Intervention de Laurent Fabius

Réunion du 4 décembre 2013 à 17h00
Commission des affaires étrangères

Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères :

C'est avec beaucoup de plaisir que je me présente devant vous pour la quinzième fois aujourd'hui pour aborder deux sujets très différents.

S'agissant de l'Iran, nous avions déjà évoqué le danger inacceptable que représentait la détention par ce pays d'une arme nucléaire et les perspectives que nous avions. La bonne, c'était de pousser l'Iran à y renoncer par la négociation ; la mauvaise découlait de l'échec de la négociation et consistait à atteindre l'objectif en poursuivant le raisonnement jusqu'au bout – ce que l'on ne se résout jamais à faire –, c'est-à-dire par la force. J'avais indiqué notre préférence pour la négociation.

Puis l'élection présidentielle en Iran a eu lieu, dont le résultat n'aurait pas été possible sans les sanctions. Leur effet négatif considérable sur les moyens économiques et financiers du pays, donc sur la population, a poussé celle-ci à voter pour M. Rohani, réputé être le plus ouvert à un changement de politique nucléaire. Une fenêtre s'est donc ouverte, qu'il a néanmoins fallu manier avec moult précautions.

Depuis longtemps déjà, les 5 + 1, c'est-à-dire les cinq membres permanents du Conseil de sécurité plus l'Allemagne, discutaient avec M. Ahmadinejad et son représentant sans aboutir à rien, les négociations étant régulièrement reportées. M. Rohani une fois élu, nous nous sommes réunis avec Mme Ashton qui porte la négociation. Des contacts ont été repris avec M. Rohani et M. Zarif, ministre iranien des affaires étrangères.

De leur côté, les Américains avaient une négociation avec les Iraniens et m'en avaient averti sans m'en donner le contenu. Il n'y avait rien de choquant à ce que deux négociations soient menées en parallèle parce que les Américains étaient en première ligne, principalement à cause de l'importance des sanctions qui sont surtout imposées par eux.

L'accord de Genève s'est déroulé en deux phases, la première ayant lieu au mois de novembre. Nous sommes arrivés à Genève en souhaitant boucler le dossier. J'avais indiqué que la France avait défini sa position comme ferme mais pas fermée, notre conviction étant qu'un accord était préférable à toute autre chose, mais un accord sur des bases sérieuses. Alors que Mme Ashton avait préparé un texte général, les Américains en ont sorti un beaucoup plus détaillé qui aurait fait l'objet d'échanges avec les Iraniens. Sans idée préconçue, nous avons regardé ce texte et constaté qu'il souffrait de quatre lacunes importantes.

Premièrement, nulle part il n'était dit que les Iraniens renonçaient, quelles que soient les circonstances, à l'arme nucléaire, ce qui était ennuyeux puisque c'était précisément l'objectif. Deuxièmement, le statut des 5 % et plus n'était pas précisé. Troisièmement, si le stock d'uranium enrichi à 20 % était diminué, il en restait quand même pas mal. Quatrièmement, s'agissant d'Arak, la rédaction n'était pas suffisamment précise.

Les Américains se sont montrés très corrects en reconnaissant le bien-fondé de notre argumentation et, au cours d'une réunion avec les membres du 5 + 1, il a été décidé d'adopter le texte amendé par les Français. Le texte a alors été présenté aux Iraniens qui s'y sont opposés. Faisant preuve d'unité, les 5 + 1 ont confirmé que le texte de l'accord était bien celui du 10 novembre. Nous nous sommes quittés là-dessus. La négociation avec l'Iran a repris et débouché sur un texte identique à celui du 10 novembre.

