a amenés à former plus de 2 500 fonctionnaires à sa mise en oeuvre.

Pour clore le chapitre, je rappellerai que la DGSI a une compétence judiciaire, comme bien d'autres de nos partenaires, contrairement à ce que l'on peut lire ici ou là – je pense, notamment, aux Norvégiens, aux Suédois, aux Danois, aux Autrichiens.

Dernier point : nous avons une couverture nationale et sommes présents dans soixante-dix-neuf départements ainsi qu'en outre-mer. Nous disposons enfin de représentations à l'étranger où nos officiers ont pour seule mission d'assurer la coopération avec les services de renseignement et de sécurité locaux.

Pour ce qui est de la lutte antiterroriste, il me semble m'être clairement exprimé devant la commission de la défense nationale et des forces armées en dressant les constats que nous pouvions établir en l'état actuel des informations dont nous disposons sur l'état de la menace.

La DGSI a pour mission d'agir préventivement afin d'empêcher la commission d'actes terroristes ; en cas de commission d'actes violents, elle vient en appui aux structures de la police judiciaire. Cela signifie que la DGSI recueille le renseignement puis, en cas d'éléments précis, dénonce les faits au procureur de la République de Paris et exécute, dans le cadre de l'État de droit, les instructions reçues afin de neutraliser les groupes ou individus impliqués dans des projets terroristes. Ainsi, depuis le début de la crise syrienne, nous avons empêché quinze projets d'actions violentes et arrêté plus de 350 personnes.

Nous mettons également en oeuvre une stratégie administrative dans le cadre de laquelle nous proposons notamment des mesures d'expulsion, d'assignation à résidence, de retrait ou de non-renouvellement de passeport, etc.

Plus de deux tiers de nos capacités sont consacrées à la lutte contre le terrorisme. À cet effet, sont mobilisés : la sous-direction parisienne spécialisée en la matière, l'ensemble des fonctionnaires de nos implantations territoriales, nos capacités de surveillance physique et technique, sans oublier notre sous-direction judiciaire et ses antennes provinciales.

Notre priorité absolue est de recueillir du renseignement aux fins d'action. Le recueil est effectué au moyen de trois modes principaux : humain, technique et par la coopération nationale ou internationale. Contrairement à ce que prétendent certains commentateurs avisés, nous ne privilégions aucun moyen par rapport à un autre. Il y a le renseignement et peu importe la manière dont on l'obtient, sachant qu'ensuite il faut l'analyser, donc le hiérarchiser puis l'exploiter. Il n'y a pas non plus des services nobles et d'autres qui le seraient moins : il y a des services spécialisés qui disposent de plus de moyens et dont c'est le métier principal. Enfin, dans une chaîne de renseignement, ce qui compte avant tout, c'est la complémentarité des services, pour éviter les angles morts, et leur coordination.

Je ne m'attarderai pas sur le renseignement humain, ne serait-ce pour préciser qu'il est particulièrement difficile, comme vous pouvez l'imaginer, de trouver des volontaires pour nous aider en se rendant en Syrie, en Irak ou en Libye – et l'on pourrait citer d'autres théâtres d'opérations. Nous oeuvrons donc principalement sur notre territoire. Sachez que nous disposons d'équipes formées au recrutement et au suivi des sources humaines, cela dans un cadre légal et déontologique bien précis. Nous n'hésitons pas non plus à travailler en partenariat, notamment sur le plan national.

Le renseignement technique est aujourd'hui un enjeu majeur. Nous nous heurtons au quotidien au problème du chiffrement, à la multiplication des moyens de communication, aux masses de données que nous pouvons recueillir. C'est la raison pour laquelle nous opérons en permanence des sauts qualitatifs, notamment avec notre partenaire principal, la DGSE. Il s'agit, en l'espèce, d'être le plus efficace possible et non pas de doublonner, sans compter que ces investissements sont très lourds sur le plan financier. Nous nous appuyons sur la loi relative au renseignement et nous sommes à la recherche des outils de big data (mégadonnées) qui doivent faciliter le travail des enquêteurs, conscients que nous sommes que les progrès du numérique constituent une véritable révolution culturelle qui, au passage, marque et marquera l'ensemble de la société. J'imagine que vos différentes visites aux États-Unis et en Israël vous montreront l'importance du renseignement technique et combien une partie des commentaires sont totalement décalés par rapport à la réalité.

Le chiffrement est assurément une question majeure que seules des conventions internationales pourront régler, les frontières des États étant désormais le plus souvent inopérantes pour fixer les termes de la loi.

Dans le cadre de nos coopérations au plan national, il s'agit pour nous d'être au plus près de nos différents partenaires, à commencer par la police nationale et la gendarmerie nationale. Cela s'est traduit par la mise en place du bureau central et des bureaux zonaux de liaison, mais aussi, dans le cadre de l'état-major opérationnel de prévention du terrorisme (EMOPT), par la forte implication des préfets. Il nous faut détecter tous les signaux faibles et ensuite nous assurer que les cas sont suivis, même si, du fait de leur nombre, tous ne peuvent pas faire l'objet d'un même traitement compte tenu de la ressource. La fluidité aujourd'hui est totale.

