Intervention de Bernard Cazeneuve

Séance en hémicycle du 23 janvier 2014 à 15h00
Prise en compte des nouveaux indicateurs de richesse — Présentation

Bernard Cazeneuve, ministre délégué chargé du budget :

Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames, messieurs les députés, je suis très heureux de vous retrouver aujourd’hui pour débattre de cette proposition de loi organique visant à prendre en compte les nouveaux indicateurs de richesse.

Ce texte nous permet d’aborder, non pas un, mais trois débats, de natures différentes, mais tous importants. Un triple débat, voilà de quoi remercier trois fois Mme la rapporteure, et c’est ce que je fais bien volontiers ici, en mon nom et en celui de Pierre Moscovici, dont je vous prie de bien vouloir excuser l’absence en raison d’engagements internationaux pris de longue date.

Le premier débat, c’est, bien sûr, celui du fond de ce texte : la question des indicateurs alternatifs de richesse. Comme le dit l’adage bien connu, on n’améliore que ce que l’on mesure. Dès lors, la définition d’indicateurs est une question éminemment politique, puisqu’elle n’a de pertinence qu’en lien avec les objectifs assignés aux politiques publiques.

C’est le sens de votre proposition, madame la rapporteure : éviter que le débat sur l’orientation générale de notre politique économique et financière ne se concentre que sur les enjeux macroéconomiques et sur la croissance du produit intérieur brut. Pas seulement, bien sûr, en raison des limites inhérentes à cet indicateur – vous en avez rappelé certaines et je n’y reviens pas. Mais aussi, et surtout, parce que la politique que nous menons, avec le soutien de la majorité dans toutes ses composantes, ne se limite pas à la seule croissance du PIB.

Au contraire, les objectifs que nous poursuivons ont des natures différentes, même si elles ont pour dénominateur commun de chercher à construire pour notre jeunesse un pays qui soit à la hauteur des espoirs que nous plaçons en elle.

Nous voulons un pays qui donnerait à chacun les moyens de trouver un emploi qui lui correspond. Ce n’est pas pour rien si nous finançons, dans le budget 2014, 100 000 nouveaux emplois d’avenir, 50 000 nouveaux contrats de génération et 380 000 nouveaux contrats aidés, si nous recréons des milliers de postes d’enseignant que le Gouvernement précédent avait supprimés, si nous avons créé le CICE, si nous construisons, avec les partenaires sociaux, les conditions nécessaires au renforcement de notre compétitivité, de la sécurisation de l’emploi, ou à la refondation de notre système de formation professionnelle.

Nous voulons un pays qui assurerait à chacun les conditions d’une qualité de vie durable, et ce, sur tous les plans, qu’il s’agisse de santé ou de préservation de l’environnement. C’est notamment le sens du débat sur la transition énergétique et de l’avancée historique que constitue la création, lors du dernier projet de loi de finances, d’une contribution climat énergie, ou encore de la baisse de la TVA sur la rénovation thermique, mais cela va bien au-delà puisque nous recréons des postes que le Gouvernement précédent avait supprimés dans bien des domaines.

Nous voulons aussi un pays qui mettrait la solidarité et la cohésion sociale au coeur de ses valeurs. C’est le sens, notamment, des mesures que nous prenons dans le cadre du plan dit « pauvreté », telles que la revalorisation du RSA, l’élargissement à deux millions de foyers supplémentaires du nombre de bénéficiaires du tarif social de l’énergie, ou encore le financement de l’hébergement d’urgence.

Enfin, nous voulons un pays qui n’imposerait pas à chacun de ses enfants venant au monde le poids d’une dette démesurée, héritée de ceux qui l’ont précédé. C’est le sens de notre effort de rétablissement des finances publiques.

Comme vous le voyez, les dispositions que nous adoptons témoignent de notre détermination à intégrer l’écologie à la croissance, à promouvoir un développement durable, à concilier le bien-être social et les impératifs de développement de notre économie. C’est pourquoi le Gouvernement ne peut que souscrire à votre souhait, qui est aussi celui de nombreux autres députés, tels que Serge Bardy, Jean Launay, sans, bien sûr, oublier le président Chanteguet, d’accorder une place plus grande aux indicateurs de richesse.

