Intervention de Jean-Yves Le Déaut

Réunion du 22 février 2017 à 18h00
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Yves Le Déaut, député, président :

La stratégie nationale de recherche identifie, d'une part, dix « défis sociétaux » déclinés, chacun, en orientations de recherche, et d'autre part, quatorze « programmes d'action », dont cinq considérés comme prioritaires, correspondant à la fois à une « urgence particulière » et à un besoin de mobilisation pluridisciplinaire. La demande de la loi du 22 juillet 2013 d'élaborer une stratégie qui « vise à répondre aux défis scientifiques, technologiques, environnementaux et sociétaux » se trouve manifestement satisfaite.

L'importance des dix « défis » identifiés apparaît ainsi peu contestable, même si certains d'entre eux auraient dû, à notre avis, être groupés pour éviter la critique souvent entendue indiquant que les priorités n'avaient pas été suffisamment ciblées. S'agissant des « programmes d'action », on ne peut que se féliciter du pragmatisme qui a conduit à leur création à partir du constat de la transversalité de certains domaines de recherche.

Cependant certains secteurs n'ont pas été considérés à hauteur de leur importance. En tant que discipline transversale, nécessitant une mobilisation d'urgence et une gestion dans un cadre pluridisciplinaire, les biotechnologies méritent d'être rendues visibles au niveau des programmes d'action prioritaire. Par ailleurs, la science des matériaux, qu'elle relève de la chimie, de la physique ou de l'ingénierie, apparaît de manière éparse dans la déclinaison explicative de plusieurs défis ou programmes d'action. Ainsi, l'analyse du contenu de la stratégie conduit, selon nous, à recommander l'ajout de deux programmes d'action prioritaires relatifs, d'une part, aux biotechnologies, à travers une référence plus large à la convergence NBIC, « nano-bio-info-cogno » et, d'autre part, à la science des matériaux.

Mais, même si l'on valide la pertinence des défis et des programmes d'action, il reste qu'il faut s'interroger sur l'environnement de l'enseignement supérieur et de la recherche qui conditionne la mise en oeuvre de cette stratégie. A quoi, en effet, servirait-il de définir des priorités si l'on ne se préoccupe pas de l'environnement de la recherche ?

Si l'on se réfère au dictionnaire de la langue française informatisé, le mot « stratégie » correspond à la définition suivante : « Ensemble d'actions coordonnées, d'opérations habiles, de manoeuvres en vue d'atteindre un but précis », ou encore, dans le champ économique, « Ensemble des choix d'objectifs et de moyens qui orientent à moyen et long terme les activités d'une organisation, d'un groupe ».

Telle qu'elle a été formulée originellement, dans le cadre des Assises, puis par mon rapport au Premier ministre de janvier 2015, où j'avais évoqué un « agenda stratégique », la stratégie nationale devait avoir une couverture plus large que l'établissement de la liste des thèmes prioritaires de recherche. Nous avons ainsi identifié au moins six freins à la mise en oeuvre de la stratégie nationale de recherche. Cela concerne :

- l'équilibre mal ajusté entre financement récurrent et financement sur projets, qui conduit à faire dépendre une part de la recherche fondamentale d'appels à projets successifs ;

- le statut des femmes et des hommes de l'enseignement supérieur et de la recherche, qui se caractérise par une attractivité insuffisante des carrières et le maintien dans la précarité d'un certain nombre de jeunes chercheurs, qui sont piégés sur des contrats à durée déterminée successifs ;

- la faiblesse persistante de notre système de soutien à l'innovation, qui ne permet pas à suffisamment de projets d'éclore sur notre territoire pour y créer des emplois ;

- la rigidité encore trop grande de notre système de formation, par insuffisance des passerelles permettant aux jeunes de trouver leur voie ;

- la difficulté à constituer des pôles universitaires forts dans le cadre de fusions, d'associations ou de regroupements dans des COMUE, du fait d'un déficit de management permettant d'aller vers plus d'intégration tout en respectant les identités et les caractères des établissements membres ;

- le manque de reconnaissance sociale des docteurs dans notre pays, résultant notamment de la résistance des administrations publiques à leur accorder une voie de recrutement et de valorisation comme cadres de catégorie A.

