Intervention de Jean-Frédéric Poisson

Séance en hémicycle du 16 mai 2013 à 15h00
Interdiction des licenciements boursiers et des suppressions d'emplois abusives — Motion de rejet préalable

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Frédéric Poisson :

Madame la présidente, monsieur le ministre, madame la présidente de la commission des affaires sociales, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, ce texte vise à interdire à toutes les entreprises qui font des bénéfices de réduire leurs effectifs pour quelque motif que ce soit et où que ce soit. Ses articles portent successivement sur une restriction du champ des licenciements économiques – article 1er –, la définition des licenciements boursiers – article 2 –, des sanctions financières pour les entreprises ayant abusé des licenciements économiques – article 3 –, les motifs d'appréciation de la validité des licenciements économiques – article 4 –, la réduction à deux du nombre de salariés conduisant à la définition du licenciement collectif en ces matières – article 5 –, la réduction du champ de la loi Aubry 2 – article 6 –, la suppression de la rupture conventionnelle du contrat de travail – article 7 – et la suppression des accords collectifs portant sur l'information des salariés dans les entreprises de plus de trois cents salariés – article 8.

De notre point de vue, ce texte comporte deux motifs d'inconstitutionnalité au moins. En outre, il propose une rédaction ayant pour effet de bloquer l'activité des entreprises et injuste à l'égard des salariés. De plus, il démontre la très grande difficulté, pour ne pas dire l'impossibilité de faire figurer dans le droit la notion de licenciement boursier. Tels seront les trois éléments de mon propos.

S'agissant du premier motif d'inconstitutionnalité, que vous avez vous-même souligné, monsieur le rapporteur, il porte sur la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 14 janvier 2002 sur des licenciements économiques et la réduction du champ de la liberté d'entreprendre.

En retirant aux entreprises la liberté d'anticiper leurs propres difficultés, vous restreignez exagérément cette liberté, je n'y reviens pas. J'ajoute, en écho à votre réponse, monsieur le rapporteur, que ce n'est pas tant une question de couleur politique du Conseil constitutionnel – sujet qu'il faut aborder avec prudence –, mais une application du principe constitutionnel de la liberté d'entreprendre.

La rédaction que vous proposez ne changerait pas réellement le cours de choses. En effet, la jurisprudence de la Cour de cassation sur le sujet de la compétitivité est assez variable. Et la notion de difficultés économiques que vous maintenez dans votre formulation nouvelle de l'article L.1233-3 du code du travail dans son acception la plus large permettrait malgré tout aux entreprises d'aller à l'encontre de ce que vous souhaitez.

Par ailleurs, l'article 7 qui vise à abroger la rupture conventionnelle du contrat de travail pose également à nos yeux un problème d'ordre constitutionnel. Rappelons brièvement que la rupture conventionnelle a été adoptée dans un accord interprofessionnel portant sur la modernisation du marché du travail en 2008 par quatre organisations syndicales sur les cinq organisations représentatives, à l'exception de la Confédération générale du travail. Selon les chiffres récemment remis par vos services, monsieur le ministre, ces quatre organisations représentent environ 75 % des salariés si j'en crois les scrutins de représentativité de la fin de l'année 2012.

Ajoutons que l'avis des salariés et des employeurs sur ce dispositif est assez largement favorable, ce qui est certainement le signe de sa pertinence. En dehors de sa pertinence renforcée par les contrôles administratifs ad hoc, l'article 7 constitue de notre point de vue un authentique cavalier législatif et n'a pas sa place dans le texte.

Ensuite, il nous semble que votre proposition de loi propose une rédaction tendant à bloquer la vie des entreprises et injuste pour les salariés. Je fais ici référence tout particulièrement aux deux alinéas de l'article 2. Je veux du reste croire que cet article va au-delà de vos intentions.

