Intervention de Nicolas Hulot

Réunion du 4 février 2014 à 17h00
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Nicolas Hulot, président de la Fondation pour la nature et l'Homme :

Mesdames, messieurs, je vais vous présenter en quelques mots ma fondation, avant de vous faire de part de mes inquiétudes et de mes espoirs au regard des enjeux et des échéances.

Après vingt-cinq ans d'existence, ma fondation, comme la plupart des ONG françaises, est aujourd'hui en très grande difficulté car elle doit faire face à une multiplication des demandes, ce qui l'amène à jouer le rôle de médiateur entre les partenaires privés, sociaux, politiques et économiques, mais aussi à une réduction brutale de ses financements. Pour la première fois de son existence, elle va devoir engager un plan social. À travers l'histoire de ma propre fondation, je me permets donc de vous alerter sur la situation du secteur associatif, en particulier sur la grande vulnérabilité des ONG oeuvrant pour l'écologie.

Quand j'ai créé cette fondation, ma lecture des enjeux était bien plus étroite que celle que j'en ai aujourd'hui. À l'époque, ma préoccupation était plutôt naturaliste et environnementale, avec le souci de m'inscrire dans une dynamique afin que soit pris en compte le respect de la biodiversité et des écosystèmes. Chemin faisant, sous l'éclairage d'un certain nombre de personnes, je me suis retrouvé de plain-pied dans le combat le plus humaniste qui soit, un combat complexe dont les racines se trouvent dans les fondamentaux de notre modèle de développement économique et sociétal – d'où la difficulté à passer à la mise en oeuvre des solutions pour faire face aux enjeux.

Au fil du temps, à mesure que la vocation d'origine de la Fondation a évolué, ses modalités d'action se sont transformées.

Sur un sujet considéré comme purement vertical, environnemental, la première des modalités est de passer par l'éducation et la sensibilisation, pour tenter de changer les regards et les comportements. Ensuite, à mesure que l'on découvre la complexité de l'enjeu, s'inscrit une sorte d'obligation de commencer à sensibiliser tous les acteurs de la société : les citoyens, puis les acteurs sociaux, professionnels, économiques, et enfin les acteurs politiques. L'ADN de cette fondation a donc consisté à jeter des passerelles afin de permettre à l'ensemble de ces acteurs de se parler et de prendre en compte les difficultés et les arguments des autres.

Ainsi, dans un premier temps, la Fondation a-t-elle joué un rôle de médiateur pour tenter d'amener la réflexion dans un espace apaisé et documenté. C'est ce que nous avons fait étape après étape. Nous avons mobilisé, d'abord, les jeunes, puis les citoyens en général, ce qui nous a permis de constater une disponibilité de ces derniers à s'engager. Grâce à l'opération « Défi pour la terre », 700 000 à 800 000 personnes ont pris l'engagement de changer leurs comportements. C'est ainsi qu'a été lancé le processus du Pacte écologique : en effet, nous étions désormais en mesure de dire aux hommes et aux femmes politiques que pour aller au-delà, la volonté individuelle devait rencontrer l'organisation collective. Nous nous sommes donc tournés vers les politiques, tous bords confondus, pour leur proposer de prendre des engagements, de principe, mais aussi très concrets : cela a donné lieu au « Pacte écologique ». Cette campagne de mobilisation a contribué à libérer les énergies dans notre pays, à créer une dynamique positive au niveau de l'État, des collectivités locales et des entreprises, et elle a crédibilisé et légitimé tous ceux qui étaient jusqu'alors isolés sur ces sujets jusqu'alors.

Ensuite, la Fondation a participé, avec d'autres ONG, à la dynamique du Grenelle de l'environnement. Chemin faisant, nous avons continué à sensibiliser tous les acteurs et nous nous sommes positionnés en médiateur entre les scientifiques, le grand public et les décideurs pour rendre un certain nombre de sujets compréhensibles.

Tout cela représente un travail de fond difficilement quantifiable. Il n'est pas aisé pour la Fondation de faire le bilan de son utilité sur vingt-cinq ans. À mes yeux, elle a très clairement participé à décloisonner ce sujet, à créer des passerelles de dialogue et de réflexion ; elle a essayé de faire en sorte que le diagnostic soit partagé par le plus grand nombre et que chacun puisse apporter sa part de contribution. Mais dans la mesure où la Fondation n'est pas le seul acteur, il est difficile de quantifier ses succès. Pour faire court, je dirai que nous avons été un des contributeurs à une première phase d'engagements sur les enjeux écologiques.

Deux aspects ont principalement caractérisé l'esprit de la Fondation. D'une part, nous étions ouverts au dialogue. D'autre part, au-delà du constat, nous nous sommes très rapidement efforcés de travailler sur des propositions concrètes en vue de dégager des solutions. Cela a été le cas avec le Pacte écologique, mais aussi avec des propositions que nous avons présentées dans le cadre du Grenelle et des conférences environnementales.

