Intervention de Richard Ferrand

Séance en hémicycle du 2 décembre 2013 à 17h00
Débat sur le rapport d'information sur la proposition de directive relative au détachement des travailleurs

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaRichard Ferrand, rapporteur de la commission des affaires sociales :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, « Le travailleur détaché est employé et rémunéré par l’agence d’intérim. Elle élabore le contrat de travail et paie les cotisations sociales. Tout en respectant la législation en France, l’intérimaire dépend de la loi fiscale et sociale de son pays d’origine. À salaire net équivalent, vous pouvez réaliser une économie substantielle. » Voilà exactement ce que diffusent des agences qui fournissent en France des travailleurs de l’est depuis leur siège au Royaume-Uni. Plus qu’une longue explication technique, ces quatre phrases résument parfaitement les dérives et les enjeux liés à la directive sur le détachement des travailleurs.

La question du détachement des travailleurs à l’intérieur de l’Union européenne est cruciale, et par essence politique. Le phénomène de détachement est important, certes difficile à chiffrer, mais l’ordre de grandeur avoisine le million de travailleurs. Comment en est-on arrivé là ? Adoptée dans un contexte aujourd’hui dépassé, notamment avec l’adhésion de nouveaux États de l’ancien bloc soviétique où le coût de la main-d’oeuvre reste très bas, la directive européenne se révèle totalement inadaptée, lorsqu’elle n’est pas purement et simplement contournée. Faute d’avoir pu déréguler le marché du travail sur place, on l’a déplacé en recourant aux travailleurs de l’Est. Mais cette directive n’est pas seulement insatisfaisante, elle est aussi nuisible. Derrière les fraudes, ce sont bien sûr des situations d’exploitation humaine insupportables, des PME qui trinquent, le droit du travail mis à mal.

Au-delà, et plus grave encore, c’est l’idée même d’Europe qui est en jeu. Il est urgent de combler le fossé qui sépare l’Union européenne de ses citoyens.

Au commencement était pourtant un espoir de paix et de progrès collectif. La paix durable a été construite. Plus de soixante ans après la CECA, nous pouvons être fiers de cette conquête, obtenue sans les armes, mais le silence des armes n’autorise pas la guerre économique. La concurrence interne sans merci est imbécile dans l’agriculture, l’agroalimentaire, le bâtiment ou les transports. En revanche, une compétitivité commune pour rivaliser avec les puissances continentales émergentes est, elle, nécessaire.

Bien sûr, personne dans cet hémicycle n’ignore que le principal moteur de la construction européenne est économique, mais les peuples se sentent aujourd’hui oubliés. Où est passée l’Europe sociale, l’Europe des peuples ? Que sont devenues les promesses de rattrapage ? Nous ne pouvons que constater l’échec de la stratégie en deux temps. Échec, hier, sur la convergence sociale qui devait emboîter le pas à l’interaction économique ; échec, aujourd’hui, sur l’euro et le rattrapage des fondamentaux économiques des pays-coeur par ceux des pays de l’Europe de l’Est et du Sud.

En lieu et place des espérances, qu’observons-nous ? D’abord, une course au moins-disant fiscal. Pendant plus de dix ans, le taux moyen de l’impôt sur les sociétés n’a cessé de baisser au sein de la zone euro et, cruelle ironie, il a fallu la crise et le nécessaire renflouement des caisses des États pour que la tendance s’inverse. Ensuite et simultanément, une course au moins-disant social, dont cette directive n’est qu’un énième avatar.

Soyons clairs : le caractère détourné, dévoyé, de la directive n’est pas l’unique problème. Cette directive, viciée dès l’origine, a certes vu ses effets néfastes amplifiés par l’élargissement à l’Est, mais ces pratiques sont surtout le résultat de la cacophonie réglementaire européenne : directive Bolkestein scandaleuse dans sa conception initiale, directive de 2008 sur l’intérim, pourtant plus protectrice, supplantée par la directive détachement de douze ans son aînée et, pour couronner le tout, une Cour de justice défavorable aux salariés, fidèle à son rôle de gardien du temple néolibéral.

Mes chers collègues, François Mitterrand demandait au Parlement européen, il y a dix-huit ans, de tout faire pour que les Européens aiment l’Europe. Dix-huit ans plus tard, nous sommes loin du compte, et le risque n’est plus l’indifférence, c’est le désamour, voire la détestation. C’est notre responsabilité collective que d’écouter et de comprendre la montée de l’euro-détestation, de redonner un désir d’Europe, une envie de communauté européenne. Abandonner cette évolution à la posture des extrêmes serait un crime historique.

Avec le Président de la République, vous avez la charge de faire cesser le trouble qu’engendrent les abus liés à cette directive. Nous avons l’impérieux devoir de faire aimer l’Europe aux peuples qui en désespèrent. Par le vote à l’unanimité la résolution Savary-Guittet-Piron, l’Assemblée nationale suggère non pas une réunion de juristes mais un rendez-vous avec l’histoire, un rendez-vous politique avec l’Europe.

Mesurez que le détachement abusif de travailleurs est aujourd’hui le ferment de divisions des peuples, le ciment de haines naissantes. La France faillirait si elle ne parvenait pas à imposer à l’Europe l’éradication de dispositions qui la condamnent. L’Europe, ressentie comme lointaine et abstraite suscitait l’indifférence. Analysée, à tort ou à raison, comme le fossoyeur de droits sociaux, elle subira un terrible désaveu dont nos peuples souffriront plus encore.

Monsieur le ministre, menez le combat sans retenue et sans faiblesse, la représentation nationale est derrière vous et à vos côtés. Les circonstances vous placent au centre d’un enjeu symbolique et très concret à la fois : un succès de la France vaudrait espérance, une concession vaudrait cimetière.

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