Intervention de Didier Migaud

Réunion du 17 juillet 2013 à 11h00
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Didier Migaud, Premier président de la Cour des comptes :

Monsieur le président, je vous remercie d'avoir organisé cette audition pour me permettre de présenter à votre Commission le rapport qu'elle a commandé à la Cour, sur les avoirs bancaires et les contrats d'assurance-vie en déshérence. Je suis accompagné de M. Raoul Briet, président de la première chambre, et de Mme Catherine Julien-Hiebel, conseillère référendaire et rapporteure. Sont également présentes Mme Monique Saliou, conseillère maître, contre-rapporteure, et les autres rapporteures de l'enquête, Mmes Stéphanie Cabossioras, Aude Buresi et Constance Braye.

Ce rapport est le fruit non seulement d'un contrôle auprès des services de l'État, mais surtout d'une enquête menée auprès des fédérations professionnelles des secteurs de la banque et de l'assurance et d'un échantillon représentatif de leurs adhérents. La Cour a été amenée, dans le cadre de cette enquête et de manière plutôt inhabituelle, à examiner les pratiques d'organismes, pour la plupart d'entre eux privés, sur lesquelles elle ne dispose pas de compétence directe. Tous les établissements consultés ont pleinement coopéré.

La situation actuelle des avoirs bancaires inactifs puis en déshérence ainsi que des contrats d'assurance-vie non réclamés soulève de réels enjeux de protection des épargnants. Le client – ou son héritier – qui ne se serait pas manifesté auprès de son établissement de crédit pendant une longue durée n'est, en l'état actuel, pas assuré de pouvoir récupérer les sommes qu'il y a déposées sans que le capital ait été largement entamé par des frais de gestion. S'il a souscrit un contrat d'assurance-vie, il n'est pas toujours assuré du versement rapide des sommes dues aux bénéficiaires qu'il a désignés, en particulier lorsque ces derniers ne sont pas informés de l'existence d'un tel contrat à leur profit. Cette situation est d'autant plus préjudiciable que les personnes les plus susceptibles d'être touchées par la déshérence sont celles qui détiennent de petits dépôts bancaires ou des contrats d'assurance-vie de montants modestes.

La gestion des avoirs non réclamés soulève également des enjeux budgétaires pour l'État. En effet, les avoirs non réclamés par leur propriétaire ou bénéficiaire auprès de l'établissement de crédit dépositaire ou de l'organisme d'assurance sont acquis à l'État au bout de trente ans. Les montants qui lui reviennent sont toutefois, dans la situation actuelle, assez peu significatifs : 49,3 millions d'euros en 2012 au titre des comptes bancaires prescrits et 6,4 millions d'euros, entre 2008 et janvier 2013, au titre des contrats d'assurance-vie prescrits.

Les constats formulés par la Cour diffèrent entre le secteur bancaire et celui des assurances.

S'agissant des avoirs bancaires en déshérence, le cadre juridique est lacunaire. La seule obligation légale à la charge des banques concernant ces avoirs est celle de leur reversement à l'État au terme de la prescription trentenaire. La Cour a d'ailleurs relevé des défaillances dans le respect par les établissements de crédit de cette obligation. Le code monétaire et financier ne comprend pas, en revanche, d'obligations particulières concernant les comptes inactifs, c'est-à-dire non mouvementés à l'initiative du client et pour lesquels ce dernier ne s'est pas manifesté.

Il découle de ce cadre juridique incomplet une série de conséquences préjudiciables.

En premier lieu, les banques n'ont aucune obligation de rechercher si les titulaires des comptes ouverts dans leurs livres sont décédés. En pratique, l'absence de connaissance du décès du client par les banques est pourtant l'un des facteurs principaux de déshérence des comptes au sein des établissements de crédit. Elle est en partie liée au fait que les notaires n'ont pas de droit propre à consulter, lors des successions, le fichier des comptes bancaires – FICOBA –, qui recense l'ensemble des comptes bancaires ouverts en France. Actuellement, et seulement depuis 2011, ils n'ont qu'un accès indirect au FICOBA, sur mandat d'un héritier. Ils n'ont donc pas toujours une vision exhaustive du patrimoine détenu en banque par les personnes décédées.

