Intervention de éloi Laurent

Réunion du 2 avril 2013 à 17h30
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

éloi Laurent :

Malheureusement, il me sera matériellement impossible de répondre à toutes vos questions dans le temps qui m'est imparti, mais je ferai de mon mieux.

Je rappellerai d'abord que le rapport est issu d'une mission de réflexion. Il s'agit donc d'ouvrir des chantiers. Le moment de l'action, de la réforme commence après la remise du rapport, c'est-à-dire maintenant, et c'est vous qui êtes responsables de ce qu'il adviendra ou non de ce qui figure dans le rapport et de ce qui n'y apparaît pas.

Notre réflexion est peut-être abstraite ou naïve ; technocratique, certainement pas, puisque le rapport n'a pas été rédigé par l'administration mais par des chercheurs. Par ailleurs, je m'étonne d'entendre que les préoccupations de terrain n'y apparaîtraient pas alors que ce rapport est le premier à donner successivement la parole, sur chaque thème, à un chercheur et à un responsable politique. J'ignore à quelle présentation en ligne des auditions il a été fait allusion ; quoi qu'il en soit, les auditions durent trois minutes alors que nous avons donné cinq pages à 23 responsables politiques de tous bords, parfaitement libres de leur parole. Comment soutenir qu'il est partial, parisien, coupé des réalités du terrain, alors que nous avons associé à notre réflexion, de manière transpartisane, des députés, des sénateurs, des présidents de conseil régional et de conseil général représentant toutes les forces républicaines ? Figurez-vous que les chercheurs qui travaillent sur les territoires ruraux ne sont pas tous parisiens : certains habitent même dans ces territoires ! D'autres viennent de villes de province. Nous avons des contributeurs de Dijon, de Grenoble, etc.

Selon le cabinet de la ministre Cécile Duflot, l'idée est d'ouvrir d'ici au mois de juin un débat avec les responsables territoriaux, appelé « tour de France des territoires », puis de réunir en juin un comité interministériel d'aménagement du territoire, avant de présenter à l'automne une loi sur l'égalité des territoires. Ce qui figurera dans cette loi dépend de la représentation nationale, non des chercheurs. C'est à elle de combler, si elle le juge opportun, les lacunes dont souffre naturellement le rapport et qui sont parfois majeures – notamment, comme l'a dit Mme Laurence Abeille, la question de l'aménagement numérique, à laquelle je vais revenir. Ces lacunes sont en tout cas inévitables étant donné la durée de la mission, sa formule et le format du rapport.

Je précise enfin à celles et ceux d'entre vous qui n'ont eu le temps que de survoler le rapport qu'il est véritablement accessible : l'introduction n'occupe que vingt pages et les recommandations quatre.

Je vous remercie des questions très intéressantes que vous m'avez posées et qui vont enrichir ma réflexion et celles que suscite le rapport. Si celui-ci ne fait qu'ouvrir le débat, il aura déjà atteint l'un de ses principaux objectifs.

Monsieur Alain Calmette, je suis entièrement d'accord avec vous : le contraire de l'égalité des territoires, c'est non seulement l'inégalité – ou plutôt les inégalités – mais aussi la concurrence. Si les puissances publiques, qui aménagent le territoire conjointement avec le marché, ont tendance à aggraver les inégalités produites par ce dernier au lieu de les corriger, c'est notamment du fait de la décentralisation et des courses à la fiscalité la plus basse, aux ressources publiques, à la reconnaissance symbolique des territoires par la puissance publique. Cette question est abordée dans l'une des contributions ainsi que dans l'introduction. Lorsque l'on parle d'émulation, des bienfaits de la concurrence, on oublie que la mobilité parfaite d'un territoire à l'autre qu'ils supposent n'existe que dans les modèles théoriques abstraits chers aux économistes. En réalité, les mobilités étant très contraintes, la concurrence est le plus souvent dommageable.

Monsieur Jean-Marie Sermier, vous avez tout à fait raison d'insister sur le terroir. Aujourd'hui, les inégalités territoriales les plus marquées ne relèvent pas de la géographie physique mais de la géographie humaine, du terroir au sens d'un espace transformé, personnalisé par l'homme. Je distingue ainsi dans l'introduction les inégalités dites de première nature des inégalités de seconde nature, liées aux échanges économiques et à la division du travail. L'école de la géographie française, incarnée par Vidal de La Blache, insistait d'ailleurs sur cette dimension du territoire, qui en fait la personnalité.