Ce travail de fond est précieux, mais il se fait souvent dans l'ombre. Il s'agit en effet d'une cause plus difficile à expliquer qu'une cause bien identifiée, comme celle défendue par la Ligue de protection des oiseaux, WWF ou encore Greenpeace. Étant dans l'éducation, la mobilisation, la formation, l'information, le dialogue, notre travail est plus discret. Il a néanmoins son utilité : ce n'est pas à vous que je vais apprendre que, parfois, l'ombre peut porter la lumière.

La Fondation fonctionne avec un personnel permanent et un collège de scientifiques et d'experts, entièrement bénévoles, comme son président. Son financement, plus ou moins équilibré, repose sur trois piliers : le mécénat, puisque la Fondation est reconnue d'utilité publique, avec les contraintes économiques et juridiques afférentes à ce statut ; quelques subventions aléatoires ; des dons et des legs, dont elle a bénéficié à mesure que sa notoriété a pris de l'ampleur.

Je voudrais maintenant vous faire part d'un certain nombre de réflexions.

Inscrit, comme d'autres, dans cet engagement depuis un quart de siècle – presque une vie –, je m'étonne de la difficulté à convaincre sur ces sujets. Je m'étonne, chaque matin, d'avoir à répéter en boucle les mêmes arguments, les mêmes mots, et d'être écouté comme une personne venue défendre un intérêt sectoriel ou particulier. Entre moi et mes interlocuteurs, en dépit d'une forme de sincérité partagée avec certains, je constate un immense malentendu : nous entendons les mêmes mots, mais ne les comprenons pas de la même manière. En fait, les mots n'ont pas la même signification selon le degré de connaissance ou d'attention porté à ces sujets. Dit autrement, l'enjeu écologique est un enjeu optionnel pour certains, alors qu'il est un enjeu conditionnel pour d'autres, dont je fais partie. Or si l'on y voit un enjeu optionnel, compte tenu de l'avalanche de difficultés qui s'accumulent sur nos épaules, un argument primera toujours pour ajourner la prise en compte de ces sujets. À l'inverse, si l'on considère que l'enjeu écologique conditionne tous les enjeux de solidarité auxquels nous sommes attachés, il doit l'emporter sur tous les autres, comme cela a été reconnu par le Pacte écologique. Cette différence de lecture provoque une forme de fracture ou de quiproquo.

Bien que nous soyons en 2014, et alors qu'une avalanche de rapports présente des données incontestables sur l'état des écosystèmes, de la biodiversité de la planète, de nos ressources, notre lecture sur la réalité du monde reste la même que celle du siècle précédent. Pourtant, en ce XXIé siècle, il nous faut prendre en compte des paramètres qui n'ont absolument rien à voir avec ceux du XXé siècle. Tant que nous n'en serons pas convaincus, il y aura toujours, d'un côté, ceux dont la vision des choses s'inscrit à plus long terme, et, de l'autre, ceux qui ont une vision à plus court terme. Certes, chacun a sa part de vérité, de sincérité, mais cette différence de posture aboutit à une lecture différente des choses. Pour le dire simplement, il est difficile de chausser simultanément deux paires de lunettes : l'une pour voir de près, l'autre pour voir de loin. Cette formule résume toute la difficulté de l'exercice : comment combiner les impératifs du court terme avec les enjeux du long terme ?

En ce début de XXIe siècle, trois paramètres incontournables, qui vont complexifier l'action publique, doivent être pris en compte. Il faut changer notre regard. En effet, si le temps et le progrès ne suffisent plus pour améliorer les choses, si le monde va de crise en crise – que la crise devient donc un état permanent –, c'est parce que les outils d'hier ne conviennent plus et que nous n'avons pas acté ces paramètres.

Le premier paramètre, parfaitement identifié dans leur rapport par les 700 experts du Forum de Davos, est la contrainte des inégalités. Certes, celles-ci ne datent pas du XXIe siècle, mais elles sont aujourd'hui plus accentuées et, surtout, beaucoup plus visibles. En effet, dans notre monde connecté, chacun est en mesure de prendre conscience des différences de traitement, d'où un élément explosif : l'humiliation face à des inégalités criantes.

Ces inégalités sont accentuées par un deuxième paramètre : la vulnérabilité. Au XXIe siècle, nous découvrons la vulnérabilité de nos écosystèmes, avec comme première conséquence la crise climatique. Celle-ci est, pour moi, le facteur aggravant : elle ajoute de l'injustice à l'injustice, de l'inégalité à l'inégalité, de la souffrance à la souffrance. Elle nous oblige donc à nous orienter vers une nouvelle forme de solidarité : la solidarité dans le temps. Selon les choix que nous ferons, soit nous sacrifierons le futur au présent, soit nous assurerons un avenir plus épanouissant à nos enfants. Or lorsqu'on écoute les hommes et les femmes politiques, lorsqu'on lit les journaux, force est de constater que la crise climatique préoccupe moins que la crise économique.

