Intervention de Georges Fenech

Séance en hémicycle du 28 mai 2013 à 15h00
Réforme du conseil supérieur de la magistrature — Motion de rejet préalable

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaGeorges Fenech :

Madame la présidente, madame la garde des sceaux, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, l'émergence du Conseil supérieur de la magistrature dans l'histoire de l'organisation judiciaire apparaît comme la réponse républicaine au souci de préserver la justice des influences de la « puissance exécutrice de l'État », selon la formule de Montesquieu.

La justice n'est ni de gauche, ni de droite, elle est notre bien à tous. Quelles que soient nos appartenances politiques, nous sommes unanimement attachés à l'indépendance de la justice. Il s'agit là d'un principe essentiel sans lequel il ne saurait y avoir de confiance en l'institution judiciaire.

Mais voyez-vous, madame la ministre, même si nous poursuivons le même objectif, nous n'avons pas la même conception de l'indépendance. Pour nous, indépendance est avant tout synonyme de responsabilité. Pour vous, l'indépendance est comprise dans une forme de confusion avec autonomie ou autogestion du corps, j'aurai l'occasion d'y revenir.

À cet égard, la dernière réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, a constitué de l'avis général une indéniable avancée, cela a été dit par la ministre et rappelé par notre rapporteur. Depuis 2008, le chef de l'État ne préside plus le CSM et le garde des sceaux n'en est plus le vice-président. On peut dire que depuis cette date, le CSM s'est véritablement affranchi de la tutelle politique. Dès lors, fallait-il encore bouger les lignes, et était-il nécessaire de s'engager dans une réforme constitutionnelle de cette importance ?

Madame la ministre, vous avez fait l'historique du CSM avec beaucoup d'aisance. Faut-il rappeler que sous François Mitterrand encore, non seulement le chef de l'État était le président du CSM, mais il nommait également l'ensemble des personnalités civiles membres du CSM ?

Nous sommes ici plusieurs parlementaires et anciens ministres à nous souvenir de cette époque où le pouvoir politique avait la haute main sur les nominations des magistrats. La rocambolesque affaire dite des « fuites du Conseil supérieur de la magistrature », en 1987, avait poussé cette situation jusqu'à la caricature. Huit membres du Conseil avaient reçu une lettre anonyme accompagnée d'une note photocopiée rédigée par la secrétaire générale du CSM à l'attention de François Mitterrand, et faisant état des opinions politiques de chacun. À cette époque l'appartenance ou le cousinage avec le syndicat de la magistrature était le meilleur passeport pour faire carrière.

Il aura donc fallu attendre plus de vingt ans pour qu'en 2008 Nicolas Sarkozy décide de lever définitivement le soupçon d'une mainmise du pouvoir politique sur les nominations des magistrats.

Aujourd'hui, madame la ministre, votre gouvernement estimant sans doute que cette évolution était insuffisante et alors même qu'aucune évaluation de cette réforme n'a été entreprise – je sais que les lois constitutionnelles n'ont pas à l'être, mais nous aurions pu avoir un débat –, vous nous proposez une nouvelle modification du CSM tant dans sa composition, que dans son fonctionnement et ses attributions. Je ne suis absolument pas convaincu que cela représentera une avancée.

Qui, dans notre pays, réclamait cette réforme du CSM ? Pas les politiques, ni les magistrats, qui sont tout à fait satisfaits de leur Conseil supérieur de la magistrature. Qui donc, si ce n'est le président Hollande qui, tout à coup, s'est engagé devant la Cour de cassation à faire en sorte que les magistrats soient en nombre supérieur au sein du CSM ? Certainement que les syndicats de magistrats le souhaitaient, le syndicat majoritaire a d'ailleurs été le seul à se féliciter du projet initial. J'emploie le terme de projet initial car le projet issu de l'examen par la commission des lois n'est plus vraiment le projet proposé par la garde des sceaux sous l'impulsion et la direction du Président de la République, et nous le verrons au terme de la discussion générale.

