Intervention de Victorin Lurel

Séance en hémicycle du 24 juin 2013 à 16h00
Hommage à aimé césaire — Discussion générale

Victorin Lurel, ministre des outre-mer :

Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, j’avoue que j’aurais aimé commencer cette intervention par l’évocation de souvenirs personnels, mais je garderai cela pour la fin de mon propos, si j’en ai encore le temps.

Les mots sont parfois bien courts pour témoigner pleinement d’une émotion lorsqu’elle est profonde. Les mots sont bien courts pour évoquer en quelques lignes celui qui avait le pouvoir de changer les mots en déflagrations, en fulgurances, en éruptions, éruptions touchant les coeurs, imprégnant les âmes et frappant les esprits. Oui, mes mots seront forcément bien courts à cet instant où j’ai le privilège de conclure cette discussion avant le vote de la proposition de résolution rendant hommage à Aimé Césaire.

Nous pourrions être embarqués toute une nuit durant, jusqu’au chant du pipirit, ce petit passereau qui incarne l’aube antillaise, à parler de celui qui nous réunit aujourd’hui, ce poète, ce philosophe, ce penseur multidimensionnel qui fut aussi un homme d’action, un grand élu, qui fut maire et parlementaire et qui fut, surtout, le témoin et l’acteur des grands bouleversements du XXe siècle.

Oui, nous pourrions aller jusqu’au bout de la nuit, et ce d’autant plus que l’esprit de Césaire, assurément, nous inspirerait en ces lieux, lui qui a habité cet hémicycle durant quarante-huit ans, qui a arpenté ces couloirs et dont la voix a résonné aussi fort qu’elle a raisonné à plusieurs moments déterminants de notre histoire parlementaire et, au-delà, de notre histoire nationale.

Mais, disons-le, une nuit ou une semaine entière ne suffiraient pas à moissonner tous les champs sur lesquels Césaire a semé et qui sont comme en état de germination permanente. C’est pourquoi je veux le dire très simplement : la République n’a pas fini d’honorer Aimé Césaire, car la République n’a pas fini de s’enrichir de ce qu’il a apporté aux valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité.

Bien sûr, la célébration du centenaire de sa naissance qui aura lieu dans deux jours et pour laquelle le Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, fera le déplacement à Fort-de-France sera comme une sorte de point d’orgue. Mais partout sur le territoire national, dans l’Hexagone et dans les outre-mer, sans même évoquer les hommages internationaux à venir, la mémoire de Césaire sera célébrée et honorée.

Dans tous les domaines qu’il a abordés, dans tous les territoires sur lesquels il s’est aventuré – intellectuels comme géographiques –, Césaire a inspiré l’adhésion et le respect. Il a inspiré le profond respect dû à ceux dont le cheminement personnel, le message politique, les élans poétiques ont formé un souffle puissant d’aspirations collectives : aspiration à la dignité, aspiration à la considération, aspiration à la citoyenneté pleine et entière, aspiration à l’affirmation identitaire, aspiration à la résistance à l’oppression, aspiration à l’ouverture au monde, aspiration à la responsabilité, aspiration à l’émancipation. De telles aspirations étaient contenues, pour ne pas dire concentrées, en une semonce qui, un jour, claqua : « L’heure de nous-mêmes a sonné. »

Césaire parlait de la Martinique toujours, des Antilles souvent ; mais le propre d’une pensée universelle est de pouvoir s’adresser à tous et de valoir pour une multitude de situations historiques, géographiques et culturelles.

Ce combat d’une vie pour l’affirmation et la valorisation des identités plurielles, pour l’accession à la responsabilité, pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a reçu un écho partout dans le monde et, singulièrement, dans les outre-mer. Ce combat, ce n’était pas celui du séparatisme, qui a produit tant de violences et de drames. C’était un combat en faveur d’un jus voluntatis de l’adhésion par le consentement, du libre choix exprimé.