Les deux alinéas de l'article 2 sont centrés sur l'impossibilité de procéder à toute suppression d'emploi dans le cas où l'entreprise aurait enregistré des bénéfices ou distribué des titres ou des dividendes au cours des deux exercices précédant les décisions de procéder à des licenciements. Une telle formulation est bloquante pour la vie des entreprises. En effet, la mention « au cours des deux exercices précédents » est parfaitement inadaptée à la vie des opérateurs économiques. Dans une certaine mesure, une référence à deux exercices bénéficiaires consécutifs aurait été plus compréhensible, mais n'aurait pas pour autant rallié notre assentiment.

Particulièrement par les temps qui courent – M. Robiliard y a fait allusion – il peut se trouver des entreprises bénéficiaires à l'exercice n, déficitaires à l'exercice n +1 et dans l'obligation de licencier une partie de leurs effectifs à l'exercice n +2. Certaines d'entre elles peuvent même connaître deux années successives de bénéfices et se trouver dans l'obligation de réduire leurs effectifs pour assurer leur survie. Ainsi, la formulation que vous adoptez interdit non seulement toute forme d'anticipation des difficultés, mais encore toute possibilité d'ajustement rapide aux modifications brutales d'activité. C'est une forme de mort programmée des organisations dans une large mesure. Particulièrement dans les temps que nous vivons, une telle disposition serait dévastatrice pour notre économie.

D'autre part, cette formulation porte de graves risques d'injustice pour les salariés eux-mêmes : « Est réputé dépourvu de cause réelle et sérieuse, tout licenciement pour motif économique ou toute suppression d'emploi sous quelque forme que ce soit » dans les entreprises bénéficiaires au sens indiqué précédemment, dites-vous. Votre formulation pose deux problèmes. Le premier, est que la notion de suppression d'emploi n'est définie nulle part dans le code du travail. J'indique qu'il peut y avoir des suppressions d'emplois sans licenciements, par exemple, lorsqu'il s'agit de reclassement, de mutation ou de mobilité professionnelle. À l'inverse, il existe des licenciements sans suppression d'emplois, comme dans le cas où les salariés licenciés sont remplacés poste pour poste. Si bien que la notion de suppression d'emploi ne peut en aucun cas être considérée comme synonyme de rupture de contrat de travail, donc, de licenciement. Il y a un authentique risque que la formulation que vous proposez aille jusqu'à rendre impossible toute forme d'ajustement des organisations reposant sur des suppressions d'emplois dans les entreprises qui veulent préserver leur bonne santé économique ou la recouvrer en se réorganisant.

Le second problème est l'impossibilité pour un employeur de procéder à toute forme de suppression d'emploi sous quelque forme que ce soit. Cela conduira à devoir maintenir dans les effectifs de l'entreprise des salariés frappés par une incapacité de travail, par exemple, alors que leur situation personnelle leur donnerait le droit d'être pris en charge par la solidarité nationale. Ou, pire, à maintenir dans ses mêmes effectifs des salariés que l'on pourrait légitimement licencier pour une faute avérée et que l'on ne remplacerait pas. Pour ces deux raisons, la notion de suppression d'emploi est parfaitement inadaptée. En adoptant votre proposition, on introduirait une source objective d'injustice pour les salariés qui n'est pas acceptable.

Troisièmement, votre réforme, monsieur le rapporteur, démontre la quasi-impossibilité d'inscrire dans notre droit la notion de licenciement boursier, voire l'interdiction faite aux entreprises qui réalisent des bénéfices de licencier.

Avant toute chose, rappelons que la notion de licenciement boursier ne recouvre aucune forme de réalité juridique et aucune autre réalité que celle d'un pur effet rhétorique. Cette notion n'existe en effet pas dans notre droit et ne peut être centrée que sur les entreprises cotées en bourse ou sur la notion de bénéfices ou de distribution de richesses par l'entreprise, ce que vous proposez dans votre texte. Même définie ainsi, on tomberait rapidement dans les travers que nous avons dénoncés plus haut.