Je souhaite ouvrir une parenthèse pour regretter très solennellement la manière dont le chef de l'État a cru devoir relancer la réforme au lendemain du scandale de l'affaire Cahuzac, la présentant comme une sorte d'antidote à la corruption. En effet, le 4 avril, s'exprimant à chaud sur l'affaire Cahuzac, le chef de l'État a déclaré que cette affaire appelait d'abord un renforcement de l'indépendance des juges, ce qui impliquait une réforme du CSM.

Aussitôt, trois membres du CSM faisaient part au Président de la République de leur irritation en ces termes :

« Il est évident que l'affaire Cahuzac ne concerne en rien le Conseil supérieur de la magistrature, non plus qu'elle concerne, bien au contraire, l'indépendance de la justice.

« Quoi qu'il en soit, votre propos constitue, à tout le moins, à notre égard, une mise en cause, voire une accusation que nous ne pouvons accepter, dans le souci de la dignité de l'institution à laquelle nous appartenons et dont nous pouvons dire sans crainte d'être démenti qu'elle n'a pas manqué, au cours des deux premières années de son mandat actuel, d'affirmer son attachement à l'indépendance de la justice et de faire, elle-même, la preuve de son indépendance en plusieurs circonstances qui n'ont pas pu vous échapper.

« Plus grave encore, ajoutaient-ils, est le retentissement de vos propos sur l'ensemble des citoyens, qui mal informés de la réalité des choses et de la répartition des responsabilités entre les diverses institutions publiques, supposeront nécessairement que ces propos ne sont pas sans quelque fondement et que la conduite du CSM est d'abord responsable des fraudes fiscales du personnel politique. »

En réponse, le Président de la République ne pouvait que se confondre en regrets sur des propos interprétés – je le cite – « dans un sens qu'ils n'avaient pas ». Dont acte.

En tout état de cause, madame la ministre, cette polémique au plus haut niveau de l'État est bien la preuve que cette réforme nous est présentée dans une certaine précipitation, alors même que personne ne la réclamait. Où était l'urgence d'une telle réforme constitutionnelle, celle de 2008 n'étant pas encore stabilisée et évaluée ?

Comment expliquer autrement la modification substantielle du texte initial qui, malgré quelques ajustements salutaires que je reconnais, reste inopportune ?

Je soutiendrai donc le vote du rejet préalable, même si ce texte ne contient pas de dispositions manifestement inconstitutionnelles.

Une première raison pour rejeter ce texte, et elle est fondamentale, est qu'il a pour défaut d'isoler la justice dans une forme de corporatisme, contre lequel précisément la réforme de 2008 s'était efforcée de lutter, non sans quelques succès.

En effet, le constituant de 2008 avait très opportunément introduit une majorité de non-magistrats au CSM, car – j'en reviens à mon propos liminaire – l'indépendance des magistrats ne doit pas être confondue avec l'autonomie du corps judiciaire. Votre logique autogestionnaire est contraire à l'évolution qui tend à la reconnaissance d'un pouvoir judiciaire.

J'entends d'ailleurs parler de « conseil de justice ». S'agira-t-il de la prochaine grande réforme ? Allons-nous vers la création d'un véritable pouvoir judiciaire institutionnel, lequel exige nécessairement une participation importante du corps social à sa gestion par le biais d'un droit de regard externe et, par voie de conséquence, de la mise en oeuvre d'une forme de responsabilité ? C'est tout le contraire que le projet de loi constitutionnelle propose.

Son exposé des motifs indique : « Par l'effet du présent projet de loi constitutionnelle, les magistrats de l'ordre judiciaire, au nombre de huit, redeviennent majoritaires, ce qui va dans le sens des recommandations du Conseil de l'Europe. » Cette manière de présenter les choses est tronquée ou erronée – vous l'avez d'ailleurs rectifiée dans votre intervention, madame la garde des sceaux. À l'évidence, cette présentation ne correspond pas à la réalité européenne. La mise en place d'une majorité de magistrats ne répond à aucune exigence européenne.

