Intervention de Christiane Taubira

Séance en hémicycle du 15 mai 2013 à 15h00
Adaptation dans le domaine de la justice au droit de l'union européenne et aux engagements internationaux de la france — Présentation

Christiane Taubira, garde des sceaux :

Madame la présidente, monsieur le président de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République, madame la rapporteure, madame la ministre des droits des femmes, mesdames, messieurs les députés, il me revient l'insigne – et, allais-je dire, ingrat – privilège de vous présenter un projet de loi exclusivement composé de dispositions visant à transposer dans notre droit six instruments juridiques européens – des directives, des décisions-cadre et une décision – et sept instruments européens et internationaux – des conventions, un protocole, un accord et une résolution.

Vous le savez, cette transposition nous est rendue obligatoire par les dispositions de la Constitution – article 53 et articles 88-1 et suivants – et par les traités européens et conventions internationales. Le traité de Lisbonne prévoit d'ailleurs des sanctions lorsque les transpositions ne sont pas effectuées dans les délais.

Néanmoins, ces transpositions ne sont pas effectuées exclusivement en vertu d'une obligation juridique : elles le sont aussi parce que les dispositions des instruments en question vont contribuer à lutter contre la criminalité organisée, contre les violences faites aux femmes, contre les violences domestiques et contre les abus sexuels, notamment ceux qui sont commis contre les enfants.

Les dispositions que nous allons transposer datent pour certaines de 2006 – voire 2005, s'agissant du troisième protocole additionnel aux conventions de Genève – et 2008. Le travail de transposition avait été prévu pour certaines d'entre elles dans un texte de loi qui était resté bloqué au Sénat en février 2012. Afin que ces dernières soient transposées dans les délais, le Gouvernement a choisi de mettre en oeuvre la procédure accélérée.

Concernant les dispositions relatives à la lutte contre la criminalité organisée, nous voyons bien la nécessité de s'opposer à la facilité avec laquelle les délinquants et criminels ont pris acte de l'abaissement des frontières, du développement de l'Internet et des réseaux de communication, de la libre circulation des personnes, des biens et des capitaux – propres mais aussi, souvent, blanchis. Il est donc important que nous procédions à l'harmonisation des incriminations, laquelle nous permettra de développer la coopération judiciaire. Il importe également d'harmoniser les dispositions procédurales, en particulier celles qui concernent la circulation des personnes mises en cause, c'est-à-dire les transfèrements, et ce afin de faciliter l'entraide pénale entre les États.

Ainsi que je viens de le rappeler, il s'agit de six textes européens et de sept textes européens et internationaux. Les mesures concernées sont donc assez diverses. Pour autant, le projet de loi n'est pas disparate, parce que l'ensemble des dispositions convergent vers la mise en place du programme de Stockholm, adopté pour la période 2010-2014. Celui-ci vise, au-delà des avancées permises par le programme de Tampere sur l'instauration d'un espace de liberté, de sécurité et de justice, à créer un espace judiciaire européen, et donc à faire converger les dispositions pénales des États membres de façon à nous rendre tous plus efficaces dans la lutte contre les violences et contre la criminalité organisée.

Le texte de loi, composé de vingt-trois articles, comporte deux parties distinctes.

La première partie vise à transposer des textes européens. La première de ces transpositions renvoie à une convention extrêmement importante qui a été signée à Varsovie en mai 2005 et qui a pour objet la lutte contre la traite des êtres humains. Elle fait également référence au protocole additionnel à la convention de Palerme, qui a été signée en 2000. Ce sont des dispositions extrêmement importantes.

Le projet de loi élargit tout d'abord l'infraction de traite des êtres humains, en y introduisant notamment le prélèvement d'organe. En outre, alors que l'échange de rémunération était jusqu'alors le seul moyen permettant l'incrimination, des moyens alternatifs qui constituaient auparavant des circonstances aggravantes ont été introduits comme constitutifs pour caractériser l'infraction : les violences, les menaces, les contraintes.