En deuxième lieu, les avoirs bancaires inactifs font l'objet d'une gestion hétérogène par les établissements de crédit, chacun ayant son interprétation de ce qu'est un compte inactif et de ses modalités de gestion.

En troisième lieu, l'application de frais de gestion annuels sur les comptes courants inactifs pendant plusieurs années, voire jusqu'au terme de la prescription trentenaire, peut conduire les banques à prélever une partie importante des sommes qu'ils contiennent, et parfois la totalité lorsque le montant de ces sommes est réduit.

En quatrième et dernier lieu, l'Autorité de contrôle prudentiel – ACP –, faute de textes précis s'imposant aux banques dans ce domaine, n'est pas en situation de veiller à leur respect.

S'agissant du secteur de l'assurance, la situation est différente. Plusieurs textes législatifs récents, en 2003, 2005 et 2007, ont introduit de nouvelles obligations à la charge des assureurs, afin de réduire le nombre de contrats d'assurance-vie non réclamés, en particulier l'obligation de s'informer du décès éventuel d'un assuré et de rechercher les bénéficiaires des contrats d'assurance-vie.

Les assureurs ont cependant tardé à mettre en oeuvre ces obligations, dont ils ont eu, par ailleurs, une interprétation restrictive.

La loi du 17 décembre 2007 n'est pas intégralement appliquée par eux, alors même que son entrée en vigueur date de plus de six ans, qu'il s'agisse de l'obligation de consulter les données relatives au décès des personnes inscrites au répertoire national d'identification des personnes physiques – RNIPP – pour identifier les assurés décédés, ou de celle de rechercher les bénéficiaires de contrats d'assurance-vie, une fois le décès de l'assuré connu. S'il va de soi que la mise en oeuvre technique a nécessité une montée en charge progressive du dispositif, il n'en reste pas moins que les organismes d'assurance n'ont manifestement pris conscience que tardivement des nouvelles responsabilités que leur confiait la loi.

En outre, s'appuyant sur des engagements professionnels de la Fédération française des sociétés d'assurances – FFSA – et du Groupement des entreprises mutuelles d'assurance – GEMA –, les entreprises d'assurance ont appliqué des critères restrictifs pour la consultation du RNIPP, qui ne figurent pas dans le texte de la loi. De manière générale, elles ne consultent le fichier des décès que pour les assurés âgés de plus de quatre-vingt-dix ans ou dont le contrat est supérieur à 2 000 euros. En conséquence, les bénéficiaires d'assurés décédés à moins de quatre-vingt-dix ans ou les bénéficiaires de petits montants ont fort peu de chance de recevoir les prestations qui leur sont dues s'ils ne se manifestent pas auprès de l'assureur. L'enjeu est important dans la mesure où l'âge moyen des décès s'élève à quatre-vingts ans dans les entreprises interrogées et que les contrats de moins de 2 000 euros représentent entre 20 % et 30 % de l'ensemble des contrats.

Au vu de ces constats, la Cour a tenté d'estimer l'encours des avoirs bancaires et des contrats d'assurance-vie non réclamés.

L'encours des avoirs bancaires non réclamés pourrait être estimé à quelque 1,2 milliard d'euros. Ce chiffrage résulte de la combinaison de deux approches complémentaires : d'une part, une estimation de l'encours, au sein des réseaux distributeurs historiques du livret A, des avoirs détenus par des clients centenaires mais décédés depuis une longue période, évalué à 918 millions d'euros ; d'autre part, les données transmises par cinq des sept groupes ou établissements bancaires consultés par la Cour concernant l'encours des comptes bancaires – hors livrets A pour certains réseaux – identifiés comme inactifs depuis dix ans. Cet encours s'élevait, fin 2012, à 298 millions d'euros. Cette estimation repose sur des données partielles et hétérogènes, donc fragiles. Elle a toutefois l'avantage de montrer que l'enjeu est significatif, même s'il comporte un aspect historique et non reconductible lié aux livrets A distribués par les réseaux qui en avaient, à l'origine, le monopole.

