Intervention de Jean-Christophe Lagarde

Séance en hémicycle du 24 juin 2013 à 16h00
Hommage à aimé césaire — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Christophe Lagarde :

« Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde », écrivait Aimé Césaire dans son discours sur le colonialisme en 1955. Du grand héritage que nous livre cet homme, le plus grand risque encouru à l’occasion d’une commémoration serait de ruser en réduisant, d’expliquer en élaguant, de porter aux nues en dénudant l’une des plus belles expressions civilisatrices du XXe siècle.

C’est un risque que vous ne pouviez pas éviter au travers de cette proposition de résolution.

Comment, en effet, ne pas aimer Césaire ?

Je veux tout de suite vous rassurer : nous voterons naturellement cette résolution parce que nous adhérons à ses deux objets.

Nous la voterons parce qu’Aimé Césaire, c’est fondamentalement l’essence et l’esprit de la République française.

C’est l’incarnation d’une certaine forme d’excellence issue de l’humanisme des Lumières, qui allie le poétique au politique. Il écrivait d’ailleurs : « Si vous voulez comprendre ma politique, lisez ma poésie. »

C’est que la poésie peut dire beaucoup plus que le langage trop souvent stéréotypé de la politique. C’est la parole rare. Mais c’est la parole fondamentale. Ce n’est pas une effusion, mais un moyen de détection, un vecteur de révélation. C’est une façon d’aller en profondeur et de permettre l’irruption de forces profondes, occultes.

D’évidence, ce n’est pas un monde à part. Preuve en est, d’ailleurs, la carrière politique d’Aimé Césaire, qui lui permit de cumuler avec brio et talent les mandats de maire de Fort-de-France pendant cinquante-six ans et de député de la Martinique pendant quarante-huit ans.

Ce lien de la pensée, poétique et dramaturgique, et de l’action politique, c’est au bout du compte l’expression d’un militantisme libérateur et d’un humanisme intransigeant qui se défient des faux-semblants, des conditionnements, de la pensée muselée, des apparences de valeurs, aussi flatteuses soient-elles, et des inauthenticités.

Sartre disait de Césaire qu’il était un « Orphée noir », en rendant hommage au seul poète. Mais, parce que sa poésie exprimait aussi son combat politique, Césaire était bien plus que cela. Il incarnait à sa façon, loin, très loin de la métropole, comme une avant-garde de l’esprit de liberté face au grand continent longtemps ségrégationniste. Il représentait, en Martinique, l’essence d’une République née de l’insoumission, du refus des fatalismes et des ordres établis. C’était un peu Valmy, ce Valmy d’où naquit la République.

L’anniversaire de sa naissance à Basse-Pointe, le 26 juin 1913, en Martinique, dans une famille modeste, est l’occasion de rappeler, non pas des recettes, mais des principes, non pas de se repaître avec une sorte d’autosatisfaction des thématiques dans l’air du temps, mais d’aller creuser vers des réalités plus profondes, plus fondamentales.

Il me semble que cette commémoration n’a de sens que si, au fond, comme le disait Tzvetan Todorov à la fin du siècle dernier, la mémoire n’est pas un « abus de la mémoire » pour définir une ferveur compulsive, pour remplir un vide immanent, en mêlant la nostalgie et les apparences de l’impératif moral.

C’est, il faut bien l’admettre, le risque de tout exercice de mémoire. Comme l’écrivait Paul Ricoeur : « Le devoir de mémoire constitue à la fois le comble du bon usage et celui de l’abus dans l’exercice de la mémoire ». Et, dans une allocution devant le grand amphithéâtre de la Sorbonne, il parlait de « mémoire empêchée, mémoire manipulée, mémoire obligée ».

Il faut veiller à ne pas tomber, en toute bonne conscience, sans mauvaise volonté, dans ce piège-là, les deux pieds joints, faute de vigilance et de rigueur.

Autant vous dire qu’il nous paraît bien pusillanime de vouloir nous amener par votre exposé des motifs vers un entonnoir qui nous livre deux articles auxquels nous pouvons souscrire, mais qui ne nous paraissent pas suffisants.

Quel contraste entre ce texte parlementaire bien sympathique, mais un peu court, et ce qu’écrivait Jacques Lacarrière après qu’il a lu en 1947 le Cahier d’un retour au pays natal : « Ce n’était pas seulement un poème que je tenais entre mes mains, mais un texte de feu, un brasier, un brûlot ».