La vigilance de la commission des lois a permis de détecter un risque de voir la sanction légèrement diminuée si l'on ne prenait pas la précaution de préciser que, dès lors que deux circonstances sont réunies, la peine encourue est fixée à dix ans. L'amendement qu'elle a déposé en ce sens recevra donc un avis favorable du Gouvernement. Il permet, par sécurité, que les dispositions qui consolident le contenu de l'incrimination n'aient pas pour conséquence le prononcé d'une peine inférieure à ce qui est prévu actuellement.

La traite des êtres humains est typiquement une infraction à caractère transfrontalier, international. Cette transposition permet de construire un espace européen de liberté, de sécurité et de justice efficace et au-delà, d'armer les États pour affronter une criminalité organisée de plus en plus astucieuse et performante.

L'article 3 traite de l'interprétation et de la traduction des actes dans le cadre des procédures pénales. Nos lois et notre jurisprudence imposent déjà le recours à un interprète ; cette disposition européenne ajoute l'obligation de traduction, à même de protéger les justiciables, qui doivent avoir pleinement connaissance des actes essentiels établis dans le cadre d'une procédure pénale.

L'article 4 traite de la lutte contre les abus sexuels et l'exploitation sexuelle des enfants et contre la pédopornographie. Ces dispositions émanent de la convention du Conseil de l'Europe signée à Lanzarote en 2007. Avec les dispositions de la convention relative à la lutte contre la traite des êtres humains également transposées, elles érigent en infraction pénale toutes les formes d'abus sur les enfants.

Les articles suivants transposent des dispositions qui visent à renforcer les droits procéduraux des personnes, inspirés des principes de la Cour européenne des droits de l'homme, et à permettre la reconnaissance mutuelle des décisions prises par les tribunaux en cas de non-comparution de l'auteur des faits. Elles concernent également les décisions portant sur une condamnation à une peine privative de liberté.

Les articles 7 et 8 transposent la décision-cadre de 2008 sur le renforcement d'Eurojust et modifiant la décision-cadre de 2002, qui instituait cette unité de coopération judiciaire. Ces dispositions diffèrent de ce que prévoient les articles 85 et 86 du traité de Lisbonne en matière de renforcement d'Eurojust et de création possible d'un parquet européen. S'il est important de renforcer Eurojust – la transposition prévoit de préciser les capacités de membre national –, la commission des lois a souhaité aller plus loin en adoptant une disposition qui anticipe la proposition de règlement que la Commission a prévu de présenter au Conseil Justice et affaires intérieures, règlement qui permettra de renforcer Eurojust et d'avancer vers la création du parquet européen.

La situation est pour le moins inédite puisque la commission des lois prévoit ainsi de transposer des dispositions qui n'ont pas encore été écrites, même si la Commission respecte un calendrier assez resserré. Cela ne nous paraît pas garantir une définition du parquet européen tel que nous l'envisageons et tel que nous avons commencé à y travailler, de façon méthodique et rigoureuse, avec mon homologue allemande, Sabine Leutheusser-Schnarrenberger.

Ensemble, nous avons adressé une correspondance à la vice-présidente de la Commission et mis en place un groupe de travail franco-allemand, qui a rédigé un document, transmis depuis à la Commission. Nous avons mobilisé d'autres pays, comme la Pologne, l'Italie, l'Espagne, extrêmement motivés par l'idée d'un parquet européen. Celui-ci doit être conçu de façon à ce que son efficacité soit garantie, qu'il n'y ait pas de heurts avec les institutions judiciaires des États membres et qu'il puisse remplir au mieux la première mission qui lui sera confiée, défendre les intérêts financiers de l'Europe.