Il est en effet fondamental de ne pas opposer les territoires, y compris de manière symbolique. Lorsque le principe d'égalité des territoires a été introduit dans le débat public, lors de la création du ministère puis de la définition de ma mission, il s'agissait de soulager les territoires en souffrance que constituent, au côté de la banlieue – traditionnellement la première à laquelle on pense –, l'espace périurbain et les espaces ruraux. Certains géographes vont jusqu'à opposer ces nouveaux territoires en souffrance à la banlieue – qui ferait l'objet de trop d'attentions depuis trente ans et aurait accaparé les ressources publiques –, au nom d'une approche parfois ouvertement ethnique des inégalités qui est extrêmement dangereuse. Voilà pourquoi je me suis efforcé d'étendre le débat, au-delà de la reconnaissance symbolique, à l'égalité entre les capacités des différents habitants des territoires.

L'absence de l'aménagement numérique est manifestement une lacune du rapport, comme on me l'a également fait observer au Sénat. J'ai renoncé à l'aborder parce que je ne pouvais traiter tous les sujets et que celui-ci faisait déjà l'objet de travaux, dont la préparation de la feuille de route sur le numérique, publiée depuis, et la mission de Claudy Lebreton sur l'aménagement numérique du territoire. Je savais donc que cette question essentielle ne serait pas négligée.

Les élus nous l'ont dit, notamment en Haute-Saône : cette question est la première abordée lors de réunions avec leurs administrés. Mais l'aménagement numérique ne peut résoudre tous les problèmes. N'en attend-on pas un peu trop ? L'aménagement virtuel ne saurait se substituer à l'aménagement réel du territoire en fournissant un équivalent de tout ce que l'on ne peut plus faire concrètement faute de ressources. En matière d'éducation, par exemple, le lycée numérique ne saurait remplacer entièrement les infrastructures publiques.

Monsieur Jean-Christophe Fromantin, la passionnante étude de l'Association des régions de France que vous avez citée est mentionnée dans une contribution à notre rapport, rédigée par l'équipe qui a procédé à cette étude pour le compte de l'ARF autour de Pierre-Jean Lorens, directeur du développement durable, de la prospective et de l'évaluation du conseil régional Nord-Pas-de-Calais. Cette contribution est en outre commentée par Françoise Gentil-Haméon, conseillère régionale des Pays de la Loire, autre grande région de France à avoir travaillé sur les nouveaux indicateurs de développement humain. Lorsque les critères sont modifiés, les classements s'en ressentent, ce qui conduit à relativiser la passion du classement permanent qui touche aussi les établissements scolaires : qu'en est-il si l'on tient compte non seulement du taux de réussite au baccalauréat mais aussi de la qualité de vie des élèves ou du métier qu'ils exerceront plus tard ? Non contents de ne se préoccuper que d'économie, les économistes ont aussi tendance à ne se fonder, au sein même de leur discipline, que sur un unique critère alors que l'analyse économique elle-même est plurielle. Or il ne s'agit pas de remplacer un indicateur par un autre, mais bien d'ouvrir la perspective.

Il est surprenant que nous ayons si peu progressé en la matière en France, alors que le premier article académique de grands économistes remettant en cause la prévalence du critère de croissance du PIB date de 1972 et que l'IDH a été créé par les Nations Unies il y a vingt ans. Chez nous, il existe des travaux mais peu de régions françaises y ont oeuvré, de sorte que nous manquons de propositions contradictoires sur le sujet et que nous sommes loin de disposer d'indicateurs spécifiques pour la région, le département, la commune. Il reste donc beaucoup à faire – y compris à l'Assemblée nationale, monsieur Serge Bardy.

Il y a trois jours, le gouvernement chinois a publié une étude montrant que le coût économique des destructions environnementales en Chine réduit de trois points la croissance du pays. En d'autres termes, le seul coût économique de la croissance la réduit de moitié ! Dès lors, à moyen terme, l'estimation de la croissance n'est plus la même.

En ce qui concerne le phénomène de mondialisation, je vous renvoie aux images nocturnes prises par satellite que la NASA a publiées il y a quelques mois et que j'ai incluses dans mon introduction. Elles dessinent une carte du monde inédite où les foyers lumineux, dont les espaces urbains sont la source, montrent la formidable concentration de l'activité dans les villes, qui ne représentent pourtant que 4 % de la surface planétaire. C'est de cette réalité qu'il faut partir, même si je suis tout à fait d'accord avec vous, monsieur Jean-Christophe Fromantin, quant à l'articulation entre zones denses et moins denses.

