Intervention de Jean Glavany

Réunion du 20 novembre 2013 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean Glavany, rapporteur de la mission d'information :

Nous avons voulu insister, dans le préambule du rapport, sur les erreurs politiques et méthodologiques à ne pas commettre si l'on veut comprendre cet embrasement des pays du Sud de la Méditerranée – depuis la fin de l'année 2010, lorsqu'un jeune marchand ambulant s'est immolé à Sidi Bouzid en Tunisie. Beaucoup ont parlé de « printemps arabes », mais nous nous refusons pour notre part à employer ce terme, auquel nous préférons celui de « révolutions arabes ».

La première erreur consisterait à sous-estimer ce qui se passe actuellement sur la rive Sud de la Méditerranée. Comme le dit le président Vauzelle dans son rapport au Président de la République, il s'y déroule des événements très importants pour la Méditerranée elle-même, pour l'Europe et pour la France. Nous devons y porter un regard très attentif et très concerné.

Une autre erreur serait de considérer ces processus avec les yeux de notre politique intérieure, en voyant dans ces pays d'abord des terres d'émigration, en nous comportant comme une ancienne puissance coloniale qui porterait des jugements ou qui se croirait en mesure de manipuler des facteurs et des acteurs dans la région. Nous avons besoin de prudence et de précaution, y compris dans l'emploi de certaines notions, telles que cette grande valeur de notre République qu'est la laïcité. Parler de partis laïques reviendrait à déconsidérer ces forces politiques. Cela tendrait à en faire des partis de la France ou des forces se rattachant aux anciennes dictatures, qui ont utilisé la laïcité pour réprimer violemment les forces religieuses. Il vaut mieux parler de partis du progressisme, de partis démocratiques ou encore libéraux. Il faut pousser la prudence jusque dans notre langage.

Il faut aussi faire preuve de prudence afin d'éviter les amalgames. Personne ne pouvait prédire un tel embrasement, et aucun des experts que nous avons rencontrés ne l'a d'ailleurs prétendu. Beaucoup, en revanche, devinaient que s'il devait y avoir un jour des élections libres, les forces islamistes en seraient les premiers bénéficiaires. Ces forces, qui sont apparues de façon structurée un peu partout, sont extrêmement diverses, à l'image de l'islam. Il faut éviter les amalgames à propos de cette religion et de ses traductions politiques. Ces forces sont non seulement diverses, mais aussi traversées de courants différents, voire de contradictions parfois très puissantes.

Une dernière erreur serait de tirer des conclusions hâtives. Ces processus s'inscrivent dans une durée, que nul ne peut évaluer, et connaissent des rebondissements permanents. En Libye, même si la situation sécuritaire était déjà très chaotique auparavant, qui aurait pu prédire l'enlèvement du Premier ministre, pendant quelques heures, puis les affrontements très violents entre « katibas » auxquels on vient d'assister à Tripoli ? En Tunisie, qui aurait pu prédire, sinon le « dialogue national », car certaines forces y travaillaient depuis longtemps, du moins son accélération dans un premier temps, puis les coups de frein et les hésitations que nous connaissons aujourd'hui ? Personne ne peut dire quand le « dialogue national » va déboucher, ni selon quel calendrier. En Egypte, en revanche, depuis le retour de l'armée au pouvoir, une espèce de glacis s'est remis en place. La « stabilité autoritaire » a été réinstallée, ce qui a pour vertu, si j'ose dire, d'empêcher les rebondissements quotidiens dans ce pays.

J'en viens aux conclusions que l'on peut tirer, à ce stade.

Il s'agit tout d'abord d'un « réveil arabe global », qui porte en lui la fin de ce que des analystes et des diplomates appelaient la « stabilité autoritaire ». Le « réveil » a embrasé le monde arabe d'un bout à l'autre, même s'il a des traductions très différentes, par exemple au Maroc ou en Algérie, où les secousses ont été très atténuées, ici par une monarchie constitutionnelle qui avait déjà lâché beaucoup de lest, là par une expérience du terrorisme et de la guerre civile qui n'a pas donné envie d'y revenir. Le mouvement est allé jusqu'en Syrie, même s'il n'est pas certain que l'on puisse encore y parler de révolution, le pays étant désormais en pleine guerre civile, et jusqu'aux monarchies du Golfe, où une révolte a été matée dans le sang à Bahreïn. Nous étudions ce « réveil arabe global » dans notre rapport, avant de nous concentrer sur trois pays où des processus révolutionnaires sont en cours, la Tunisie, l'Egypte et la Libye.

Deuxième conclusion, sans prétendre qu'il s'agit de la fin du panarabisme, ce « réveil » s'est fait – et il continue à se dérouler – dans un cadre essentiellement national.

Pour autant, ce réveil arabe s'est accompagné d'un « effet de souffle » régional, bien que personne ne puisse préjuger des résultats auxquels il conduira.

Enfin, les transitions qui se sont engagées sont déjà longues, et elles continueront à l'être, elles sont sinueuses et durablement incertaines. Lorsque nous avons dit à certains de nos interlocuteurs que la stabilisation de la République avait pris beaucoup de temps en France, entre la Révolution de 1789 et les années 1870, tous nous ont répondu que les Portugais n'avaient mis que sept ans après la « révolution des oeillets » et qu'eux-mêmes, à l'heure d'Internet, n'attendraient pas aussi longtemps. Mais ce ne sont peut-être que des voeux pieux.

J'ajoute que nous avons consacré des « focus » aux acteurs qui nous paraissent essentiels dans ces trois pays.