Quatre de ces freins sont l'effet d'une pénurie financière qui s'est aggravée. C'est pourquoi nous considérons indispensable qu'une loi de programmation de l'enseignement supérieur et de la recherche fixe les perspectives de développement à cinq ans et les moyens qui y seront consacrés, à hauteur de 1,2 à 1,5 milliard supplémentaire par an jusqu'en 2022. Cette programmation budgétaire doit notamment permettre la sanctuarisation du financement de la recherche fondamentale, la revalorisation des carrières des personnels, chercheurs, enseignants-chercheurs, ingénieurs et agents des bibliothèques, ainsi que celles des administratifs, des techniciens de services et de santé. Elle doit financer un dispositif spécifique de résorption de la précarité.

L'effort que nous préconisons est supérieur à celui mentionné dans le récent Livre blanc de l'enseignement supérieur et de la recherche, car il inclut notamment un complément de financement affecté au soutien à la politique de site.

S'agissant justement de la politique de site, qui est indispensable pour maintenir le niveau de la recherche française, celle-ci passe par une plus forte implication de l'État dans l'accompagnement de la constitution des regroupements, associations ou fusions d'universités et d'établissements, en lien fort avec les régions. Les petites universités peuvent être très performantes en se spécialisant, comme me l'ont montré, à travers mes visites sur place, les exemples de La Rochelle dans le domaine de l'efficacité énergétique des bâtiments, ou de Mulhouse pour la science des matériaux.

L'université de Paris-Saclay, dont l'OPECST suit particulièrement l'évolution, doit bénéficier d'une nouvelle dynamique pour assurer le succès de sa candidature IDEX à la fin de 2017. Nous préconisons à cette fin la constitution d'un comité de candidature à la manière de ceux qui portent les candidatures de Paris aux Jeux olympiques ou à l'Exposition universelle, qui aurait pour rôle d'accélérer et améliorer le dossier et de coordonner les multiples dispositifs, de jouer l'interface entre le Gouvernement, les collectivités territoriales et les acteurs. Il faut que l'université Paris-Saclay, et elle seule, ait la faculté de délivrer des doctorats, y compris pour les nouvelles Ecoles universitaires de recherche créées dans le cadre du Programme d'investissements d'avenir (PIA3), et que la démocratie s'y exerce par une consultation de toutes les composantes sociales, économiques et des collectivités territoriales.

S'agissant des besoins d'adaptation de l'enseignement supérieur pour la bonne mise en oeuvre de la stratégie nationale de recherche, nous attirons l'attention sur le besoin de disposer des ressources humaines suffisantes, dans la recherche publique comme dans la recherche privée, qu'il s'agisse des scientifiques, des ingénieurs ou des techniciens qui les assistent, en nombre et en performance. Rien que dans le domaine du numérique, la Commission européenne indique que 900 000 emplois risquent de rester vacants en Europe d'ici 2020.

L'adaptation à ce besoin de travail qualifié passe par une féminisation des étudiants dans les disciplines scientifiques, par la constitution au lycée d'une filière permettant réellement d'acquérir des bases scientifiques, puisque la terminale S ne remplit plus cette fonction, par le renforcement et la meilleure coordination des services d'accueil des étudiants étrangers, par une sensibilisation de la population à la culture scientifique, technique et industrielle, dès l'école. Mme Dominique Gillot, en tant que présidente du CNCSTI (Conseil national de la culture scientifique, technique et industrielle), va bientôt rendre un Livre blanc permettant de faire le point de la situation dans ce domaine.

A cette même fin, nous appelons les établissements d'enseignement supérieur à davantage adapter leur offre de formation à destination de publics professionnels en formation tout au long de la vie.

