Intervention de Philippe Labro

Réunion du 11 juin 2013 à 17h00
Délégation aux outre-mer

Philippe Labro, président du Syndicat du sucre de la Réunion :

J'évoquerai la filière canne-sucre de La Réunion et les problématiques qu'elle rencontre avant d'aborder les complémentarités qui existent entre les différentes filières dans le modèle agricole réunionnais.

La France est le seul pays producteur de sucre de canne en Europe. Cette particularité française, nous la devons aux départements d'outre-mer qui produisent chaque année environ 280 000 tonnes de sucre, dont 75 % à La Réunion. Dans le même temps, la production européenne de sucre de betterave s'élève à 18 millions de tonnes. Notre production est donc soumise à une très forte concurrence.

À La Réunion comme en Guadeloupe, la filière canne à sucre est organisée en interprofession depuis 2007. Elle est donc totalement structurée. Les industriels qui transforment la canne pour produire du sucre ont le devoir d'acheter la totalité des cultures de canne à sucre que leur présentent les planteurs – dès lors que leur qualité est saine, loyale et marchande, comme le réclament les textes nationaux et européens.

Cette filière est le pivot de l'agriculture de La Réunion. L'île est un territoire contraint : sa superficie ne dépasse pas 250 000 hectares, dont les deux tiers sont occupés par le volcan et les cirques, ce qui est peu propice aux activités humaines. Pour vivre, travailler, se développer et se transporter, les Réunionnais sont confinés sur les côtes. L'île compte près de 45 000 hectares de terres cultivées, dont 24 000 hectares, soit un peu moins de 60 %, sont consacrés à la canne à sucre.

En valeur, la production agricole de La Réunion représente près de 400 millions d'euros, répartis équitablement entre la canne à sucre, les filières de diversification végétale et les filières animales. Si l'on intègre les activités de transformation, le sucre pèse naturellement d'un poids plus conséquent.

La Réunion connaît un taux de chômage supérieur à 35 %, qui atteint 60 % chez les jeunes. La filière canne-sucre représente 12 000 emplois, soit 5 % de l'emploi total sur l'île et 10 % des emplois marchands, mais il est vrai que les collectivités locales et la fonction publique emploient un grand nombre de personnes.

Le taux de couverture de nos échanges extérieurs est de 6,5 % – il était de 90 % en 1946. Les importations se sont considérablement développées depuis cette époque, tandis que nous exportons peu de produits. Le sucre représente 50 % en valeur et 80 % en volume des exportations totales de la production endogène, mis à part les déchets et les véhicules qui transitent sur l'île avant d'être réexportés à Mayotte.

Si nous parvenons à ces résultats – pour avoir voyagé au Brésil, au Mozambique, en Tanzanie, je peux en témoigner – c'est que La Réunion est extrêmement performante. Nous bénéficions de la présence d'eRcane qui est un centre de recherche parmi les cinq meilleurs au monde en matière de sélection variétale. Le niveau de performances industrielles est également excellent. Aucune des sucreries du groupe Tereos n'est capable de l'atteindre, tant en ce qui concerne les rendements industriels que la qualité de la production.

Le marché local de La Réunion ne représentant que 800 000 consommateurs, nous exportons 93 % de notre production de sucre, et ce uniquement en Europe. La moitié de la production de sucre est destinée à être consommée en l'état. Il s'agit de sucre « haut de gamme », à forte valeur ajoutée, appelé parfois sucre de spécialité. Cette production, constituée de 200 à 250 000 tonnes correspondant à l'appellation « sucre de canne roux », couvre la moitié du marché européen, le reste étant constitué de sucre de betterave. Nos principaux concurrents sont les Mauriciens et nous avons peu d'espoir de développement car aucun client n'accepte de ne dépendre que d'un seul fournisseur. Cela dit, nous sommes bien positionnés et nous avons une dizaine d'années d'avance sur la concurrence, ce que nous maintenons en investissant énormément, tant dans la recherche et développement que dans les installations physiques. Nos investissements sont presque trois fois plus élevés que ceux des grands groupes sucriers européens.