La réflexion, ancienne sur ces sujets, a connu une amplification dans notre pays avec les travaux de la commission Fitoussi. Le système de la statistique publique a commencé à en tirer les conséquences, puisque l’Insee publie chaque année, dans son rapport sur l’économie française, un tableau de bord d’une quinzaine d’indicateurs de développement durable, qui sont issus de la stratégie nationale de développement durable et qui ont vocation à être approfondis dans le cadre de la stratégie nationale pour la transition écologique.

La réflexion doit évidemment se poursuivre sur la définition des indicateurs, en tenant compte d’une double exigence : la parcimonie, pour en assurer la visibilité, et la transparence, pour en assurer l’adhésion. Ces deux objectifs de parcimonie et de transparence sont parfois difficiles à concilier, et cela nous renvoie au débat sur les avantages et les inconvénients de deux options : l’option des indicateurs synthétiques, qui ont un fort pouvoir de communication, mais dont l’évolution globale est difficilement interprétable et qui peuvent parfois être considérés comme des « boîtes noires » ; l’option de la batterie d’indicateurs, qui n’a pas la même force en communication, mais qui est plus transparente, statistiquement plus robuste, et plus opérationnelle pour la prise de décision. Une des conclusions du rapport Stiglitz était qu’aucune de ces deux options n’était réellement satisfaisante et qu’il fallait sans doute viser une solution intermédiaire, comme un petit tableau de bord de quelques indicateurs.

Ces indicateurs existent, ils sont disponibles et sont publiés par la statistique publique. Il faut, bien sûr, continuer la réflexion les concernant, qu’ils soient synthétiques ou non, même si l’enjeu est aujourd’hui de les rendre plus visibles, car c’est bien la visibilité davantage que la disponibilité qui est ici en question. C’est ce qui me conduit à la deuxième question que pose cette proposition de loi.

Le second débat, en effet, c’est celui de l’information du Parlement. L’initiative émanant du groupe écologiste s’inscrit pleinement dans la conception que nous nous faisons de la transparence et du haut niveau d’information qui doit présider aux relations entre le gouvernement et le Parlement. À ce titre, avec Pierre Moscovici, nous avons écrit aux présidents des deux assemblées pour engager ensemble une réflexion sur la liste des documents budgétaires, leur présentation et leur contenu.

En effet – et l’analyse des rapports spéciaux produits par les assemblées en témoigne –, alors que certains documents tels que la justification au premier euro sont particulièrement utilisés dans le cadre de l’examen parlementaire des lois de finances, beaucoup d’autres documents ne sont aujourd’hui que très peu utilisés, quand ils ne sont pas tout simplement ignorés. C’est pourquoi nous avons sollicité les deux assemblées, qui ont répondu favorablement à cette sollicitation, ce dont je veux ici les remercier et ce qui va nous permettre d’entamer dès les prochaines semaines un travail commun que j’espère très fructueux.

Ce travail portera sur la question de la dématérialisation des documents budgétaires pour rendre l’information plus immédiatement accessible et plus dense qualitativement et quantitativement, car cela doit être la perspective que nous nous fixons.

Il portera également, mais pas seulement, sur la possibilité de ne transmettre au Parlement que des documents qui lui soient véritablement utiles. Ce travail de réflexion sur ce qui manque et sur ce qui excède conduira peut-être, par quelques élagages bienvenus dans la forêt des documents budgétaires, à apporter aux informations utiles – comme celles dont il est aujourd’hui question – la lumière qu’elles méritent.

Le troisième débat, enfin, est celui de la méthode. Le Gouvernement partage, je l’ai dit, l’objectif du groupe écologiste de rendre plus visibles d’autres indicateurs de richesse que le produit intérieur brut. L’objectif étant clair, il nous incombe désormais de trouver les moyens d’y parvenir.

Montesquieu nous invitait déjà à ne toucher aux lois « que d’une main tremblante », prouvant d’ailleurs combien le besoin de stabilité juridique est ancien, et pas seulement en matière fiscale. Je serais tenté d’ajouter « et aux lois organiques d’une main plus tremblante encore ». En effet, le choix d’utiliser une loi organique pour atteindre l’objectif qui nous est commun me paraît soulever des objections de deux ordres.