Ce combat, c’était tout le contraire d’un dogme et d’une pensée simple, simpliste et simplificatrice. Sa dialectique tenait compte, en effet, de la complexité du réel. En cela, il était dans la lignée d’un Jaurès, pour qui « le courage, [c’était] d’aller à l’idéal et de comprendre le réel. »

Il disait, en 1982, dans un magnifique entretien avec Daniel Maximin – celui-ci le reprend dans son dernier livre écrit en hommage à Césaire Aimé Césaire, frère volcan –, que le surréalisme n’était jamais loin de lui, lui qui voulait « réconcilier le rêve et l’action, le rêve et la réalité », avec « la conscience que la réalité est rude et que ce n’est pas si simple que cela, et qu’aucun slogan ne simplifiera jamais cela ». Il est d’ailleurs intéressant de relire la préface de Sartre à Senghor lorsqu’il opposait le surréalisme de Césaire à celui d’André Breton. Il disait, plus loin, ne pas croire « qu’on va s’en sortir avec des formules sacramentelles ».

Non, le sens du combat de Césaire, c’est celui qui est remarquablement transcrit dans le texte de la proposition de résolution que vous est soumise aujourd’hui. Il apparaît tout d’abord dans les considérants, qui rappellent que « le principe de l’Égalité peut [… ] favoriser le respect des différences, des diversités, des opinions et des convictions de chacun, et participer, au total, à un vivre-ensemble national plus ouvert et plus juste », « que l’unité dans une diversité parfaitement valorisée, complètement assumée, est au fondement même de la République tout comme aux tréfonds du vivre-ensemble des hommes, des peuples, des cultures et des civilisations » et qui affirment que « la République permet une meilleure intégration de la diversité des situations dans son fonctionnement égalitaire ».

Le sens de ce combat inspire également la seconde partie du texte, dans lequel il est demandé que « la capacité des départements et régions d’outre-mer d’exercer des responsabilités et de prendre des initiatives soit renforcée, sans remise en cause de leur acquis et de leur égalité au sein de la République, pour leur permettre de mener leurs projets à terme et d’assurer leur rayonnement dans une pleine valorisation de leur identité, de leurs singularités et de leurs différences. »

Le vote de cette proposition de résolution peut nous permettre à tous de reconnaître en nous la part de l’héritage de Césaire que nous portons. Voter cette résolution, c’est aussi transformer cet héritage en objectifs politiques que nous devrons traduire, aujourd’hui et demain, en actes.

Je le dis d’autant plus solennellement que la volonté, l’engagement et l’action du Gouvernement consistent depuis un an à oeuvrer très concrètement au retour des outre-mer au coeur de la République avec le souci d’en révéler les talents – l’un des orateurs a utilisé ce terme – et les cultures pour valoriser les formidables apports qu’ils constituent pour la France, pour la République et pour le monde. Le Gouvernement a aussi et surtout le souci de permettre aux territoires d’accéder à davantage encore de responsabilités, chacun à son rythme et suivant la volonté des citoyens.

Depuis la départementalisation de 1946, il y a eu des évolutions. La décentralisation fut une avancée majeure, comme un nouveau départ. Aujourd’hui, la Constitution dispose de ressources qui laissent ouverte la possibilité d’évolutions institutionnelles ou statutaires. Elle permet à de grandes collectivités locales d’être habilitées à faire la loi ou le règlement pour adapter la législation aux réalités de leurs territoires.

Quant à l’acte III de la décentralisation, qui sera bientôt examiné au Parlement, il sera l’occasion de marquer une nouvelle étape dans cette évolution.

Je veux remercier les différents orateurs et, pour commencer, Serge Letchimy, bien sûr, qui est à l’origine de cette proposition de résolution qu’il a magnifiquement défendue en traçant les lignes de crête d’un engagement, d’une pensée où tout n’est que relief et culminances – inventons cela !

Je veux saluer les interventions des députés Frédéric Reiss et Jean-Christophe Lagarde, au nom des groupes UMP et UDI, qui s’associent – je les en remercie – à cet hommage.

J’ai entendu les réserves formulées par Jean-Christophe Lagarde. Je voudrais lui dire que si Césaire était foisonnement et bouillonnement intellectuel intense, au point, il est vrai, de ne pouvoir être placé dans aucun carcan ni aucun corset de la pensée, il était aussi un homme d’action, un architecte, tel qu’il le disait lui-même, qui voulait bâtir et construire.