Ce texte est très satisfaisant, mais il comporte une part d'ambiguïté et il ne constitue qu'une première partie. Puisqu'il a été publié, vous pourrez constater qu'il est dit deux fois de suite que tant que tout n'est pas réglé, rien n'est réglé. Or la suite est vraiment compliquée. Le coeur de la discussion est de savoir si le futur texte interdira aux Iraniens la perspective d'avoir une arme nucléaire, ce qui est le but recherché, ou s'il les laissera à une situation dite de seuil, cette dernière n'empêchant pas, en cas d'évolution dans un sens ou dans l'autre six mois après, qu'ils puissent aller vers l'arme nucléaire. Ce point-là n'est pas réglé, il est pourtant absolument central au regard de la paix, de la guerre et de la sécurité.

Notre position est très claire : l'accord doit empêcher les Iraniens d'accéder à l'arme nucléaire, ce qui implique de régler beaucoup de questions dans la deuxième partie de la discussion. D'abord, il y a la première partie à appliquer : contrôle par l'AIEA, vérifications diverses. À cet égard, je n'ai pas de méfiance vis-à-vis des Iraniens. Pourquoi auraient-ils consenti un effort dans le cadre de cet accord pour tourner casaque au moment de sa mise en application alors qu'ils ont obtenu en contrepartie la levée de quelques sanctions ? C'est, il est vrai, une levée minime puisqu'elle représente 5 % du potentiel de levée des sanctions, en gros 7 milliards de dollars.

Grâce à l'accord, le Président Obama a obtenu du Sénat américain, qu'il ne mette pas à ce stade à exécution son projet de renforcement des sanctions. Il faut maintenant qu'il fasse passer auprès du Congrès la suspension des sanctions concernées par l'accord et qui relève de lui, ce qui demande un vote.

L'accord a été plutôt bien accueilli par les autres pays. Néanmoins, énormément de travail reste à faire, la question princeps n'étant toujours pas réglée.

Sur le fond, notre ambition est d'aller vers un accord. Mais la contrepartie de l'ouverture doit être la fermeté et on ne peut avoir d'accord que s'il est explicite et ferme.

J'en viens à la Centrafrique dont la situation dramatique n'intéressait absolument personne jusqu'à ce que le discours du Président de la République aux Nations unies, nos quelques actions et celles des organisations humanitaires attirent l'attention sur ce pauvre pays. Pauvre, il l'est dramatiquement : sur 4,5 à 5 millions d'habitants, probablement 1,5 à 2 millions de personnes sont en situation de pré-famine ; il y a sept chirurgiens ; la mortalité infantile est terrible. On va probablement découvrir dans les campagnes plusieurs massacres, ceux-ci ayant pris un tour religieux dans la dernière période, avec d'un côté les Seleka, de l'autre les anti-balaka, les autorités religieuses, tant protestantes que catholiques ou musulmanes, se montrant au contraire très responsables.

La situation est celle d'un non-État à la tête duquel se trouvent deux dirigeants sans la moindre légitimité démocratique et qui ne pourront pas se présenter aux élections qui doivent avoir lieu au plus tard en février 2015, M. Djotodia et M. Tiangaye. L'un est Président, ancien chef de la Seleka théoriquement dissoute, l'autre Premier ministre.

Beaucoup ont le Mali en tête, mais les deux situations n'ont absolument rien à voir. Alors que nous étions intervenus au Mali pour chasser les terroristes, en Centrafrique il n'y en a pas pour le moment. Nous avons quatre buts : à court terme, intervention humanitaire et sécuritaire ; à moyen terme, transition démocratique et développement, sachant que le passif est lourd. Depuis 1960, le pays a connu cinq coups d'État. La France a souvent accordé son aide pour des résultats aussi peu fameux que celui de Bokassa. Il faut donc tirer les leçons de l'expérience.

L'opération n'a pas du tout non plus le même volume qu'au Mali. Il faut bien voir que nous ne viendrons qu'en soutien des Africains, avec des troupes moins importantes que les leurs et avec les Européens. Grâce à un important travail diplomatique, nous avons réussi à obtenir des concours logistiques, plus facilement d'ailleurs que pour le Mali compte tenu de la moindre importance de l'opération.