Votre proposition de loi ne concilie pas les éléments de la compétitivité avec la contrainte issue des compétitions internationales, même si on peut le regretter. Elle ne résiste pas à la tentation de légiférer alors qu'un tel sujet relève à l'évidence de la négociation collective. La méfiance portée par votre proposition de loi aux accords collectifs destinés à encadrer les procédures de licenciements me semble aller à l'encontre des efforts de tous les acteurs, partenaires sociaux comme pouvoirs publics, de toutes appartenances politiques d'ailleurs, efforts déployés pour améliorer la qualité du dialogue social dans notre pays.

Votre proposition de loi traite à l'identique le sort des grandes entreprises cotées d'une part et, d'autre part, celui des petites entreprises soumises tout autant que les grandes à la vigueur de la compétition internationale, donc à la nécessité de s'adapter.

Votre proposition ne tient pas compte du fait que les entreprises qui versent des dividendes rémunèrent également le patrimoine de millions de Français qui font confiance à nos grandes entreprises et qui en sont actionnaires, aux dizaines de milliers de salariés qui sont aussi actionnaires de leurs employeurs, cela arrive souvent, ainsi qu'à la santé financière des entreprises, elles-mêmes actionnaires de certaines de leurs consoeurs.

Ainsi, la référence à la notion de licenciement boursier, employée à la légère par le chef de l'État lui-même parfois, est la preuve d'une certaine forme d'incompréhension ou de non prise en compte des mécanismes économiques et de leur complexité.

Relier avec une telle légèreté deux notions aussi étrangères que la rupture du contrat de travail d'un côté et l'évolution d'un cours de bourse de l'autre relève d'une conception dirigiste de l'économie, que vous défendez, monsieur le rapporteur.

Pour conclure, je me voudrais me fonder sur des travaux très récents qui font l'unanimité dans le monde des économistes. Il est vrai – M. Coronado le disait à cette tribune tout à l'heure – qu'une certaine forme de société est en train de disparaître, celle d'un monde fondé sur la production de richesses par la concentration d'argent dans le capital qui rémunérait le travail effectué par d'autres. Sans doute cette forme qui a encore de l'avenir est-elle appelée à évoluer dans un sens que personne ne peut prédire.

Sous l'impulsion d'un certain nombre de changements sociétaux, même notre conception de la propriété privée est en train d'évoluer. J'en veux pour preuve nos débats sur la loi HADOPI et la protection des droits d'auteur et de la propriété intellectuelle, sujet dont nous aurons à débattre dans quelque temps. Avec la mécanique du téléchargement, les jeunes générations sont moins fondées que nous l'étions ou que ne le sommes à considérer la propriété privée comme une forme d'intangible social, ce qui ne manquera pas d'avoir des répercussions sur notre conception des rapports économiques.

Par ailleurs, si des générations de chercheurs en économie ont essayé de régler la question de la production des richesses, on peut dire que le monde actuel y est arrivé. Beaucoup s'accordent à dire que l'ensemble des biens et des services produits sur la totalité de la planète suffirait à satisfaire l'ensemble des habitants. Ce que nous ne savons pas bien faire dans le monde actuel, ce n'est pas de produire des richesses, mais de les répartir. Probablement, sommes-nous appelés, l'ensemble des acteurs sociaux et nous autres décideurs politiques, à imaginer dans les temps qui viennent des modalités de répartition des richesses différentes de celles que nous connaissons actuellement avec une attention particulière à ceux qui les produisent directement, c'est-à-dire les salariés.

Pour autant, il est des cas dans lesquels des situations douloureuses peuvent être générées par les entreprises qui réduisent leurs effectifs alors même qu'elles sont bénéficiaires. Lorsque l'on connaît la rigueur et la vigueur de la compétition internationale, il est d'intérêt général de préserver leurs capacités de décision, leur santé et leur survie.

De plus, je ne vois pas comment l'on peut interdire les licenciements aux entreprises bénéficiaires autrement qu'en causant de graves inconvénients sur le plan juridique comme sur le plan économique.

Pour toutes ces raisons, je vous remercie, mes chers collègues, d'adopter cette motion de rejet.

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