Intervention de Christian Kert

Réunion du 12 mars 2013 à 18h30
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaChristian Kert :

Je vous remercie de votre accueil, monsieur le président. Je suis particulièrement honoré d'être entendu par votre commission à la suite de la proposition du Premier ministre de me nommer à la présidence de la Commission nationale du débat public, honoré aussi de me soumettre à vos suffrages, ce qui n'est pas pour moi, je l'avoue, très habituel... (Sourires)

Je souhaite, dans un premier temps, me présenter à vous, vous dire pourquoi, à la lumière de mon expérience de quarante années au service de l'État et de l'intérêt général, je crois répondre aux exigences de cette responsabilité, vous dire enfin quels sont pour moi les enjeux de la Commission nationale du débat public, et peut-être tracer quelques perspectives.

S'agissant de mon parcours professionnel, il est marqué à la fois par la diversité, la mobilité, et l'alternance entre le terrain et le niveau central. Quatre grandes étapes jalonnent ce parcours : j'ai d'abord été ingénieur de terrain pendant quinze ans, puis, après un passage dans les cabinets des ministres de l'équipement, Maurice Faure et Michel Delebarre, directeur des routes durant dix ans, de 1989 à 1999, sous l'autorité de huit ministres successifs. J'ai ensuite poursuivi une carrière de préfet pendant onze ans : préfet de département, de Charente-Maritime et du Val d'Oise ; puis préfet de région, en Corse et en Basse-Normandie. Enfin, depuis près de trois ans, je suis vice-président du Conseil général de l'environnement et du développement durable, organisme de conseil du Gouvernement, d'audit, d'évaluation, d'inspection et d'appui aux services. Ce conseil est né de la fusion du Conseil général des ponts et chaussées, vieux de plus de deux siècles, et de l'Inspection générale de l'environnement, de création plus récente. Cet organisme, qui n'est pas une direction de l'administration centrale, a pour ambition de promouvoir les trois piliers du développement durable, en s'appuyant sur des équipes pluridisciplinaires, venant d'horizons très divers. Ce conseil comporte également deux formations particulières, l'Autorité environnementale, qui a de nombreux échanges avec la CNDP, et l'Autorité pour la qualité de service dans les transports, créée par le législateur en 2012.

De toutes ces fonctions, un fil rouge se dégage : l'écoute des citoyens, le dialogue avant l'action, mais aussi l'approche pluridisciplinaire et la collégialité.

Écoute et dialogue avec les riverains des autoroutes de Seine Saint-Denis pour la réalisation de protections phoniques ou pour l'élaboration du plan d'exposition au bruit de l'aéroport Charles-de-Gaulle, comme préfet du Val d'Oise, mais aussi écoute des victimes de la tempête du 27 décembre 1999 en Charente-Maritime, avec une présence quotidienne sur le terrain.

Écoute et dialogue avec les habitants des dix-huit quartiers les plus sensibles du Val d'Oise pour mesurer les progrès réalisés un an après la fameuse crise des banlieues de 2005, alors que beaucoup a été fait. J'ai organisé, dans les nombreux quartiers difficiles de ce même département, des réunions publiques avec les maires, en présence de tous les chefs de service de l'État (police, éducation, équipement, logement, affaires sociales ...). Ce fut très intéressant et formateur.

Écoute et dialogue en Corse aussi pour régler des conflits dans des entreprises privées qui menaçaient gravement l'ordre public, en conduisant les négociations jour et nuit à la préfecture. L'État n'était pas partie prenante de ces conflits mais j'avais pris l'habitude, compte tenu des enjeux, de réunir l'ensemble des acteurs à la préfecture pour trouver des solutions. Cela a plutôt bien fonctionné.

Écoute et dialogue encore avec les élus, associations et citoyens afin d'élaborer les projets autoroutiers nécessaires au désenclavement des régions dans les années 90, ou avec une participation active à la rédaction de la circulaire dite Bianco en 1992, qui était une novation avant la loi Barnier de 1995.

Écoute et dialogue, enfin, pour traiter les nombreuses situations de crise rencontrées, de la neige dans la vallée du Rhône à la dramatique catastrophe du Mont-Blanc en passant par la crise laitière en Normandie.

Mon souhait d'une approche pluridisciplinaire et collégiale s'est traduit par la création, dès mon arrivée à la direction des routes en 1989, d'un collège d'experts « environnement-paysage » – cela paraît banal aujourd'hui mais ne l'était pas à l'époque – comprenant paysagistes, architectes, urbanistes, géographes, historiens, écologues et même philosophes, porteurs d'une approche nouvelle, avec l'idée que la réalisation d'une autoroute était une affaire trop sérieuse pour être confiée aux seuls ingénieurs des ponts ! J'ai aussi créé le « 1 % paysage et développement » qui a été expérimenté en premier lieu sur les autoroutes du Massif central et qui a mobilisé les élus locaux. Enfin, j'ai eu l'honneur de suivre pendant plus de dix ans la conception et la réalisation du viaduc de Millau.