Ce serait une erreur de résumer cette intervention à une opération militaire. Du point de vue juridique, elle bénéficie d'un soutien international, d'une part, des autorités actuelles de RCA qui ont demandé notre concours, d'autre part, des Nations unies, qui vont décider, sous le chapitre VII, de donner mandat à la MISCA (Mission internationale de soutien à la Centrafrique sous conduite africaine) et à la France pour prendre toute mesure adéquate. Cette résolution devrait intervenir demain.

Très opportunément se trouveront à Paris, à la fin de la semaine, à la fois le secrétaire général des Nations unies, M. Ban Ki-moon, les dirigeants européens et un certain nombre d'Africains. La séance de samedi après-midi sera consacrée à la République centrafricaine. À l'issue des rencontres, le Président de la République prendra sa décision, s'il doit en prendre une. Mais n'allons pas plus vite que la musique. Si une décision devait être prise impliquant un certain nombre de forces, le Parlement serait consulté, comme il est normal.

Sur le plan humanitaire, l'horreur de la situation nécessite un travail énorme. Douze personnes ont encore été tuées hier. Sur le plan sécuritaire, l'opération ne sera pas difficile. Il est probable que les bandits n'auront pas envie de goûter à nos munitions. Toutefois, ils risquent de se sauver dans les pays voisins ou en brousse, ce qui demandera des vérifications. Cette zone de l'Afrique est déjà très fragile et l'on ne peut pas la laisser dans cet état, car s'il n'y a pas encore de terroristes, à coup sûr il y en aura demain. Le Tchad est inquiet pour la stabilité de sa frontière sud. Certains effectifs de cette Seleka reflueront sans doute en direction des deux Soudans, déjà eux-mêmes extrêmement troublés. Le Congo risque aussi d'être touché. Certains pays, comme l'Angola, le Nigéria et d'autres, bien que plus lointains, pourraient également être affectés. En aidant à la stabilisation et à la sécurisation de la RCA, on sécurise aussi les pays voisins.

L'une des tâches les plus compliquées sera la transition démocratique. En la matière, les résultats obtenus depuis des années n'ont pas été fameux. À la différence du Mali, la Centrafrique n'a pas une forte tradition politique. Or, pour que des élections puissent être organisées, il faudrait qu'un certain nombre de responsables puissent s'inclure dans le processus démocratique. Sans compter que les registres d'état civil ont, semble-t-il, été brûlés. Les pays voisins, jouant les juges de paix, ont fixé la date de février 2015 pour ces élections. Même si ce ne sera pas facile à faire, on ne va pas attendre plus longtemps au risque de connaître les pires difficultés : les gens en place n'ont certes pas beaucoup de légitimité, mais s'ils n'étaient pas là, ce serait encore pire. Les Nations unies ont envoyé sur place des personnes très compétentes, notamment le général sénégalais Gaye, pour aider à l'établissement des processus démocratiques.

Pour ce qui est du développement, certains pays ont d'ores et déjà accepté de mettre de l'argent : les États-Unis 40 millions de dollars, l'Union européenne 50 millions d'euros, l'Angola et d'autres. À un moment, il faudra passer du statut actuel à une opération de maintien de la paix onusienne. Il faudra le faire au bon moment, une fois la sécurisation effectuée. L'OMP présente l'avantage d'être prise en charge par l'ONU. Sans financement à chercher, elle est plus facile. Dans la résolution qui sera votée demain, les choses sont assez ambivalentes en raison de la difficulté d'arrêter une date. On ne sait pas si cela va durer quatre mois, six mois ou huit mois.

Pour résumer, n'allons pas plus vite que la musique, ne militarisons pas à l'excès ce qui est une intervention sécuritaire, ne francisons pas à l'excès une opération de soutien aux Africains, n'établissons pas de comparaison avec le Mali, et essayons de tirer les leçons du passé. Il serait d'ailleurs intéressant que vous travailliez à établir pourquoi, dans le passé, la démocratisation n'a pas réussi et quelles sont les erreurs à ne pas commettre. En tout cas, je recommande de ne pas commenter par anticipation une éventuelle décision qui serait prise samedi ou dimanche.

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