Intervention de Roger-Gérard Schwartzenberg

Séance en hémicycle du 3 juillet 2013 à 21h30
Interdiction du cumul de fonctions exécutives locales avec le mandat de député ou de sénateur -interdiction du cumul de fonctions exécutives locales avec le mandat de représentant au parlement européen — Discussion générale commune

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaRoger-Gérard Schwartzenberg :

Monsieur le président, je tiens d'emblée à apporter une précision. Ces propos ne sont pas un plaidoyer pro domo ou la défense d'une cause personnelle. En effet, si j'ai été longtemps à la fois député du Val-de-Marne et maire de Villeneuve-Saint-Georges – mea maxima culpa –, j'ai volontairement choisi de n'être plus candidat aux dernières élections municipales et je détiens donc aujourd'hui un mandat unique, celui de parlementaire.

Comme vient de le rappeler Sergio Coronado, avant 1985 le cumul des mandats était sans limite. Au sommet de la hiérarchie politique, il n'était alors pas rare d'être à la fois maire, président de conseil général ou régional, administrateur d'établissements publics locaux, député ou sénateur, et membre du Parlement européen. Certains de ces hommes-orchestres étaient sans doute des virtuoses. Mais, pour beaucoup d'autres, comment exercer à la fois, avec une pleine efficacité, autant de responsabilités distinctes ?

Ce cumul des mandats alors sans limitation pouvait avoir un effet négatif : le risque du localisme, d'une vision principalement locale de la vie publique, prêtant davantage d'attention aux questions locales qu'aux grandes questions nationales. Avec ce cumul non limité entre mandat parlementaire et fonctions locales, tel député ou tel sénateur pouvait être tenté de laisser la charge essentielle de la politique nationale à l'exécutif pour se consacrer surtout aux problèmes de son territoire. Par ailleurs, ces charges nombreuses et absorbantes devenaient chronophages. Elles provoquaient un manque de disponibilité avec, parfois, une assiduité limitée au Parlement et une connaissance trop rapide des dossiers, pour pouvoir contrôler vraiment l'exécutif, appuyé sur la technocratie administrative.

Il ne s'agissait pas, bien sûr, de prohiber tout cumul. Mais, à l'évidence, il convenait de le limiter pour éviter des excès qui pouvaient nuire à l'exercice de la fonction parlementaire.

À l'initiative de deux Gouvernements de gauche, les gouvernements Fabius et Jospin, auxquels j'ai appartenu, les lois organiques du 30 décembre 1985, puis du 5 avril 2000 ont légitimement instauré une limitation de ce cumul. Elles ont établi une situation mesurée et équilibrée qu'il convient de maintenir.

En revanche, le nouveau projet de loi organique qui nous est soumis aujourd'hui interdit radicalement le cumul du mandat de député ou de sénateur avec des fonctions exécutives. Une prohibition de ce type paraît présenter plus d'inconvénients que d'avantages.

En effet, il est utile de pouvoir exercer à la fois un mandat parlementaire et une fonction exécutive locale. Le fait d'être maire, par exemple, place au contact direct des préoccupations de ses concitoyens, de ce qui concerne leur vie de tous les jours : le logement, les transports, l'école, la santé, l'action sociale, etc. Cet enracinement dans les réalités quotidiennes permet d'être, au Parlement, un législateur mieux informé donc plus efficace.

Certes, selon le présent projet de loi, les députés et sénateurs pourront continuer à exercer « un mandat local simple ». Toutefois, la fonction de maire, de président de conseil général ou régional assure une connaissance plus générale, plus globale des divers domaines d'action des collectivités concernées.

Au demeurant, des responsables politiques de premier plan ont jugé possible de cumuler un mandat parlementaire et une fonction exécutive locale. J'en mentionnerai seulement deux, un de chaque côté.

L'un a été député de la Gironde et maire de Bordeaux, tout en présidant par ailleurs l'UMP – ce qui n'apparaît guère comme une fonction de tout repos. L'autre a été député de la Corrèze et maire de Tulle ou président du conseil général, tout en étant, par ailleurs, premier secrétaire du PS – ce qui, dit-on, n'est pas une sinécure… Cela ne les a pas empêchés d'être l'un et l'autre des parlementaires très actifs.

Deuxième point : la désignation des parlementaires doit prendre en compte leur implantation locale, sans dépendre principalement des appareils de parti. Sinon, à terme, le Parlement risque de comporter surtout des élus issus des états-majors partisans ou des cabinets ministériels, plutôt que des parlementaires venus de la vie publique locale, restés en relation directe avec leurs concitoyens et leurs préoccupations quotidiennes. Ce qui conduirait à un autre type de Parlement.

Par ailleurs, ne plus admettre la compatibilité du mandat parlementaire avec une fonction exécutive locale risquerait de fausser l'équilibre institutionnel entre le législatif et l'exécutif. En effet, la présence au Parlement de maires de grandes villes et de présidents de conseil général ou régional, disposant d'une audience importante et d'une existence politique autonome, contribue à l'autorité du Parlement par rapport à l'exécutif.