Notre autre partenaire privilégié est la DGSE : depuis mars 2014, nous disposons d'une cellule commune DGSI-DGSE à Levallois-Perret, qui suit l'ensemble des dossiers de terrorisme en temps réel, les agents de la DGSE disposant de moyens d'accès à leurs bases de données pour accélérer et faciliter les échanges et les évaluations.

Pour améliorer l'action opérationnelle, nous avons créé, en juin 2015, toujours à Levallois, une cellule interservices, dite cellule Allat, qui comprend des représentants des six services du premier cercle – DGSE, direction du renseignement militaire (DRM), direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD), direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), TRACFIN (traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins) et DGSI – ainsi que des représentants du service central du renseignement territorial (SCRT) et de la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP). Ils ont également accès à leurs bases de données – condition sine qua non pour être efficaces. Dans cette cellule, on interroge les partenaires, on oriente les recherches, on les hiérarchise et, le cas échéant, on « déconflicte ». Tous les services manifestent leur satisfaction de participer au fonctionnement de cette cellule.

La question se pose de savoir pourquoi nous n'accueillerions pas, demain, le renseignement pénitentiaire, étant donné que le milieu de la prison est pour nous une préoccupation de premier plan.

Les coopérations internationales, quant à elles, sont avant tout le fait de la DGSE et de la DGSI. Nous avons un besoin impératif de l'aide de nos partenaires, de la même façon que nous les informons de ce que nous recueillons et qui les concerne. Contrairement à des idées répandues ici ou là, la coopération est totale et fluide. Ce sont les différences entre systèmes légaux qui peuvent donner parfois cette impression – qu'elle soit de bonne ou de mauvaise foi – de manque de communication.

En Europe, il existe le Groupe Antiterroriste (GAT) qui regroupe l'ensemble des services de sécurité de l'UE auxquels on doit ajouter ceux de Norvège et de Suisse. Au sein de cet organisme, nous avons des groupes spécialisés notamment en ce qui concerne la zone syro-irakienne.

Je terminerai mon propos en indiquant des pistes d'amélioration.

Tout d'abord, il faut que nous puissions avoir plus de renseignements en amont pour anticiper les attaques. Le fonctionnement du réseau belge nous a montré comment il était en contact avec ses commanditaires, recevant instructions et conseils pratiques. Les surveillances techniques doivent pouvoir nous aider dès lors que les problèmes de chiffrement seront surmontés en tout ou partie.

La deuxième piste concerne le fichier Schengen : il faut que tous les États membres inscrivent dans ce fichier les personnes suspectées à un titre ou à un autre d'activités liées au terrorisme. Nous avons, pour notre part, inscrit plus de 9 000 personnes, ce qui nous vaut ensuite d'être régulièrement cités à propos de nos fiches S, qui sont simplement un moyen d'enquête, un indicateur parmi d'autres, permettant une meilleure évaluation des individus concernés.

Toujours au sujet du fichier Schengen, les identités n'ont, de nos jours, plus grande signification du fait des contrôles aléatoires et des possibilités de falsification grandissantes. Aussi convient-il désormais d'introduire systématiquement des éléments de biométrie, incluant la possibilité de croisement des fichiers, y compris avec Eurodac pour les demandeurs d'asile.

Quant au Passenger Name Record (PNR) et au Terrorist Finance Tracking Program (TFTP) : combien de temps a-t-il fallu pour adopter le premier ? Et Quid du second ?

Pour ce qui est des métadonnées, à l'exemple de nos partenaires américains et britanniques, la question se pose de la pertinence de la séparation entre le renseignement et le judiciaire, dès lors qu'il s'agit de les analyser et de les croiser. Américains et Britanniques, notamment, les rassemblent à des fins opérationnelles alors que notre loi ne le permet pas. Cela est dommageable à l'action d'anticipation.

Dans la même veine, on doit s'interroger sur les durées de conservation des données recueillies dans le cadre de la loi relative au renseignement. Une fois détruites, celles-ci ne sont plus exploitables en judiciaire alors même qu'elles pourraient servir de moyens de preuve sous réserve de pouvoir en produire le support.

Enfin, concernant le statut des sources humaines et des repentis, il conviendrait de mieux les protéger, jusqu'à l'exonération, dans certains cas, de toute responsabilité pénale. Ne doit-on pas également, comme aux États-Unis, disposer d'un réel pouvoir de « marchandage » avec les personnes mises en examen afin de les amener à coopérer réellement ?

Je dirai, pour finir, que les États les plus sécuritaires n'ont jamais pu empêcher la commission d'actions violentes. La vraie question est de savoir quel est le prix que la société est prête à payer pour plus de sécurité, même si cette dernière ne sera jamais totale. Sachez que, dans mon service, chaque attentat est vécu comme un échec ; mais doit-on pour autant conclure, comme on en a souvent l'impression, que ce n'est pas la maladie qui tue, mais le médecin qu'il faut tuer ?

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