Fallait-il passer par une proposition de résolution ? Fallait-il un tel formalisme, avec ses cadres et ses carcans, alors que nous parlons d’une oeuvre complète, d’une vie complète, d’un homme complet, qui font un tout ? Un tout qui ne souffre ni les standards ni les conventions, encore moins les habitudes de pensée. Fallait-il donc trouver un prétexte ? Etait-il nécessaire d’identifier un tiroir, une procédure, comme si, en dehors du cadre, rien n’était pensable dans cette maison de la République ?

C’est là presque une contradiction entre le choix de l’hommage et son objet.

Ce premier constat, pardonnez-moi de le dire, pourrait inquiéter, alors que cet hémicycle devrait être, au contraire, le cerveau républicain des bouillonnements authentiques, le vivier de l’expression des vérités immédiates et des vérités profondes, mais des vérités en toute hypothèse.

Vous avez commis une faute de méthode, à la façon de ce que dénonçait Aimé Césaire lorsqu’il expliquait que la France toute imbue de ses principes, de ses grands principes universels, de ses élans lyriques et épiques inspirés de Renan, avait néanmoins toléré et même justifié le fait colonial.

Et il expliquait, comme une entaille sur le vernis policé de notre geste nationale, à quel point cette colonisation « décivilisait » le colonisateur, l’abrutissait, le dégradait, en le réveillant, je cite, « aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine radicale et au relativisme moral. »

Voila le fil qu’il fallait, à notre avis, tirer pour comprendre à partir du fait colonial, l’esprit colonisé, un esprit qui caractérise, juge, clive et stigmatise. Cet esprit nous est-il tellement étranger, dans les débats qui agitent aujourd’hui notre pays ? Je crains que non.

Le sens qui est donné par Aimé Césaire au terme de « négritude » est d’ailleurs particulièrement intéressant, notamment en ce qu’il se distingue de celui que lui attribuait Léopold Sedar Senghor, qui écrivait : « L’émotion est nègre, comme la raison est hellène ».

Pour Césaire, au contraire, ce terme relève ce qui est d’abord porté comme une marque d’infamie. Il évite le piège du narcissisme culturel et du racisme en élargissant sa réflexion à l’ensemble de la communauté des peuples souffrants.

C’est l’affirmation d’une condition vécue dans le déni, la honte ou l’opprobre. C’est, en vérité, l’expression de toutes les solidarités entre les situations humaines. La négritude est un projet humaniste, ouvert sur l’universel, tout en refusant tout fraternalisme. C’est un vrai message de civilisation et de culture. Ce message ne peut-il pas inspirer, aujourd’hui encore, l’action publique, bien au-delà des slogans qui évoquent, comme beaucoup le font, « le pluralisme culturel », et comme le dit la résolution, « valorisé de toutes les manières possibles » ?

Il fallait tenter de se mettre dans la perspective de Césaire, même si, pour reprendre un mot célèbre de Senghor, il faut rendre à Césaire ce qui appartient à Césaire.

Cette perspective englobe Césaire dans tous les combats pour la dignité et pour la liberté. C’est pour cela, monsieur le ministre, qu’il appartient autant à l’Afrique qu’à la Martinique.

Il faut absolument, dans cet hommage, dans cette proposition de résolution, éviter la tendance trop courante à instrumentaliser la culture à des fins politiques.

Pour éviter cette pente naturelle, et puisque vous avez choisi la formule de la résolution, il aurait sans doute fallu ajouter résolument quelques éléments complémentaires pour que cette commémoration soit effectivement une mémoire qui chemine avec la pensée de celui que l’on fête. Il aurait fallu aller plus en profondeur pour évoquer l’éveil des consciences, de toutes les consciences et des libertés individuelles, de tous les talents et de toutes les envies.

C’est une lacune. Nous regrettons que ce texte que nous pouvons partager reste loin de ce beau lien, de cette alliance puissante entre poétique et politique qu’incarnait si bien Césaire.

Je laisserai, pour conclure, le dernier mot à Aimé Césaire : « Si c’est vraiment de la révolution qu’il s’agit, nous, les professeurs ne sommes pas de faibles hommes de l’abstrait, mais des combattants pour le moins aussi importants que les diplomates, les hauts fonctionnaires de l’État, les secrétaires de l’appareil du parti ou les militaires. Nous » – et j’ajouterai : nous, parlementaires – « avons d’abord à désaliéner les consciences ».

1 commentaire :

Le 15/11/2013 à 10:28, laïc a dit :

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« Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde », écrivait Aimé Césaire dans son discours sur le colonialisme en 1955.

Force est de reconnaître que la France, qui ruse tant et plus avec le principe de laïcité depuis 1989, est une civilisation plus que moribonde...

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

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