Pour toutes ces raisons, le Gouvernement estime qu'il serait plus prudent et raisonnable de s'en tenir à la transposition de la décision-cadre de 2008 et d'attendre de connaître le contenu du règlement. Anticiper sur un règlement nous paraît politiquement et juridiquement risqué : la démarche est sans précédent et nous ne pouvons préjuger ni de ce qu'il contiendra exactement ni des amendements qui lui seront éventuellement apportés. Nous débattrons plus longuement de cette question lors de la discussion des articles et confronterons les arguments du Gouvernement avec ceux de Mme la rapporteure.

Trois directives restent à transposer. Elles portent respectivement sur la lutte contre le racisme et la xénophobie, la reconnaissance mutuelle en matière de décisions sur la probation et la reconnaissance mutuelle en matière de décisions privatives de liberté avant jugement, c'est-à-dire de détention provisoire. Si les délais de transposition de certains textes remontant à 2005 ou 2006 nous ont placés dans l'urgence, nous avons aussi décidé d'inclure dans le présent projet de loi la transposition d'instruments juridiques dont le délai courait jusqu'en décembre 2014. Il n'en a pas été de même pour ces trois directives, dont la transposition doit être effectuée avant mars 2014 : leurs dispositions viendraient encore alourdir ce texte qui compte 23 articles. Les délais de transposition seront néanmoins respectés.

La deuxième partie de ce projet de loi est composée des mesures d'adaptation de la législation à des instruments européens et internationaux.

Le premier de ces instruments est la convention internationale pour la protection des personnes contre les disparitions forcées, adoptée par l'assemblée générale des Nations unies en décembre 2006. Cette convention est marquée de l'empreinte de la France, qui, après avoir présenté une première résolution en 1978, a milité – avec les familles et les organisations non gouvernementales, fortement mobilisées – en faveur de son adoption, notamment au travers de l'action de l'un de ses ambassadeurs, M. Bernard Kessedjian, hélas décédé et pour lequel nous avons une pensée émue.

L'adaptation consiste notamment à introduire dans nos textes une définition des disparitions forcées plus précise que celle qui est prévue dans le statut de la Cour pénale internationale, la prise en compte des disparitions forcées non liées à un crime contre l'humanité et un délai de prescription adapté à ce type de crime.

Le deuxième instrument est l'accord relatif à la procédure de remise des personnes entre les États membres de l'Union européenne et la République d'Islande et le Royaume de Norvège. Cette procédure se situe entre la procédure d'extradition et le mandat d'arrêt européen, en cela que, au même titre que l'extradition, la remise de nationaux est prohibée et que la dispense de contrôle de la double incrimination est limitée à six infractions – le terrorisme, l'homicide volontaire, les violences, notamment les viols, les coups et blessures graves, le trafic de stupéfiants et l'enlèvement, la séquestration ou la prise d'otages.

Le troisième instrument est la convention du Conseil de l'Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique signée à Istanbul le 11 mai 2011. Avant même sa ratification – qui fera très prochainement l'objet d'un projet de loi porté par ma collègue Najat Vallaud-Belkacem, ministre des droits des femmes –, nous avons pu, au travers de ce texte, mettre notre législation totalement en conformité avec les obligations qui en résultent, l'essentiel des dispositions étant du reste contenues dans une directive.

Notre législation, qu'il faudrait encore affiner, couvre la plupart des infractions visées par la convention : violences physiques et psychologiques, violences sexuelles, harcèlement – sur lequel un texte, porté par Najat Vallaud-Belkacem et moi-même, a été adopté à l'unanimité par les deux chambres l'année dernière –, mutilations génitales, stérilisation forcée, interruption de grossesse sans consentement et mariage forcé.

Najat Vallaud-Belkacem évoquera plus précisément le contenu de cette convention et des modifications qu'il convient d'apporter à notre législation afin d'incriminer le mensonge qui conduit au mariage forcé, l'incitation à la mutilation sexuelle, la tentative d'interruption de grossesse sans le consentement de l'intéressée, et sans forcément de violences physiques ou psychologiques.