S'agissant de la mobilité, il est classique depuis vingt ou trente ans de l'opposer à l'aménagement du territoire, au motif que la libre circulation rendrait l'aménagement du territoire inutile : si les habitants peuvent aller vers les emplois, vers les infrastructures, pourquoi les leur amener ? Il ne serait nécessaire de le faire que lorsque la mobilité est contrainte. Cette opposition est aujourd'hui dépassée : il s'agit maintenant d'aménager la mobilité. En France, celle-ci est d'au moins trois ordres. Je ne reviens pas sur la mobilité virtuelle. La mobilité résidentielle est faible depuis trente ans, pour des raisons économiques, sociales, mais aussi culturelles. En tout état de cause, le fait que le problème du logement soit l'un des freins à la mobilité confirme que l'on ne saurait arguer de la mobilité pour se dispenser d'oeuvrer à l'égalité des territoires. Enfin, la mobilité la plus marquée est la mobilité pendulaire entre les espaces périurbain et urbain. C'est aussi la plus problématique du fait de son coût social et surtout écologique, avec l'artificialisation des sols associée au développement du périurbain, les émissions de CO2 et de particules fines. Ces dernières atteignent dans l'espace urbain un niveau inacceptable au regard du droit européen – ce qui mettra très prochainement la France en difficulté face à la Commission – et des normes de l'OMS. Quant aux émissions de CO2, si nous ne parvenons pas à les maintenir en deçà d'un niveau conforme à nos engagements, c'est bien en grande partie à cause des transports. Là encore, il faut aménager la mobilité : l'on ne peut pas prétendre simplement développer la mobilité résidentielle.

Madame Laurence Abeille, un indicateur peut intégrer simultanément des données objectives et subjectives. Pour mesurer le bonheur ou la confiance, nous disposons essentiellement de critères subjectifs, c'est-à-dire fondés sur des enquêtes. En revanche, la qualité de vie se mesure par des indicateurs objectifs, par exemple le nombre de personnes par pièce dans les logements. Vous me demandiez comment construire un indicateur synthétique ; mais l'on peut aussi opter pour un tableau de bord tel que celui qui définit la stratégie nationale de développement durable. Cela suppose de hiérarchiser différents objectifs qui ne sont pas nécessairement cohérents. D'autre part, nous avons déjà des indicateurs synthétiques : l'IDH2, l'ISS – indice de santé sociale – et les indicateurs synthétiques au niveau territorial, qui produisent des résultats intéressants. Mais il faudrait aller beaucoup plus loin au niveau local, notamment par la démocratie participative à laquelle vous avez fait référence. Il n'y a guère que dans le Nord-Pas-de-Calais et dans les Pays de la Loire que l'on a réfléchi à ces questions. Au niveau international, de nombreux travaux ont été entrepris à la suite du rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi ; l'OCDE a élaboré l'indicateur du mieux-vivre, l'ONU va reprendre ses travaux sur le développement humain, le Canada, la Suisse y ont réfléchi ; nous pourrions tirer des enseignements de ces expériences.

Sur ce qui détermine la compétitivité et l'attractivité d'un territoire, l'économisme produit en effet un contresens total. Réduire le taux d'imposition dans l'espoir d'attirer les entreprises revient à s'appauvrir à long terme pour un gain économique à court terme. Les services publics et les infrastructures – d'une qualité exceptionnelle dans notre pays – jouent un rôle essentiel dans la compétitivité de nos territoires, comme vous le confirmera n'importe quel étranger qui passe par notre pays, véritable carrefour européen. Naturellement, il faut entretenir les infrastructures. Aujourd'hui, la réflexion sur ce que pourrait être un indicateur de compétitivité durable ou de résilience territoriale reste embryonnaire ; le rapport s'emploie à la développer. Mais il serait précieux de disposer d'un indicateur de la qualité des services publics élaboré par les régions françaises.

La détermination de l'échelle pertinente est une vieille question de géographie à laquelle la science répond : « Cela dépend. » Avec le choix du critère, il s'agit du principal enjeu du débat sur l'égalité des territoires. L'on ne peut affirmer que les inégalités territoriales augmentent ou se réduisent en France sans préciser selon quelle échelle et quel critère. Dans mon introduction, je m'efforce d'aborder cette question complexe de manière relativement simple en étudiant la dynamique des seules inégalités économiques : leur réduction au niveau des macro-territoires et leur augmentation au niveau des micro-territoires, qui montrent que certaines politiques d'égalité des territoires ont été efficaces mais que les choix résidentiels et les logiques de ségrégation produisent des divergences au sein d'un même quartier ou d'un même espace urbain. Encore ne s'agit-il que des différences de PIB et de revenu par habitant. Ces deux critères ne sont d'ailleurs pas équivalents, l'un mesurant les logiques productives, l'autre les logiques de consommation ou de potentiel de consommation, et ils ne suivent pas la même évolution. Mais comment le problème de l'égalité des territoires ne serait-il pas complexe ?