Pourtant, les différentes publications, et notamment le dernier rapport du groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) confirment ce qu'avait annoncé le premier : que la première manifestation des changements climatiques est l'intensification et la multiplication des extrêmes climatiques. Chacun, en allumant son téléviseur, se rend compte que les changements climatiques, y compris sous nos latitudes, nous affectent déjà socialement, humainement et économiquement. Les rapports de la Banque mondiale eux-mêmes indiquent que la hausse des températures, qui pourrait atteindre six degrés en 2060, doit conduire chaque pays à choisir des modèles différents pour une croissance plus écologique. Je ne suis pas climatologue, je m'efforce simplement de vous restituer de la manière la plus compréhensible possible les prévisions de tous ces experts selon lesquels aucun de nos modèles économiques, aucune démocratie ne pourra faire face aux conséquences des emballements climatiques.

Certes, la diplomatie avance à petit pas, mais ce sujet est le seul pour lequel les phénomènes que l'on essaie de combattre n'avancent pas au même rythme que ces efforts. Chaque année que nous perdons, chaque conférence que nous ajournons, rend de plus en plus difficile l'équation. D'ores et déjà, les changements climatiques jettent des millions de personnes sur les routes, font des centaines, voire des milliers de victimes. Le coût des catastrophes naturelles a été multiplié par quatre à l'échelle de la planète en l'espace de vingt ans. Aux États-Unis, il a représenté 3 milliards de dollars en 1980 : en 2012, l'ouragan Sandy a coûté 60 milliards, la sécheresse dans le Midwest 40 milliards de dollars.

Ce facteur de vulnérabilité, qui est un facteur aggravant, n'a pas été suffisamment pris en compte. Nous sommes trop peu nombreux à le porter. On ne peut pas demander en effet aux ONG d'être à la fois dans l'alerte, la sensibilisation, la mobilisation et, avec le peu de moyens dont elles disposent, dans la solution ! Cette solution n'est pas exclusivement politique, technologique ou économique ; elle s'explique aussi par la défaillance culturelle.

Le troisième paramètre, majeur à mes yeux, est lié aux deux précédents : il s'agit de la rareté. Le XXIe siècle nous a fait basculer brutalement de l'illusion de l'abondance, entretenue jusqu'à plus soif, à une réalité prévisible, celle de la rareté des ressources naturelles. Or la rareté se situe entre l'abondance et une autre étape beaucoup plus tragique : la pénurie. Il demeure donc essentiel de ne pas céder à une forme de fatalisme en se précipitant dans la pénurie.

Les conséquences de la pénurie sont déjà une réalité. Au cours des cinquante dernières années, nombre de conflits ont plus ou moins été provoqués par l'accès aux ressources naturelles. Aujourd'hui, chacun comprend que l'épuisement des ressources halieutiques, le manque d'accès à l'eau potable, les compétitions autour des terres arables, des matières premières sur lesquelles notre économie a été bâtie, ou encore des terres rares, – quasi-monopole chinois –, auront des conséquences géopolitiques gigantesques.

Telle est la réalité de notre monde au XXIe siècle : il doit prendre en charge les conséquences du succès indéniable, mais parfois non maîtrisé, des 150 dernières années. Nous avons changé d'échelle, nous sommes entrés dans l'anthropocène, l'ère de l'Humanité ; grâce au charbon et au gaz, nous avons démultiplié nos capacités musculaires et, avec les ordinateurs, nous sommes capables d'externaliser nos cerveaux – mais aussi de démultiplier l'avidité et la cupidité. En définitive, nous ne sommes plus dans une société où l'on consomme, mais dans une société où l'on consume.

Pardon de vous le dire, mais je me sens un peu seul sur ces sujets. Certes, la tâche est complexe car nous devons changer notre modèle économique, nos comportements, et il nous faut coordonner les volontés. Certes, on peut se gausser de l'action des ONG, du combat des écologistes, et dire que ceux-ci sont contre tout et veulent seulement créer de nouvelles taxes. Mais les choses sont tellement plus compliquées ! Dans ce contexte, il me paraît incompréhensible, alors que la contrainte s'avère si forte, que la créativité demeure aussi faible sur ces sujets. Pourtant, la créativité foisonne partout, y compris dans notre pays ! Elle se heurte cependant malheureusement à un mur de conformisme et de scepticisme. À l'heure où je vous parle, il est certainement possible de s'ouvrir à cette créativité en relançant notre économie grâce à la transition écologique et énergétique, mais encore faut-il y croire, encore faut-il croire qu'un autre modèle est possible.

Sans doute les défenseurs de cette cause ont-ils commis une erreur. Nous avons pensé pouvoir mobiliser sur un constat, mais force est de constater que l'on ne mobilise pas sur un constat, on « tétanise ». À nous de montrer qu'il y a un chemin. Nous n'y parviendrons cependant pas en restant sur nos postures conventionnelles. L'enjeu est universel : c'est l'avenir de l'Humanité qui se joue. Or la fenêtre de tir entre ce que nous pouvons faire et ce que nous ne pourrons plus faire se réduit de jour en jour. Le moment de trêve n'est-il pas arrivé, au moins pour partager une vision, un horizon ?

En tout cas, si l'on continue en France, en Europe, dans le monde entier, à sous-traiter ces sujets, je crains que nous n'allions de reddition en reddition. (Applaudissements)

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion