Intervention de Philippe Goujon

Séance en hémicycle du 29 novembre 2013 à 15h00
Renforcement de la lutte contre le système prostitutionnel — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPhilippe Goujon :

alors que la thématique abordée relevait pleinement de la commission des lois. C’est la réalité, chers collègues, vous n’avez qu’à lire les journaux.

Sur le fond, la pénalisation du client par une simple contravention de cinquième classe est bien éloignée du modèle suédois qui l’inspire pourtant : il est, lui, basé sur la notion de délit, seul à même de permettre le placement en garde à vue des clients aux fins d’enquête sur les réseaux criminels ainsi qu’une extension extraterritoriale du dispositif, résolvant les difficultés frontalières qu’on n’a pas cessé d’évoquer durant les auditions. La procureure de Stockholm, revendiquant la légitimité de poser certains interdits et de les assumer en matière de répression d’achat de sexe, nous a confirmé que, grâce à l’arsenal législatif mis en place, si les acheteurs de sexe n’ont pas disparu, leur nombre a considérablement diminué et ils sont incomparablement moins nombreux que dans les pays voisins, sans que la prostitution se soit déplacée vers des bateaux ou qu’on ait noté une augmentation de l’insécurité pour les prostituées, le renforcement de la clandestinité ou de la violence de la part des clients. Je crains que la simple contraventionnalisation proposée par ce texte, jointe à l’abrogation du délit de racolage public, ne rende l’ensemble du dispositif en grande partie inefficace.

Danielle Bousquet, la présidente du Haut conseil à l’égalité des femmes et des hommes, qui souhaite, je le rappelle, que la sanction soit délictuelle, y voit même une incohérence morale. Elle a dit lors de son audition : « On ne peut pas d’un côté dire qu’il est insupportable de payer pour un service sexuel et, de l’autre, prévoir une sanction identique à celle prévue, par exemple, pour le dépôt d’ordures dans un endroit non autorisé…Nous insistons pour que ce délit soit jugé non pas devant un simple tribunal de police entre deux excès de vitesse, mais au tribunal correctionnel afin de donner à la sanction une certaine solennité, faute de quoi, le message normatif pourrait être singulièrement amoindri. »

Manuel Valls a pourtant mis en garde notre commission sur la nécessité, en cas d’abrogation du délit de racolage, d’une pénalisation de l’achat d’actes sexuels suffisamment dissuasive pour permettre aux forces de l’ordre de prévenir les troubles sur la voie publique. Avec la seule contraventionnalisation, elles seront bien en peine, je le crains, d’administrer la preuve d’achat d’une relation tarifée. Le ministre de l’intérieur a fait part de son embarras à voir disparaître ainsi un outil juridique utile aux services de police, aussi bien sur le plan de la connaissance et de la lutte contre les réseaux criminels que de la gestion de l’ordre public. La brigade de répression du proxénétisme estime qu’à Paris, un tiers de la soixantaine de procédures a pour point de départ les informations recueillies lors d’une garde à vue pour racolage. Celle-ci ouvre aussi, il ne faut pas l’oublier, des droits à l’intéressée : l’examen par un médecin constitue souvent son premier contact avec un professionnel de santé ; il y a également l’information de ses droits et son orientation vers une association ou une structure de soins.

La chef de l’OCRETH, l’office central pour la répression de la traite des êtres humains, nous l’a indiqué clairement : « Le délit de racolage nous est bien utile pour collecter des renseignements. Loin de sanctionner les prostituées, il sert à éviter les troubles à l’ordre public, et les éventuelles gardes à vue et perquisitions qui s’en suivent sont pour nous de précieuses sources d’information permettant de connaître le parcours de ces personnes et de rassembler les premiers éléments d’une enquête. »

Le Gouvernement s’abrite derrière la transposition d’une directive européenne contre la traite, mais n’a paradoxalement pas songé à inclure l’abrogation du racolage dans la loi, pourtant très récente, du 5 août 2013. L’article 8 de la directive demande de « veiller à ce que les autorités nationales compétentes aient le pouvoir de ne pas poursuivre les victimes de la traite et de ne pas leur infliger de sanctions pour avoir pris part à des activités criminelles auxquelles elles ont été contraintes ». Le rapport du Parlement européen précise que cette disposition a pour but d’inciter les victimes à intervenir comme témoins dans les procédures pénales, sans pour autant exclure que les personnes qui ont délibérément commis des infractions fassent l’objet de poursuites. La décision de ne pas poursuivre les victimes de la traite pour les infractions qu’elles auraient commises relève de l’appréciation du juge et donc du niveau réglementaire à travers une instruction de politique pénale à destination des parquets.

Le Conseil d’État, dans un arrêt du 23 février 2005, a jugé que les directives ne sont « naturellement invocables qu’à l’encontre des actes réglementaires ou législatifs adoptés postérieurement à leur édiction ». Depuis l’arrêt Cohn-Bendit, une formule résume sa jurisprudence : « si les directives lient directement les États-membres quant au résultat à atteindre et si, pour atteindre le résultat qu’elles définissent, les autorités nationales sont tenues d’adapter la législation et la réglementation des États-membres aux directives qui leur sont destinées, ces autorités restent seules compétentes pour décider de la forme à donner à l’exécution des directives et pour fixer elles-mêmes, sous le contrôle des juridictions nationales, les moyens propres à leur faire produire effet en droit interne. »

Ayant éprouvé les difficultés que causait la prostitution pour la vie quotidienne dans maints quartiers parisiens – et pas seulement à Paris, d’ailleurs –, je redoute les conséquences de cette abrogation, qui enverra aux réseaux de traite un message d’impunité.

Les pouvoirs de police des maires ne pourront rien contre les réseaux criminels et seront impuissants à répondre à la demande des riverains excédés. En outre, le juge administratif sanctionne les interdictions générales et absolues. Les arrêtés municipaux ou préfectoraux doivent donc être circonscrits dans le temps et dans l’espace pour être valides, ce qui est incompatible avec la cohérence nationale, par définition inscrite dans le temps long, d’une politique de lutte contre les réseaux. De même, la police municipale n’est pas en mesure de les démanteler, contrairement à la police nationale. Vous l’avez d’ailleurs ouvertement admis lors de votre audition, madame la ministre, estimant que « cette abrogation ne doit pas non plus priver les municipalités d’outils de gestion de l’ordre public, laissant alors les maires en première ligne face aux réseaux. »

Même Mme Mazetier, reconnaissant l’utilisation éclairée du délit de racolage par la police, qui place en garde à vue plutôt les prostituées victimes de la traite, bien souvent sur signalement des prostituées traditionnelles, a réclamé un recours plus systématique à ce délit.

Il est tout à fait anormal que près de la moitié des interpellations pour racolage à Paris soient classées sans suite, et que, parmi les autres, seulement 5 % fassent l’objet de poursuites devant le tribunal correctionnel, 89 % faisant le plus souvent l’objet d’un simple rappel à la loi, non dissuasif.

De ce manque de fermeté judiciaire manifeste résulte un fort sentiment d’impunité chez ceux qui exploitent la misère humaine, et les clients des prostituées en font partie. Certes, les personnes prostituées sont des victimes et l’on doit souscrire à l’attribution de remises et transactions fiscales à titre gracieux à celles qui cessent leur activité, ou encore à leur hébergement au sein de structures appropriées dans le cadre de leur réinsertion.

En matière de droit temporaire au séjour et au travail pour les prostituées coopérant avec la police, le droit suédois, pourtant réputé pour sa générosité, est comparable à notre arsenal législatif actuel. La procureure de Stockholm nous indiquait qu’en Suède, « avoir été victime d’un réseau de traite ne suffit pas pour être régularisé. » Et d’ajouter : « Il est en revanche difficile pour ces personnes d’obtenir un titre de séjour permanent, à moins qu’elles ne soient arrivée dans le pays très jeunes ».

Au demeurant, l’article L. 316-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers prévoit d’ores et déjà une procédure de délivrance de la carte de séjour temporaire « vie privée et familiale » aux personnes ayant déposé plainte ou témoigné dans une affaire de proxénétisme ou de traite et leur ouvre le bénéfice de l’allocation temporaire d’attente.

L’article 1er de la proposition de loi, en étendant à ces personnes les procédures de témoignage protégé, lèvera les éventuelles réticences et améliorera l’attractivité de ce dispositif, tandis que la prolongation automatique de leur titre durant la durée de la procédure unifiera les pratiques sur tout le territoire.

Cependant, faciliter l’obtention d’un titre de séjour et de travail temporaire, ainsi que de l’allocation temporaire d’attente d’un montant de 11,20 euros par jour, sans que les bénéficiaires ne s’engagent à coopérer avec la police pour lutter contre leurs exploiteurs, revient à conférer à ces personnes qui bénéficieront de la solidarité nationale des droits sans aucun devoir en contrepartie. Ces deux dispositions sont superfétatoires, puisqu’il n’existe pas de vide juridique. Elles renforceront l’attractivité de notre territoire pour les réseaux criminels qui exploitent la misère humaine.

Le ministre de l’intérieur considérait d’ailleurs l’extension du bénéfice de l’ATA comme prématurée, rappelant que son coût, impossible à calculer avec précision, n’était pas neutre, et soulignant avec justesse que ces personnes ayant droit au travail, il n’était pas nécessaire de leur accorder une allocation supplémentaire.

Il est du devoir du législateur de protéger les victimes de la prostitution et de mettre fin aux trafics criminels qui l’entretiennent. Mais force est de reconnaître que votre proposition de loi est loin de constituer une réponse appropriée. Elle contribuera, au contraire, à renforcer les réseaux en supprimant les outils juridiques qui permettaient aux services de police de recueillir de précieux renseignements et d’entraver leur action, sans pour autant responsabiliser le client, car une contravention n’est pas un délit.

Elle accroîtra l’attractivité sociale de la France, alors que notre solidarité nationale est au bord de l’implosion. C’est pourquoi, malgré mon souhait de pénaliser le client – Guy Geoffroy le sait bien, et j’ai encore en tête cette phrase de Rozen Hicher, ex-prostituée membre des survivantes : « je suis une marchandise qu’ils achètent ; clients, je vous accuse ! Et j’accuse la société qui ne m’a pas aidée à sortir de cette entreprise de démolition » –, je ne voterai pas ce texte, car je considère que le droit actuel est plus satisfaisant que les mesures de circonstance que vous nous proposez.

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