En Tunisie, nous avons choisi l'Union générale tunisienne du travail (UGTT), qui est la grande force de stabilité et d'exigence démocratique dans ce pays. Ses dirigeants ont réussi l'exploit de s'imposer dans le cadre d'un « dialogue national » avec la « troïka » au pouvoir, qui réunit Ennahda, le Congrès pour la République et Ettakatol, en formant un quartette avec l'Ordre des avocats, l'union patronale UTICA et la Ligue tunisienne des droits de l'homme. Il a été prévu le départ des islamistes du pouvoir, la formation d'un gouvernement dit de compétences, l'achèvement du processus constitutionnel, la fixation d'une date pour les élections, ainsi que des modalités de contrôle de ces élections. Si l'UGTT joue un tel rôle, c'est que la « troïka » au pouvoir a perdu beaucoup de points à cause de l'instabilité politique et des résultats économiques catastrophiques, qui suscitent un vrai mécontentement à l'égard du pouvoir, alors que l'opposition reste dans le même temps très morcelée. L'UGTT est un vrai pôle de stabilisation, jouissant d'une grande capacité de mobilisation.

En Libye, les « katibas », ces milices armées dont le nombre est estimé entre 300 et 2 000 et qui se répartissent les provinces dans les zones rurales ou les quartiers en milieu urbain, à coups d'agressions ou de règlements de compte, constituent la force centrale – et très dangereuse – du pays, face à un Etat qui s'est effondré. Il était en effet constitué autour de Kadhafi, de sa famille et de son clan. Avec leur départ, il ne reste rien. La situation, déjà chaotique et violente, s'est encore détériorée au cours des derniers jours. Ce pays aurait pourtant le plus de facilités pour s'en sortir, du fait de sa rente pétrolière considérable, pour une population de seulement 6,5 millions d'habitants. Mais il est privé d'Etat et de véritables forces de l'ordre.

En Egypte, la force centrale est évidemment l'armée, qui a repris le pouvoir après l'échec flagrant des islamistes au plan économique et social, dans ce pays où une « révolte des ventres » pourrait toujours avoir lieu dans certaines provinces et où le poumon économique du tourisme est quasiment à l'arrêt, mais aussi au plan politique. « L'islam est la solution », répétaient les Frères musulmans, mais il ne l'a été que pour promouvoir des amis du pouvoir à des postes de responsabilité civils et militaires, comme pour commencer à faire régner une sorte de chape de plomb en Egypte, mais certainement pas pour garantir les libertés ou pour donner à manger au peuple. D'où ce mouvement de révolte, « Tammarod », sans doute encouragé et soutenu par les militaires, et réciproquement, jusqu'au coup d'Etat qui a renversé le président Morsi et donné lieu à des actes de répression violents et inacceptables. Le fait que l'armée pouvait reprendre le pouvoir faisait partie des hypothèses de travail depuis le départ, y compris pour nous. Elle disait se tenir à l'écart, tout en précisant, comme nous l'a dit un général, que cela ne vaudrait pas en cas d'effondrement de l'Etat. L'armée a jugé qu'il en était ainsi, ce qui ne constituait sans doute pas un abus de pensée.

L'armée égyptienne est en outre une force économique et diplomatique. Par le biais de ses réseaux et de ses participations dans des entreprises, elle détient entre 20 et 40 % de l'économie égyptienne, et elle reçoit 1,3 milliard de dollars des Etats-Unis dans le cadre d'un pacte de stabilité régionale, qui repose en particulier sur le respect des accords avec Israël. Malgré certaines déclarations et l'annonce de la suspension d'une partie de l'aide américaine, la récente visite de John Kerry semble montrer que la situation rentre dans l'ordre. Au plan interne, le rejet de Morsi et des Frères musulmans est tel au sein de la population que l'armée reste relativement populaire et qu'il y a des forces souhaitant explicitement son succès.

Quelques recommandations nous semblent nécessaires pour anticiper davantage les changements, qui sont permanents, et pour mieux nous y adapter, en évitant les à-coups que nous avons connus. L'année 2011 a vu la diplomatie française passer, de manière assez brutale, de contacts avec le gouvernement de Kadhafi, je le dis sans esprit de polémique, aux premières frappes aériennes. En Tunisie, on est passé aussi très vite d'un dialogue avec Ben Ali, que je ne qualifierais pas de « privilégié », car il était classique et hérité, à une situation nouvelle de dialogue avec Ghannouchi, le chef d'Ennahda. Nous avons donc besoin d'observer aussi finement que possible les évolutions au jour le jour. Il ne faut pas sous-estimer ce qui se passe dans cette région, mais plutôt y porter une attention toute particulière. Il faut ainsi réaliser une cartographie quotidienne, sans chercher à élaborer dans le même temps, nous semble-t-il, un plan d'action global, les situations étant très différentes. Il faut aussi parler à tout le monde. Dans certains postes diplomatiques, il était pourtant impossible ou inimaginable, jusque-là, de parler aux islamistes. Comment le refuser maintenant qu'ils se présentent aux élections et qu'ils les gagnent ? Il faut parler à toutes les forces politiques qui acceptent le jeu démocratique et qui refusent la violence et le terrorisme.

Je voudrais enfin émettre un voeu. Au regard de la situation toujours très instable qui prévaut, je pense que notre Commission aurait tout intérêt à poursuivre le travail que nous avons entamé depuis un an, sans nécessairement continuer à entendre des dizaines d'experts comme nous l'avons fait. La moindre des choses serait tout de même de rester attentif aux évolutions qui se déroulent.

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