Comme vous l'avez également rappelé, il existe bien une recommandation du comité des ministres du Conseil de l'Europe. Cependant, outre le fait qu'elle soit dénuée de valeur nominative, cette recommandation de 2010 ne s'oppose pas à la mise en place du système paritaire que vous allez proposer. Je cite ce texte : « Au moins la moitié des membres de ces conseils » – il s'agit des conseils de justice – « devraient être des juges choisis pas leurs pairs issus de tous les niveaux du pouvoir judiciaire et dans le plein respect du pluralisme au sein du système judiciaire. » Il n'y est donc nullement question d'une majorité de magistrats qui constituerait un standard européen. Vous l'avez reconnu tout à l'heure : le standard européen, c'est la parité.

À cet égard, je rappelle que le club de réflexion Terra Nova, qui inspire abondamment la politique menée par la gauche, l'Institut pour la justice, qui regroupe quelque 70 000 adhérents, ainsi que la commission de réflexion pour la justice présidée en 1997 par M. Pierre Truche, ont préconisé une majorité de non-magistrats au sein du CSM. Vous voyez que le consensus existait sur ce point.

Je pourrais encore citer l'opinion de notre estimé président de la commission des lois, Jean-Jacques Urvoas – il n'est toujours pas de retour dans cet hémicycle –, qui déclarait le 27 mars dans les colonnes du journal Le Monde : « Remettre au sein du CSM une majorité de magistrats, n'est-ce pas prendre le risque que renaissent des stratégies de réseau ? Est-ce vraiment le gage d'une grande transparence ? Je suis, pour le moment, dubitatif. »

Madame la garde des sceaux, ces mêmes doutes se sont manifestement emparés de notre très estimé rapporteur Dominique Raimbourg, qui modifie aujourd'hui courageusement et substantiellement l'une des promesses de François Hollande – une de plus, oserais-je ajouter – en se repliant sur le principe de la parité entre ceux qu'il est convenu de nommer les « clercs » et les « laïcs » au sein du CSM.

Nous l'avions senti dès le début de nos auditions. Comment aurait-il pu en être autrement, d'ailleurs, quand l'écrasante majorité des personnalités auditionnées ont dénoncé « une syndicalisation-politisation de la justice », « un système oligarchique coupé du système démocratique », « une régression démocratique » ou « une réforme USM ». Le projet gouvernemental n'a finalement trouvé grâce qu'aux seuls yeux du syndicat majoritaire, et pour cause : il lui faisait la part belle en raison du mode d'élection des magistrats présentés sur les listes syndicales.

Permettez-moi de rendre hommage, à mon tour, au grand constitutionnaliste Guy Carcassonne, que nous avons entendu il y a quelques semaines et qui vient de disparaître. Vous l'avez rappelé, cher collègue Raimbourg : c'est lui qui avait qualifié ce texte de « régression démocratique ».

Nous en revenons donc aujourd'hui à la parité entre magistrats et personnalités issues de la société civile. C'est un moindre mal, mais permettez-moi de vous répéter, cher collègue Raimbourg, l'expression que j'ai employée en commission des lois : « Tout ça pour ça ? » Quel rétropédalage !

Vous vous apprêtez à convoquer la lourde machine du Congrès de Versailles, mais ce projet de loi constitutionnelle ne subira-t-il pas le même sort que celui de 1998 qui n'a jamais abouti ? Je me pose en effet la question : irons-nous vraiment à Versailles ? C'est vous qui êtes maître de la réponse. En tout état de cause, vous vous apprêtez donc à convoquer cette énorme machine du Congrès de Versailles : l'ensemble des députés et des sénateurs devront dire, au cours d'une grand-messe constitutionnelle : « Il faut un magistrat de plus au CSM. » Je synthétise, bien sûr, mais voilà résumé ce projet de loi constitutionnelle.

Toute la République va donc se mobiliser pour un seul homme, sans doute le magistrat qui coûtera le plus cher à la République. Par temps de crise budgétaire, cette décision confine à la dérision ou à la gabegie. Je me suis amusé tout à l'heure – pardonnez-moi cette facétie – à faire un petit calcul. La convocation d'un Congrès coûte la bagatelle de 500 000 euros – certains évoquent même la somme d'un million d'euros.

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