Les autres instruments, qui ne sont pas de moindre importance mais qui appellent simplement moins d'attention, sont le protocole additionnel aux conventions de Genève relatif à l'adoption d'un nouveau signe distinctif humanitaire et le « Mécanisme résiduel », qui permet de solder les dernières procédures des tribunaux pénaux internationaux pour l'ex-Yougoslavie et le Rwanda.

Grâce à ce projet de loi, nous complétons et renforçons notre arsenal pénal relatif aux violences faites aux femmes, aux abus sexuels sur les enfants, à la criminalité organisée et à la délinquance transfrontalière. Nous permettons que des personnes incarcérées soient transférées pour purger leur peine dans l'État où elles ont leur lieu de résidence habituel, leurs liens de famille et où les conditions d'une exécution efficace de leur peine – préparation à la sortie, meilleure insertion ultérieure – sont remplies.

En transposant ces dispositions dans notre droit pénal, nous contribuons à renforcer l'espace de justice, de liberté et de sécurité, à resserrer la coopération judiciaire, au niveau européen bien entendu, mais aussi avec des pays avec lesquels des accords ont été signés et des règles proches mises en place – je pense en particulier à l'Islande et à la Norvège. Nous travaillons aussi avec d'autres pays dans le monde, car cette criminalité est transfrontalière et transcontinentale, ce qui explique que nous développions des coopérations bilatérales mais aussi multilatérales. Il y a quelques mois, j'ai signé au nom du Gouvernement l'adhésion de notre pays à une convention qui prévoit la dématérialisation des informations juridiques et judiciaires et l'amélioration de la circulation de l'information sur nos règles procédurales. Ces nouvelles dispositions faciliteront notamment l'exécution des commissions rogatoires internationales en améliorant la connaissance réciproque des règles procédurales mais aussi de la définition de fond des incriminations prévues par nos législations respectives.

Bien évidemment, parce que nous travaillons sur des instruments juridiques de nature assez différente – directives, décisions-cadre, décisions, conventions, protocoles, arrêts, résolutions –, nous avons parfois l'impression, au moment de la transposition, de disposer d'un matériau assez rétif qu'il arrive à certains de trouver mal rédigé. Ce n'est d'ailleurs pas très étonnant, car non seulement le document est traduit mais il est de surcroît le fruit de négociations auxquelles participent des juristes, des diplomates, des techniciens et d'autres praticiens du droit pour dégager des compromis. Surtout, l'Union européenne est elle-même tiraillée entre deux conceptions assez différentes du droit : d'un côté, le droit continental, romano-germanique, et, de l'autre, le common law, plus trivialement appelé droit anglo-saxon. Du fait de cette confrontation permanente, de ces compromis incessants, la rédaction n'est pas d'une parfaite rigueur juridique, car des périphrases peuvent être utilisées à la place d'un concept, laissant ainsi une impression d'approximation.

Il demeure bien sûr que, comme dans toute transposition, nous avons dû concilier deux contraintes contradictoires : rester fidèle au texte juridique que nous transposions tout en respectant les obligations que nous impose notre loi fondamentale.

La commission a accompli en la matière un travail admirable, et je salue l'impulsion qu'a donnée la rapporteure Marietta Karamanli. Le texte, à l'issue de ses travaux, est incontestablement amendé. À ce propos, je rappelle nos réserves concernant Eurojust, même si j'entends, je comprends, voire je partage votre impatience. Certes, vous voulez donner une impulsion et préparer mieux encore la création du parquet européen, mais il serait hétérodoxe d'anticiper le contenu d'un règlement qui n'a pas encore été définitivement rédigé. Sous cette réserve, le Gouvernement approuve le texte issu de la commission des lois ; j'aurai l'occasion de le répéter à plusieurs reprises lorsque nous examinerons les articles et les amendements. (Applaudissements sur les bancs des groupes SRC et écologiste.)

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