L'exemple des centenaires a surtout retenu l'attention de la presse, bien qu'il ne s'agisse que de la partie la plus visible du sujet. Nous relevons, dans notre rapport, que ceux ayant un compte ouvert sont 674 014, alors que la France compte seulement 20 106 personnes de cet âge. Même si des phénomènes de double détention ne peuvent être exclus, l'ampleur de l'écart conduit à penser que nombre de ces titulaires sont aujourd'hui décédés, dont certains depuis une longue période. Une partie de ces comptes correspond donc à des avoirs bancaires non réclamés.

S'agissant des contrats d'assurance-vie et de capitalisation non réclamés, leur encours représente, sur la base de l'enquête non publiée menée par la FFSA et le GEMA, au minimum 2,76 milliards en 2011. Il s'agit là encore d'une estimation basse, dans la mesure où sont exclus les capitaux pour lesquels les assureurs ne consultent pas le fichier des décès, en contradiction avec ce que prévoit la loi depuis 2007.

Le caractère lacunaire du cadre juridique applicable au secteur bancaire en matière de gestion des comptes inactifs montre que ni l'État dans son rôle de régulateur – en l'espèce la direction générale du Trésor – ni la profession bancaire n'ont tiré les conséquences de la mission d'étude sur la spoliation des Juifs de France, dite mission Mattéoli, qui avait fait émerger dans la société française un débat sur les avoirs en déshérence à la fin des années 1990.

En outre, l'État, en l'occurrence la direction générale des finances publiques, se désintéresse, en pratique, tant du contrôle que de l'encaissement des sommes et valeurs prescrites. Les contrôles de l'administration fiscale dans ce domaine sont rares, en raison notamment de l'imprécision du cadre juridique actuel de ces contrôles. Ces éléments ne sont vraisemblablement pas sans lien avec le faible montant des reversements à l'État.

Au vu de ces lacunes juridiques et de ces défaillances opérationnelles susceptibles de porter préjudice à l'épargnant, la Cour s'est attachée à définir un ensemble de mesures de nature à renforcer sa protection dans le cadre d'un dispositif offrant une plus grande sécurité. Alors qu'elle recommande la mise en place d'un nouveau cadre juridique concernant les comptes bancaires inactifs, dans le domaine des assurances, en revanche, l'enjeu est principalement de compléter le cadre existant.

Afin de renforcer la protection des épargnants en matière d'avoirs bancaires non réclamés, il est indispensable de mettre en place un cadre juridique des comptes bancaires inactifs qui les définirait avec précision, fixerait les obligations à la charge des banques, notamment pour informer et reprendre contact avec le client, et emporterait une compétence de contrôle de l'ACP sur le respect des obligations qui pèseraient sur les établissements de crédit. Des propositions concrètes figurent dans le rapport.

À titre préventif, il conviendrait, par ailleurs, de renforcer le rôle des notaires pour prévenir l'apparition d'avoirs bancaires non réclamés, en rendant obligatoire la consultation par ces derniers du FICOBA dans le cadre d'une succession.

Afin de rendre pleinement efficace le cadre législatif adopté par le Parlement pour lutter contre le phénomène des contrats d'assurance-vie non réclamés, la Cour recommande de le compléter sur certains aspects.

Il est important de renforcer encore l'information des assurés afin de prévenir la non-réclamation des contrats, par exemple en étendant l'obligation d'information annuelle du contractant aux contrats inférieurs à 2 000 euros. Il est également indispensable d'inciter davantage les assureurs à mettre en oeuvre les diligences nécessaires en matière d'identification des assurés décédés et de recherche des bénéficiaires. À cette fin, la Cour recommande notamment d'imposer que la revalorisation du capital après le décès de l'assuré s'effectue dans les mêmes conditions que celles prévues au contrat avant ce décès, ce qui serait de nature à inciter encore davantage l'assureur à effectuer rapidement des recherches pour retrouver les bénéficiaires des contrats.

Au-delà de ces recommandations de base, la Cour recommande également une option plus ambitieuse : le transfert obligatoire des avoirs non réclamés à la Caisse des dépôts et consignations au terme de délais définis par la loi.

Pourquoi la Caisse des dépôts et consignations ?