La deuxième moitié de notre production est destinée à être exportée en vrac dans des bateaux pour être transformée en sucre blanc dans les raffineries portuaires européennes. Lorsqu'elle est transformée en sucre blanc, nous n'avons plus aucun moyen de différencier notre production des 18 millions de tonnes de sucre de betterave produits en Europe.

Face à cette concurrence, jusqu'à présent, le système des quotas interdisait aux producteurs européens de dépasser un certain volume, ce qui laissait la place au sucre des départements d'outre-mer. Mais la prochaine réforme de l'organisation commune de marché (OMC) va démanteler le système des quotas. Le démantèlement interviendra en 2015, en 2017, ou en 2020, et dès lors nous nous retrouverons en pleine concurrence, sur la moitié de notre production, avec la production européenne.

En 2005, lorsque les règles de l'OCM actuellement en vigueur ont été mises en place, les deux sucreries de La Réunion produisaient en moyenne 100 000 tonnes chacune, soit 200 000 pour le département. À l'époque, les sucreries de l'Union européenne produisaient en moyenne 110 000 tonnes de sucre.

La réforme mise en place en Europe consistait à baisser fortement les prix du sucre afin d'obliger les sucreries les moins compétitives du continent à fermer. Cela a bien fonctionné puisque 42 % des sucreries européennes ont fermé, entraînant le licenciement de 51 % du personnel, et les sucreries restant en vie ont fortement augmenté leur production.

À La Réunion, sur les 150 sucreries qui existaient il y a 50 ans, deux seules subsistent. Nous sommes passés depuis 2005 de 100 000 à 105 000 tonnes de sucre par unité de production, soit 210 000 tonnes au total. Dans le même temps, la production européenne passait de 110 000 à 170 000 tonnes, et celle de la France à 192 000 tonnes. Aujourd'hui, nos sucreries sont deux fois plus petites que celles de nos concurrents.

Le système d'aides mis en place en 2005 est entièrement orienté vers les planteurs réunionnais. Sur l'ensemble des aides attribuées à la filière, celles qui relèvent du POSEI (programme d'options spécifiques à l'éloignement et à l'insularité) et des aides nationales s'élèvent à 112 millions d'euros par an. Une petite partie de cette somme – près de 18 millions d'euros – sert à compenser les surcoûts liés à l'éloignement puisque notre marché obligatoire se trouve en Europe dont nous sommes éloignés de près de 10 500 km.

En revanche, le handicap dû au fait que nous répartissons la plupart de nos coûts sur une production de 100 000 tonnes (le sucre de spécialité) – pendant que l'Europe produit 200 000 tonnes – ne fait l'objet d'aucune compensation. Les aides qui transitent par les industriels sont reversées sous forme de soutien au prix de la canne à sucre et d'aides au développement à destination des planteurs.

Ces aides sont-elles justifiées ? Certains se posent la question. La surface agricole moyenne à La Réunion, pour les 3 500 exploitations agricoles de cannes à sucre, est de 7,5 hectares, soit la moitié de la surface moyenne de la production de betteraves, qui se situe entre 15 et 20 hectares. Sauf que la betterave ne représente que 20 à 25 % de l'activité des producteurs, qui dans la plupart des cas cultivent également des céréales.

Si nous divisons les 112 millions d'euros d'aides par les 12 000 emplois de la filière, nous parvenons à un chiffre de 9 000 euros par emploi, pour des personnes qui cultivent 7,5 hectares. Le chiffre équivalent pour les céréales avoisine les 30 000 euros pour des personnes qui cultivent une centaine d'hectares.

Quels sont les revenus des agriculteurs réunionnais ? Sachant qu'ils cultivent 7,5 hectares, avec un rendement de 75 tonnes à l'hectare, si nous exprimons le bénéfice de leur exploitation en le rapportant au SMIC, nous parvenons à un salaire situé entre 1,2 fois et 1,4 fois le SMIC. Il est extrêmement difficile, dans ces conditions, d'expliquer aux planteurs que l'on va diminuer leur revenu. C'est pourtant ce à quoi conduirait la diminution des aides. C'est un vrai problème.

En 2005, les pouvoirs publics français et européens nous avaient demandé de dépasser la barre des 2 millions de tonnes de canne à sucre. Nous avons tout fait pour y parvenir, mais nous nous sommes heurtés au maintien du foncier agricole. Si nous avions conservé les 26 000 hectares disponibles à l'époque, compte tenu des rendements des nouvelles variétés de canne, nous aurions déjà dépassé cet objectif de 2 millions de tonnes.

La marge de croissance existe, mais compte tenu de l'importance des aides publiques dans le revenu des planteurs – 45 euros sur 80 pour une tonne de canne – il ne leur resterait plus, au-delà d'un certain seuil, que la partie payée par l'industriel, soit 17 euros, et la fameuse prime énergie-bagasse, de l'ordre de 13 euros. Leur revenu tomberait alors à 30 euros, ce qui serait inférieur au coût marginal de production.

Pour ce qui est de la complémentarité entre les filières, 20 % des agriculteurs canniers pratiquent également la diversification végétale et animale, à laquelle ils consacrent 10 % des surfaces exploitées.

Cela dit, les filières animales, pour pouvoir se développer, doivent épandre les effluents d'élevage. Ceux-ci sont répandus à 100 % dans les champs de canne. Mais les effluents des élevages de volailles ne peuvent être épandus en surface et le sont donc uniquement au moment de la replantation. La diminution des surfaces et des replantations limite donc le développement des filières animales.

Concernant les filières végétales, le président de l'interprofession diversification végétale nous expliquait récemment qu'il ne pourrait se contenter de produire des fruits et des légumes parce que les banques n'acceptent de lui prêter de l'argent que s'il cultive de la canne à sucre et que celle-ci lui fournit 80 % de son revenu. Cette réticence des banquiers s'explique par plusieurs motifs : si un cyclone survient, dans le pire des cas il endommage 20 % de la production de canne, ce qui signifie que l'agriculteur conserve 80 % de son revenu ; si le cyclone passe au-dessus de productions de tomates, de carottes ou de mangues, l'agriculteur perd 100 % de son revenu et son exploitation n'existe plus l'année suivante ; en outre, la culture de la canne garantit à l'agriculteur qu'il écoulera 100 % de sa production, taux qu'aucune production végétale ou animale ne peut atteindre. Les cultures de carotte et d'oignon, qui ont été très affaiblies par une maladie, ont beaucoup de mal à retrouver leur place sur le marché. Enfin, le prix de la canne est garanti pour l'ensemble de la période par la part versée par l'industriel et les compléments d'aide d'État, ce qui n'est pas le cas pour les autres productions.

Nous consommons à La Réunion 124 000 tonnes de fruits et légumes, dont 87 000 sont produites localement, ce qui représente 70 % de notre consommation. Nous incitons les filières animales à récupérer une partie de la production. Nous ne mangeons pas uniquement des bananes et des ananas, mais également des pommes et des poires qui, elles, ne sont pas produites dans l'île. Si les filières animales récupéraient un tiers des importations, nous pourrions passer à 100 000 tonnes produites localement, soit un progrès de 10 à 15 %. La Réunion compte actuellement 7 000 hectares de terres en friche, qui pourraient s'ajouter aux 2 000 hectares que nous avons remis en culture au cours des cinq dernières années. Si nous pouvions consacrer 1 000 hectares pour moitié à la canne et pour moitié aux filières de diversification, nous atteindrions aisément les 100 % de la consommation locale, ce qui permettrait de créer une centaine d'emplois.

J'ai moi-même dirigé plusieurs entreprises de transformation industrielle, dont la chocolaterie Mascarin. J'ai produit des glaces et des sorbets, mais j'ai dû stopper mon activité à cause de la taille insuffisante du marché local. Ce handicap, en termes d'économies d'échelle, est impossible à surmonter. Il n'y a de la place à La Réunion que pour l'entreprise Royal Bourbon. Si nous avions poursuivi notre activité, celle-ci aurait coulé.

Ce problème est de plus en plus important, car plus l'évolution de la technologie s'accélère, plus il faut pouvoir investir rapidement. Or, nous sommes handicapés par les coûts d'investissement. J'ai voulu fabriquer des sucres en dosettes. La plus petite machine, que j'ai trouvée en Italie, correspondait à un marché douze fois supérieur au marché réunionnais. Et nous rencontrons ce problème dans toutes les activités de transformation industrielle. Face à cela, nous devons faire attention de ne pas lâcher la proie pour l'ombre.

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