L'approche pluridisciplinaire et collégiale prévaut également au Conseil général de l'environnement et du développement durable.

Écoute, dialogue et collégialité ont été indispensables pour organiser un conseil des ministres en Corse ou les cérémonies du 65ème anniversaire du débarquement sur les plages de Normandie, avec la visite de cinq chefs d'État, dont le Président Barack Obama, même si pour de tels événements, le souhait d'une plus grande participation du public dut être quelque peu tempéré pour des raisons bien compréhensibles...

Cette expérience et les quatre métiers que j'ai exercés (ingénieur de terrain, directeur d'administration maître d'ouvrage, préfet et responsable d'une inspection générale) m'ont préparé, je le crois, pour assumer la présidence de la Commission nationale du débat public.

Depuis qu'elle est devenue une autorité administrative indépendante en 2002, la CNDP a organisé soixante-trois débats publics, dont trois débats dits de politique générale sur la gestion des déchets radioactifs, les transports de la vallée du Rhône et les nanotechnologies. Pour 2013, neuf débats ont d'ores et déjà été décidés. Deux sont en cours : l'anneau des sciences à Lyon, c'est-à-dire le tronçon Ouest du périphérique, et le projet de port de Port-la-Nouvelle dans la région Languedoc-Roussillon. Sept autres débats vont débuter prochainement : quatre concernent des projets d'éoliennes offshore à Courseulles-sur-Mer, Fécamp, Saint-Brieuc et Saint-Nazaire ; l'un est relatif au projet complexe de Centre industriel de stockage géologique profond de déchets radioactifs (CIGEO) à Bure ; un autre concerne deux projets de canalisation de transport de gaz naturel, entre la Drôme et l'Ain, et entre l'Ain et la Haute-Marne. Enfin, le dernier débat est relatif au projet de la Fédération française de rugby de création d'un grand stade à Ris-Orangis en Essonne.

De plus, cinq concertations ont été recommandées aux maîtres d'ouvrage par la CNDP qui a désigné des garants pour des projets tels que le tram-train de Lille ou la ligne orange du Grand Paris Express...

Dix ans après sa création, et grâce à l'action de ses responsables, la CNDP s'est imposée. Le temps est venu de faire un bilan de son action et de la participation du public dans notre pays.

Le cadre a été fixé il y a plus de vingt ans, lors du sommet de la terre à Rio, lors duquel vingt-sept principes généraux avaient été proclamés. Selon le principe 10, « la meilleure façon de traiter les questions d'environnement est d'assurer la participation de tous les citoyens concernés ». Le droit pour les citoyens d'être informés et de participer résulte aujourd'hui d'une triple exigence : internationale, du fait de la convention d'Aarhus (1998) ; européenne, avec la directive de 2003 ; et nationale, en vertu de l'article 7 de la Charte de l'environnement de 2005, de valeur constitutionnelle.

De manière générale, on constate depuis dix ans le développement d'une culture du débat public en France avec la montée en puissance de professionnels de la concertation, une explosion des programmes de recherche et des associations ou think tank comme « Décider ensemble » présidée par un député présent dans cette salle, ainsi qu'une multiplication des initiatives des collectivités territoriales (la région Nord Pas-de-Calais, la communauté urbaine de Bordeaux, la ville de Paris ...).

Ce n'est pas un hasard si le rapport public du Conseil d'État en 2011 avait pour titre : « Consulter autrement, participer effectivement ». Le Conseil d'État y fait des propositions pour dessiner les traits de ce qu'il appelle une administration délibérative. Selon ce concept, ce sont la clarté et la loyauté de la procédure et du débat qui fondent la légitimité de la décision.

Le sociologue Michel Callon va plus loin lorsqu'il écrit à propos du débat public : « ce qui s'y joue de plus profond, c'est la reconstruction du lien social, à partir de l'existence reconnue de minorités ». Un ancien vice-président de la CNDP, Georges Mercadal, précisait dans un ouvrage récent : « Le débat n'a pas pour objet, pour le maître d'ouvrage, de donner à la société civile une leçon de rationalité, mais de répondre aux interrogations des citoyens. »

Bien sûr, il ne peut être question de remplacer les méthodes d'évaluation socio-économiques des projets – je pense notamment à la commission « Mobilité 21 » à laquelle certains d'entre vous participent – par le débat public, mais il faut articuler le débat et ces méthodes. La CNDP n'a pas pour rôle de donner un avis sur le fond. En revanche, le débat doit être le révélateur des positions de chacun.