Sur le plan constitutionnel, d’abord, il n’est en effet pas évident que la loi organique puisse contenir des dispositions du type de celles qui nous occupent. Dans sa décision sur la LOLF, le Conseil constitutionnel a considéré qu’en vertu du dix-huitième alinéa de l’article 34 de la Constitution, les lois de finances déterminent les ressources et les charges de l’État dans les conditions et sous les réserves prévues par une loi organique ; que le constituant a ainsi habilité la loi organique à prévoir, d’une part, les modalités selon lesquelles les recettes et les charges budgétaires ainsi que les autres ressources et charges de l’État sont évaluées et autorisées par les lois de finances, et d’autre part, les dispositions inséparables de ladite autorisation.

Le Conseil constitutionnel pourrait donc décider d’écarter des dispositions dont on n’aurait pas démontré le caractère inséparable du champ normal de la LOLF. Je mesure la difficulté de l’exégèse constitutionnelle, et je me bornerai donc à n’évoquer ici qu’un risque et non pas une certitude de censure. Néanmoins, nous ne sommes pas tenus collectivement de courir tous les risques qui se présentent à nous.

Sur le plan de la méthode, ensuite, la LOLF fixe le cadre dans lequel s’inscrivent nos lois de finances. Cela n’a donc évidemment rien d’anodin et la stabilité, j’y reviens, doit requérir toute notre attention. Est-ce à dire pour autant que la stabilité est l’immuabilité ? Assurément non. Le colloque qui s’est tenu à l’occasion des dix ans de la LOLF a d’ailleurs permis à certaines voix, parfaitement au fait de ces questions, de faire entendre des arguments loin d’être mal fondés en faveur d’un réexamen de ces textes.

Mais l’importance de ces textes requiert le respect d’au moins deux conditions. D’une part, il est indispensable de conserver une vision d’ensemble de ces textes, afin d’en garantir l’équilibre et la cohérence. D’autre part, il apparaît absolument nécessaire de ne pas mener de réforme qui n’aurait été précédée de travaux préparatoires à la hauteur des enjeux – je vous renvoie sur ce point, s’agissant tant de leur durée que de leur caractère oecuménique, à ceux qui ont précédé l’élaboration de la LOLF elle-même. C’est pourquoi le Gouvernement ne pourrait pas être favorable à une modification de la loi organique dans les conditions qui sont celles proposées aujourd’hui.

La conclusion à tirer de cette dernière observation serait probablement décevante au regard des objectifs que nous partageons s’il n’apparaissait pas possible de procéder autrement pour atteindre ces mêmes objectifs.

En effet, il semble à Pierre Moscovici et à moi-même que l’objectif que vous poursuivez pourrait parfaitement et complètement être atteint par une loi ordinaire. Aussi, madame la rapporteure, je voudrais vous faire une proposition concrète.

Si vous en étiez d’accord, le groupe écologiste pourrait, avec l’appui du Gouvernement, élaborer une proposition de loi ordinaire, dont l’objet serait le même que celui de la proposition de loi organique dont nous débattons ce soir, et prévoirait notamment les conditions dans lesquelles pourrait être analysée et discutée l’évolution d’indicateurs de qualité de vie et de développement durable, ainsi que l’évaluation de certaines réformes à l’aune de ces indicateurs.

Dès lors que nous serions d’accord sur son contenu, le Gouvernement créerait les conditions de sa discussion avant la fin du premier semestre de cette année à l’Assemblée, et pourrait même, le cas échéant, anticiper l’application de celle-ci dans le cadre de la discussion du projet de loi de finances pour 2015. Dans ces conditions, le groupe écologiste pourrait retirer dès à présent sa proposition de loi organique sans que le débat que nous avons ce soir n’ait été infructueux, puisqu’il permettrait de commencer immédiatement à travailler ensemble pour assurer enfin une meilleure prise en compte des différents indicateurs de richesse.

Convaincu que nous pouvons cheminer positivement ensemble sur les sujets que vous avez bien voulu, madame la rapporteure, porter au débat, je voudrais vous remercier pour cette initiative et vous dire à quel point elle recoupe un très grand nombre des préoccupations du Gouvernement.

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