S'agissant des faiblesses récurrentes du soutien à l'innovation, l'OPECST suit attentivement les conditions de l'innovation dans notre pays, en particulier depuis l'étude de Claude Birraux et Jean-Yves Le Déaut publiée en janvier 2012 relative à « L'innovation face aux peurs et aux risques ». En juin 2014, l'OPECST a organisé une audition publique sur « Le principe d'innovation » concernant la mise en application du principe constitutionnel de précaution dans les cas où un processus d'innovation est en jeu, et les membres de l'OPECST ont fait plusieurs tentatives pour introduire ce principe dans la loi, obtenant des votes favorables contrecarrés en fin de processus législatif (loi « Macron » et loi « Sapin II »).

Nous souhaitons que le Gouvernement encourage les grandes entreprises, en contrepartie de l'ensemble des aides publiques dont elles bénéficient à travers le crédit d'impôt recherche et les autres dispositifs, à jouer auprès des PME innovantes de leur filière un rôle de co-investisseur en capital confortant les aides de la Bpifrance et des autres acteurs financiers, afin qu'elles puissent atteindre leur taille critique.

Nous invitons le Gouvernement à soutenir tout programme européen en faveur des entreprises en décollage industriel fonctionnant sur le modèle du Commissariat général à l'investissement, comme celui des « Stratégies de spécialisation intelligentes » prenant appui sur les Fonds européens de développement régional (FEDER).

Nous encourageons aussi le Gouvernement à négocier avec nos partenaires européens la création de dispositifs nationaux de type « Small Business Act » pour dépasser l'interdiction actuelle due aux directives européennes en matière de libre échange et de concurrence. Il s'agit de réserver une part des marchés publics aux entreprises innovantes.

Nous souhaitons qu'une partie de l'enveloppe du PIA3 soit dédiée aux régions pour des co-investissements en soutien à l'innovation dans les PME-PMI.

S'agissant de la reconnaissance de la place des docteurs, nous ne soutenons pas l'objectif de former vingt mille docteurs par an, tant que le dispositif d'insertion professionnelle des docteurs ne se sera pas amélioré.

Le diplôme de doctorat doit d'abord être reconnu par les conventions collectives signées avec les branches professionnelles, et pas seulement par celles couvrant la chimie. Dans la fonction publique, les mesures concernant l'emploi des docteurs prévues par la loi du 22 juillet 2013 ne sont pas respectées, en dépit d'un avis du Conseil d'Etat qui a confirmé la possibilité d'aménager des processus pour leur intégration. Parmi les corps et cadres d'emploi d'accueil potentiels, il existe néanmoins quelques rares bons élèves, dont le pôle judiciaire de la gendarmerie nationale, auquel l'OPECST a rendu visite le 26 novembre 2016.

Mais les corps des Mines, des Ponts, et de l'Armement en sont restés à des recrutements homéopathiques. La Cour des comptes, le Conseil d'État et l'Inspection des finances ont carrément opposé une fin de non-recevoir, alors qu'ils recrutent des docteurs contractuels pour assurer les missions qui leur sont confiées.

Un exemple récent illustre la mise à l'écart du doctorat : celui du décret du 26 février 2016 fixant les conditions d'accès et les modalités d'organisation des concours pour le recrutement des ingénieurs territoriaux. Ce décret prévoit un concours pour les seuls titulaires d'un diplôme d'ingénieur ou d'un diplôme d'architecte, mais ne mentionne pas le diplôme du doctorat.

Ainsi, malgré la forte implication du secrétaire d'État Thierry Mandon, les réticences font que, quatre ans après le vote de la loi, pratiquement rien n'a changé en ce qui concerne la reconnaissance de la place des docteurs, certaines administrations jouant manifestement la politique de l'édredon.

Voici donc, rapidement énoncés, quelques points essentiels de notre rapport. Il comporte une analyse des axes identifiés par la stratégie nationale de recherche, mais fait plus largement le point sur tout le dispositif de mise en oeuvre de la politique de la recherche, tel qu'il devrait fonctionner en application de la loi.

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