Lorsque l'on aborde les outils de politique publique, on touche à la limite où mon travail s'arrête et où le vôtre commence. Quels instruments une éventuelle loi sur l'égalité des territoires mobilisera-t-elle ? S'agira-t-il de territoires de projet ? Quels outils administratifs seront utilisés ? Vous connaissez ces questions bien mieux que n'importe quel chercheur et c'est vous qui pourrez les intégrer à une loi sur l'égalité des territoires. Vous êtes seuls juges de la question de savoir si ce sont les SCOT qui favorisent le plus la coopération entre territoires. Les chercheurs ont travaillé en amont ; l'aval, ce sont les citoyens qui pourront vous le donner. Le débat s'ouvre ; les conférences territoriales vont commencer ; certaines d'entre elles porteront assurément sur la coopération entre espaces urbains et ruraux. La loi qui viendra ensuite fera l'objet d'un débat parlementaire. Je vous suggère donc de vous mettre en relation avec les autorités compétentes pour défendre vos propositions.

Madame Catherine Quéré, en ce qui concerne les territoires ruraux, j'ai été auditionné la semaine dernière par le groupe d'études « Politiques de la ruralité » ainsi que Mohamed Hilal et Yves Schaeffer, auteurs, avec Cécile Détang-Dessendre, de la très belle contribution au rapport consacrée aux espaces ruraux. Ils y proposent une nouvelle typologie des campagnes françaises, montrant, comme vous le savez mieux que moi, qu'il n'existe pas une seule forme de ruralité en France – eux en dénombrent sept. On ne peut donc pas se contenter d'opposer la ruralité à la ville : la situation est plus complexe. Ils proposent notamment de recentraliser l'espace rural non autour des pôles métropolitains mais des petits bourgs, des villes-centres dont parlait M. Jean-Louis Bricout et que l'on a laissés à l'abandon. Si l'on en reste toujours à l'opposition entre la métropole et le désert rural, c'est que l'on a négligé le tissu interstitiel.

Monsieur Guillaume Chevrollier, on peut peut-être aller un peu plus loin que le simple refus de l'égalitarisme, en s'interrogeant sur la théorie de la justice à privilégier. Comment réfléchir à l'égalité des territoires sans se poser cette question ? Le détour par ces théories est indispensable, si complexe et abstrait dût-il paraître. Parmi elles, nous avons opté pour la théorie des capacités, très éloignée de l'égalitarisme.

Monsieur Yann Capet, le pacte de gouvernance territorial est présenté par Jean-Pierre Bel, président du Sénat, dans sa contribution au rapport, et l'idée de contractualisation par le sénateur Hervé Maurey à propos des politiques de santé. Il s'agit de questions institutionnelles et de gouvernance qui relèvent typiquement des élus : elles constituent les solutions qu'ils proposent pour remédier aux inégalités analysées par les chercheurs. Nous n'avons pas abordé les institutions ni le problème du millefeuille territorial puisque trois lois sont en préparation sur le sujet. La troisième d'entre elles, qui porterait sur la solidarité territoriale, pourrait s'articuler au débat sur l'égalité des territoires ; il en serait alors question à l'automne.

Monsieur Gilles Savary, le desserrement des outils urbains au profit des territoires ruraux constitue une excellente proposition, mais il conviendrait de préciser à quels outils vous songez et lesquels sont transposables d'un territoire à un autre. Assurément, le zonage ne concerne pas le seul milieu urbain et il faut réfléchir au zonage rural ; de même, la politique de la ville devrait évoluer non vers une politique des campagnes, mais vers une politique de coopération entre villes et campagnes. Cela relève également d'une future loi.

Il est exact qu'il n'y a ni chef d'entreprise ni commerçant parmi les rédacteurs du rapport, même si des consultants ont été associés au projet : la pluralité a ses limites. Il serait un peu rapide d'en conclure que nos travaux sont déconnectés des réalités de terrain.

Je renvoie M. Laurent Furst à la définition de la notion de territoire qui figure dans l'introduction.

Enfin, monsieur Serge Bardy, je suis tout à fait favorable à ce que le débat à l'Assemblée nationale intègre l'examen des nouveaux indicateurs de développement humain et de soutenabilité, qui devrait avoir lieu au niveau local mais aussi au niveau national. Les documents annexés au projet de loi de finances et mis à la disposition de la représentation nationale se fondent quasi exclusivement sur des indicateurs macroéconomiques, ce qui est très surprenant s'agissant de l'évaluation des politiques publiques dans un pays aussi riche en réalités humaines que le nôtre. Je doute que l'information fournie suffise à éclairer les choix budgétaires. Quoi qu'il en soit, si des indicateurs révélateurs des inégalités devaient y être intégrés, les inégalités territoriales seraient concernées. (Applaudissements sur les bancs SRC)

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