En premier lieu, ce rôle s'inscrit dans ses missions traditionnelles de maniement et de conservation des fonds pour compte de tiers. Une telle obligation de transfert permettrait, en outre, au terme d'un certain délai, aux titulaires de comptes ou à leurs ayants droit, ainsi qu'aux bénéficiaires de contrats d'assurance-vie, de disposer d'un interlocuteur unique pour les recherches de comptes ou de contrats en déshérence. Par ailleurs, elle serait de nature à garantir la sécurité des avoirs bancaires au bénéfice de leurs titulaires ou de leurs ayants droit. En effet, l'introduction d'un tel transfert s'accompagnerait d'une obligation, pour la Caisse des dépôts, de ne pas entamer le capital des avoirs bancaires transférés mais de préserver sa valeur nominale. Les avoirs bancaires concernés seraient les suivants : les comptes identifiés comme inactifs depuis dix ans, dans le cadre de l'approche « client » – et non compte par compte – retenue par les banques, et les fonds non réclamés deux ans après le décès du titulaire d'un compte et n'ayant fait l'objet d'aucune manifestation d'ayants droit pendant ce délai. Le transfert des comptes inactifs à la Caisse des dépôts et consignations au bout de dix ans ne concernerait donc, si les banques ont effectué les diligences nécessaires, que des situations résiduelles, dans lesquelles le titulaire ne manifeste plus d'intention de maintenir sa relation contractuelle avec l'établissement bancaire. Ce transfert n'interviendrait qu'après une information complète du client par son établissement.

Pour les contrats d'assurance-vie et de capitalisation non réclamés, un tel transfert, qui pourrait intervenir dans un délai de cinq à dix ans après le décès de l'assuré ou le terme du contrat, aurait un caractère incitatif à l'égard de l'assureur en matière de recherche de bénéficiaires, dans la mesure où les sommes ne seraient plus susceptibles d'être réinvesties auprès de lui. Les bénéficiaires de contrats non réclamés feraient en conséquence l'objet de recherches plus actives de la part des organismes d'assurance. Le transfert à la Caisse des dépôts et consignations permettrait, par ailleurs, de lever une ambiguïté juridique relative à la prescription applicable aux contrats d'assurance-vie. Actuellement, le bénéficiaire d'un tel contrat ne peut réclamer le versement des prestations à l'assureur que dans un délai de dix ans après le décès de l'assuré, sauf s'il prouve qu'il n'avait pas connaissance du décès. Or, en cas de transfert à la Caisse des dépôts et consignations, le bénéficiaire pourrait réclamer de manière certaine le versement des sommes qui lui sont dues jusqu'à trente ans après le décès de l'assuré.

Dans les deux cas – avoirs bancaires comme d'assurance-vie –, la Caisse des dépôts et consignations serait dépositaire des sommes jusqu'à ce que les ayants droit ou bénéficiaires se manifestent, et, à défaut, jusqu'à leur reversement à l'État au terme de la prescription trentenaire. S'agissant des contrats d'assurance-vie, dans la mesure où la Caisse n'a pas vocation à réaliser des opérations d'assurance, ce sont bien des dépôts et non des contrats qui lui seraient transférés.

Cette perspective est envisagée de manière positive par la Caisse des dépôts et consignations elle-même, qui a indiqué que, dans l'hypothèse où le transfert en sa faveur deviendrait obligatoire, elle serait en mesure de recevoir les sommes en question d'ici environ un à trois ans, selon la nature des avoirs concernés.

Le sujet dont vous avez saisi la Cour n'appartient donc pas seulement au passé, mais représente également un enjeu d'avenir. Des facteurs d'accroissement du risque d'une hausse des avoirs en déshérence ont été identifiés, tels que l'augmentation du patrimoine financier des ménages ou certains phénomènes sociologiques appelés à s'accentuer dans les années à venir : la « multibancarisation », conjuguée à la mobilité géographique, qui peut s'accompagner de l'oubli d'un compte, ou l'éclatement des familles, qui peut conduire à l'ignorance, lors d'un décès, de l'existence d'un ou de plusieurs comptes de la personne décédée par ses héritiers.

Ces éléments plaident, nous semble-t-il, en faveur d'une réponse structurelle et institutionnelle à la problématique des avoirs bancaires et d'assurance non réclamés, d'autant que cette problématique, qui concerne des encours importants, pourrait s'amplifier à l'avenir.

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