C'est d'autant plus important aujourd'hui que le public nourrit, à l'égard de l'État et des institutions, une méfiance, souvent une défiance, et parfois même une révolte. Il est bien loin le temps où un seul homme, Paul Delouvier, pouvait dessiner le schéma directeur de la région parisienne ! En quelques décennies, les choses ont évolué de manière incroyable.

Dix ans après sa création, il est nécessaire de réévaluer les enjeux de la CNDP. Si vous me faites confiance, fort de l'expérience acquise par mes prédécesseurs et m'appuyant sur une équipe renouvelée, trois maîtres mots guideront mon action : rénover, relégitimer, innover.

La CNDP, en tant qu'autorité administrative indépendante, doit affirmer son autorité et sa légitimité. Elle doit permettre d'articuler, en amont de la décision, la démocratie représentative et la démocratie participative, que Pierre Rosanvallon concevait comme « un processus d'implication, d'intéressement des citoyens à la chose publique ». S'appuyant sur les chercheurs et les professionnels de la concertation, la CNDP doit faire évoluer la doctrine, diversifier ses méthodes d'intervention, être visible à l'international, et se faire mieux connaître des citoyens français.

Plusieurs pistes peuvent être envisagées. S'agissant du fonctionnement de la CNDP, on pourrait ainsi :

- former les nouveaux membres dès leur arrivée et faire en sorte que tous (à l'exception des élus sans doute) participent à une Commission particulière du débat public (CPDP) – je rappelle que les vingt-cinq membres actuels représentent les six familles du Grenelle de l'environnement et le Parlement – ;

- évaluer et renouveler le vivier des présidents et membres de CPDP, en veillant à ce qu'ils ne soient pas trop proches de l'administration ou des maîtres d'ouvrage – c'est un élément fondamental pour l'ouverture, la transparence, la crédibilité et l'acceptation par les citoyens de la Commission – ;

- procéder à une évaluation du déroulement de chaque débat ;

- élargir les méthodes d'expression du public, développer les outils numériques ;

- développer, avec les maîtres d'ouvrage, la « concertation garantie » après le débat public jusqu'à la réalisation – le débat public se déroule parfois cinq ans avant l'enquête publique. Que se passe-t-il pendant ce laps de temps ?

Il faudrait enfin multiplier la coopération avec les chercheurs et les professionnels et faire travailler des thésards.

Il convient également de développer une action volontariste en direction des futurs responsables de l'administration et des futurs maîtres d'ouvrage (élèves des écoles d'ingénieurs, des écoles de commerce ou de l'ENA). Il s'agit d'ajouter à la technique et à l'ingénierie économique, une compétence d'ingénierie sociale, une capacité d'écoute et d'empathie. C'est un enjeu essentiel. Des progrès ont été accomplis, mais beaucoup reste à faire.

Enfin, la CNDP doit être plus largement ouverte vers l'extérieur en multipliant les contacts avec les collectivités territoriales et en favorisant l'émergence de commissions régionales utilisant la méthodologie CNDP ; en engageant une action proactive en direction des élus, des ONG, des syndicats, du patronat, des associations professionnelles et du grand public, en étudiant les pratiques des institutions étrangères homologues, en Europe et dans le monde, pour faire évoluer nos méthodes. Certains pays ont une pratique du débat public bien plus ancienne que la nôtre. On a toujours beaucoup à apprendre des méthodes des autres. Enfin, nous devons valoriser la CNDP à l'international en tissant un réseau européen et mondial.

À très court terme, nous devrons mettre en oeuvre la loi du 27 décembre 2012. Le Parlement a, en effet, souhaité que la CNDP désigne une personne qualifiée pour rédiger la synthèse des observations des citoyens sur tous les projets de décisions publiques ayant une incidence sur l'environnement. Un décret est en préparation sur ce point.

Viendra ensuite le décret sur les plans-programmes prévu par la loi Grenelle II et peut être d'autres évolutions imaginées par certains ...

Dans son rapport public de 2011 que j'évoquais précédemment, le Conseil d'Etat indique qu'une « solution consisterait à conférer un champ de compétence général à la CNDP, pour contrôler l'organisation de tous les débats publics à dimension nationale. Elle deviendrait l'institution de référence, connue du grand public ». Mais nous n'en sommes pas là. C'est au Gouvernement et au Parlement d'en décider.

Voilà, mesdames, messieurs les députés, quelques réflexions qui devront évidemment faire l'objet d'échanges avec vous-mêmes et avec les vingt-cinq membres de la CNDP. Vous l'aurez compris, c'est l'engagement de quarante années au service des citoyens, l'engagement d'une vie professionnelle que je souhaite poursuivre à la CNDP, pour une cause qui est essentielle dans notre société française : faire en sorte que les citoyens retrouvent une plus grande confiance dans l'État, dans ses institutions, et dans leurs représentants.

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