L’hommage pour le simple hommage, tel l’art pour l’art de Théophile Gauthier, manquerait assurément son objectif s’il ne consistait pas à tirer de Césaire des leçons pour l’action, pour aujourd’hui et pour demain. Tel est d’ailleurs l’un des reproches que Sartre avait adressé au surréalisme de Breton. Le surréalisme de Césaire ne consiste pas en l’art pour l’art ni en l’écriture pour l’écriture : son écriture est tendue vers l’action. Sartre et Breton ne s’appréciaient guère, et l’on s’est servi de Césaire pour interpréter autrement le mouvement littéraire surréaliste.

Je veux remercier M. Noël Mamère pour avoir rappelé, au nom du groupe écologiste, combien les sujets sont nombreux qui permettraient d’avancer résolument vers l’égalité réelle dans les outre-mer, mais aussi pour avoir évoqué le parallèle – que j’avais d’ailleurs à l’esprit en arrivant à l’Assemblée – entre les hommages rendus aux deux figures que sont Aimé Césaire et Nelson Mandela, ce dernier étant, si je puis dire, au crépuscule d’une vie que l’on souhaite encore longue.

J’ai entendu l’intervention du député Jean-Philippe Nilor, dont je souhaite retenir les mots de respect à l’endroit d’Aimé Césaire, sans m’immiscer plus avant – il le comprendra – dans ce qui m’est apparu comme relevant essentiellement du débat politique martiniquais.

Merci également à Mme la députée Jeannine Dubié et au groupe RRDP, pour le soutien apporté à cette résolution.

Merci enfin aux orateurs du groupe SRC – M. Thomas Thévenoud, dont j’ai aimé les mots, Mme Erika Bareigts, M. Jean-Claude Fruteau et M. Razzy Hammadi – qui ont montré combien les idées de Césaire inspirent et continueront à inspirer des générations de parlementaires.

La pensée de Césaire n’était pas et ne sera jamais consensuelle, mais son parcours, de Basse-Pointe à Fort-de-France, de 1913 à 2008, ses combats, sa sagesse, sa poésie, cette « parole essentielle », cette poésie qu’il qualifiait de « péléenne », car « elle s’accumule, elle s’accumule patiemment, fait son cheminement, on peut la croire éteinte, et brusquement la grande déchirure » qui lui donne son caractère dramatique – l’éruption –, tout cela a transcendé les controverses.

Il demeure une oeuvre à la profondeur vertigineuse et il demeure cette vie d’homme.

« C’est quoi une vie d’homme ? », interrogeait-il. « Évidemment une vie d’homme, ce n’est pas ombre et lumière, c’est le combat de l’ombre et de la lumière, ce n’est pas une sorte de ferveur et une sorte d’angélisme, c’est une lutte entre l’espoir et le désespoir, entre la lucidité et la ferveur, et cela est valable pour tous les hommes, finalement sans naïveté aucune parce que je suis un homme de l’instinct, je suis du côté de l’espérance, mais d’une espérance conquise, lucide, hors de toute naïveté parce que je sais que là est le devoir ».

L’espérance conquise et lucide, voilà le devoir.

Permettez-moi de conclure en disant que j’ai rencontré Aimé Césaire personnellement deux fois – j’allais dire deux fois et demie. Il a bien voulu me dédicacer ses oeuvres, de sa petite écriture difficile à déchiffrer et a même souhaité me faire dactylographier le contenu de son propos. Bien que l’ayant brièvement rencontré, comme beaucoup ici et aux Antilles, depuis les années 1960, j’ai le sentiment d’avoir considérablement pratiqué Césaire, de l’avoir beaucoup utilisé : peut-être sommes-nous, dans une certaine mesure, des rentiers de Césaire. On le fait encore prospérer.

J’ai entendu Jean-Christophe Lagarde dire qu’il représentait un particularisme ouvert sur l’universel. C’est un universalisme, et surtout un humanisme : la négritude est un humanisme.

La pensée de Césaire est belle, extrêmement vivante mais complexe. On peut avoir l’impression – certains lui ont adressé ce reproche – qu’il ne voulait pas évoluer et refusait l’émancipation. Il n’en est rien : il a dit très clairement souhaiter l’adhésion, l’évolution des peuples sur la base de la liberté. Sans préjuger de ce que fera le peuple martiniquais, et les peuples en général, cela doit se faire, aux yeux de Césaire, sur le fondement de l’adhésion, de la liberté, d’où l’expression jus voluntatis autrement dit, je le répète, l’adhésion, l’espérance lucide, sans ignorer les complexités du réel.

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