En revanche, cet équilibre des pouvoirs risque d'être remis en cause si le Gouvernement ne trouve plus en face de lui, au Parlement, des élus ayant cette influence et cette indépendance.

La Ve République s'est toujours caractérisée par un déséquilibre au profit de l'exécutif : il importe de ne pas l'aggraver et de ne pas rendre le Parlement moins représentatif et influent qu'aujourd'hui.

Enfin, les États qui n'admettent pas ou ne pratiquent pas le cumul entre mandat parlementaire et fonction exécutive locale sont très généralement ceux où les collectivités de base et leurs dirigeants disposent de prérogatives considérables, qu'il s'agisse d'États à forte décentralisation ou, a fortiori, d'États fédéraux. Dans ce cas, les responsables d'entités décentralisées ou fédérées détiennent de très importants pouvoirs et disposent donc, de ce fait, d'une moindre disponibilité qu'un président de conseil général ou régional en France.

En dernier lieu, si une réforme du régime des incompatibilités intervenait, elle devrait logiquement commencer par le commencement et se conformer à la hiérarchie des normes juridiques, en révisant d'abord l'article 23 de la Constitution relatif aux incompatibilités qui concernent les membres du Gouvernement, avant de modifier les lois relatives aux parlementaires.

En effet, actuellement, au plan juridique, rien n'interdirait à un ministre d'exercer simultanément une fonction exécutive locale, alors qu'il serait très préférable qu'il se consacre exclusivement à sa fonction gouvernementale.

Si, en pratique, depuis mai 2012, aucun ministre n'exerce une fonction exécutive locale, il importerait, pour assurer la pérennité de ce non-cumul, d'inscrire une interdiction dans la Constitution. Cela constituerait un préalable nécessaire à d'autres modifications éventuelles du régime des incompatibilités.

Autre point à mentionner : le non-cumul des indemnités. Si le cumul du mandat parlementaire et d'une fonction exécutive locale continuait d'être autorisé, il serait très souhaitable que le cumul des indemnités liées à ces deux fonctions soit désormais interdit, de manière à dissiper une ambiguïté et à bien faire comprendre que si certains parlementaires souhaitent détenir un mandat local, ce n'est pas par intérêt financier, mais par conviction.

Enfin, ce texte modifie très profondément les règles de remplacement des parlementaires et prévoit notamment qu'en cas de démission pour incompatibilité, ceux-ci seront remplacés par leur suppléant.

Actuellement, en dehors de cinq cas énumérés dans la loi organique, cela n'est pas possible. Si un député décide de renoncer à son mandat parlementaire, il ne peut être fait appel à son suppléant pour le remplacer. Une élection partielle doit être organisée.

En revanche, l'article 3 du présent projet de loi organique prévoit que, désormais, un député se trouvant en situation de cumul et choisissant d'opter pour sa fonction locale sera remplacé par son suppléant.

Cette nouvelle disposition semble doublement inopportune. D'une part, il paraît difficilement envisageable de changer les règles relatives au remplacement des députés en cours de législature. D'autre part – et l'étude d'impact le souligne – ces nouvelles règles de remplacement seraient établies pour éviter « l'organisation d'un grand nombre d'élections partielles ». Il y a là une sorte de volonté d'évitement du suffrage universel qui n'est guère conforme à la démocratie.

Pour terminer, le cumul d'un mandat parlementaire et d'une fonction élective locale n'est pas aussi généralisé ou fréquent qu'on le croit. L'étude d'impact accompagnant ce texte l'indique : 42 % des députés et 41 % des sénateurs n'exercent aucune fonction exécutive locale. Et cela par leur propre choix. Sans qu'il ait été besoin de les y contraindre par la loi.

Après tout, si on est favorable au non-cumul, pourquoi faudrait-il absolument compter sur une loi pour le mettre en pratique ? Et pourquoi ne pas l'appliquer directement soi-même à soi-même, sans s'en remettre à une loi qui, de surcroît, ne s'appliquerait que dans quatre ans ?

Monsieur le ministre, quelle que soit l'estime que nous avons pour vous-même et pour votre action, nous voterons contre ce projet de loi, qui nous paraît comporter des interdictions trop générales et trop automatiques. Certes, il n'est plus interdit d'interdire, mais il n'est pas souhaitable, non plus, d'accumuler les prohibitions, les interdictions, les injonctions, surtout quand il s'agit de la vie publique, espace de liberté.

Au lieu d'établir telle ou telle interdiction, il est préférable de laisser le suffrage universel se déterminer par lui-même, sans être contraint. Le libre choix des électeurs doit être la règle fondamentale en démocratie. Il faut nous rappeler de ce que Lamartine disait ici même, dans cet hémicycle : « Le suffrage universel est donc la démocratie elle-même. »

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