Intervention de Philippe Gosselin

Séance en hémicycle du 20 février 2014 à 15h00
Voie sacrée nationale — Présentation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPhilippe Gosselin, rapporteur de la commission de la défense nationale et des forces armées :

Madame la présidente, monsieur le ministre délégué chargé des anciens combattants, monsieur le vice-président de la commission de la défense nationale et des forces armées, mes chers collègues, je mesure l’insigne honneur qui m’a été fait de pouvoir rejoindre la prestigieuse commission de la défense, qui m’a désigné rapporteur de cette proposition de loi.

La date d’examen de ce texte, le 20 février 2014, à la veille de l’anniversaire de la bataille de Verdun, est aussi un symbole important. En effet, le 21 février 1914 à sept heures quinze, l’armée allemande faisait donner l’artillerie sur les lignes françaises : c’était le début de presque 300 jours et 300 nuits d’un combat acharné, qui fera plus de 300 000 morts.

La proposition de loi que j’ai l’honneur de vous présenter a pour objet de consacrer de manière intangible la dénomination « Voie sacrée nationale » pour la route départementale qui relie Bar-le-Duc à Verdun. Il s’agit d’une initiative de près de quatre-vingts députés issus des groupes UMP et UDI, reprenant celle de notre ancien collègue sénateur Michel Guerry.

Plus longue et plus meurtrière bataille de l’histoire de la Première Guerre mondiale, Verdun est devenue le symbole de la résistance, de la ténacité des armées françaises face aux assauts ennemis – j’y reviendrai, bien sûr. Cette résistance acharnée n’aurait pu être possible sans un acheminement continu vers le front de renforts, de munitions et de matériels. Or, parce qu’elle constituait un saillant des lignes françaises, la place forte de Verdun ne disposait d’aucune voie de communication capable de supporter un tel afflux d’hommes et de matériels. La Voie sacrée est donc née de cette nécessité. Ces chemins sinueux, mal empierrés, qui relient sur environ quarante-huit kilomètres Bar-le-Duc au carrefour du Moulin brûlé, au sud de Verdun, furent exclusivement réservés aux véhicules automobiles et transformés en artère vitale.

Le résultat obtenu fut sans précédent. Pendant les mois de mars à juin 1916, le trafic mensuel a dépassé 500 000 tonnes et 400 000 hommes, sans compter les 200 000 blessés évacués. Comme le souligne Gérard Galigni dans une étude sur le sujet, « pendant toute la guerre 1914-1918, on n’a jamais obtenu davantage sur une seule route pendant une durée aussi longue ». Les chiffres sont évocateurs : au plus fort de la bataille, 8 000 véhicules se sont succédé, nuit et jour, sur cette route, soit un passage toutes les cinq à quatorze secondes. Des millions de kilomètres ont été parcourus, et 700 000 tonnes de pierres extraites sur place ont été jetées sous les roues de cette chaîne sans fin.

Il est donc clair que la Voie sacrée fut l’organe vital, essentiel, qui alimentait la bataille de Verdun. Tous les observateurs en ont conscience. Un bel hommage a été rendu par Lord Northcliffe dans le Times du 6 mars 1916 : « L’efficacité française n’est nulle part mieux illustrée. »

Comme vous le savez, c’est Maurice Barrès qui, le premier, sut en dégager le symbole et lui trouver son véritable nom, en référence à l’antique via sacra romaine menant au triomphe. Dès le lendemain de la guerre, en 1919, le conseil général de la Meuse a réclamé le classement de la Voie sacrée dans la grande voirie. La route, jalonnée tous les kilomètres de bornes spécifiques avec palme de laurier latérale et coiffées d’un casque de poilu en bronze, fut inaugurée le 21 août 1922 par Raymond Poincaré. Le 18 octobre 1921 fut déposé à la Chambre des députés, au nom du Président de la République, Alexandre Millerand, un projet de loi visant à consacrer « de manière définitive le rôle considérable joué par cette voie pendant la guerre ». La loi fut définitivement adoptée par le Parlement, à l’unanimité – faut-il le souligner ? –, le 30 décembre 1923.

Ainsi que le soulignera plus tard, en 2007, le rapport d’inspection diligenté par le ministère de l’équipement, le classement au rang de route nationale des ensembles routiers reliant Bar-le-Duc à Moulin brûlé et, par extension, à Verdun « a été prononcé pour des raisons liées à la mémoire » et « non pour des raisons d’intensité du trafic automobile ». Son titre de « Nationale Voie sacrée » était unique dans le patrimoine national. Bien que ses caractéristiques n’en faisaient pas à proprement parler une route nationale, l’accolement des deux termes « nationale » et « voie sacrée » montrait bien la spécificité de cette route.

Cette situation, qui dura quand même quatre-vingts ans – excusez du peu ! –, jusqu’au vote de la loi du 13 août 2004 qui a transféré certaines voies nationales dans le réseau des voies départementales, aurait pu perdurer. Pour dire clairement les choses, la « Nationale Voie sacrée » n’aurait jamais dû être déclassée. Plus qu’une erreur, c’est une faute historique !

Il y eut des oppositions à ce déclassement, comme celle de la mairie de Verdun. Le conseil général de la Meuse n’avait pourtant pas d’autre choix que d’accepter ce transfert. La « Nationale Voie sacrée » reçut alors le nom de « route départementale 1916 », avec quand même une certaine symbolique. Le conseil général procède désormais à l’entretien courant de la chaussée, tandis que l’État continue à veiller à la mise en valeur historique et paysagère du site. Cela n’a pas pour autant mis fin aux oppositions et à la mobilisation du maire de Verdun, qui a sollicité de nombreux élus et représentants d’associations patriotiques pour que la Voie sacrée soit rebaptisée, en souvenir de son histoire si particulière, « Voie sacrée nationale ».

Pour répondre à cette mobilisation, le ministère de l’équipement a diligenté, en 2006, une mission d’inspection pour la préservation de la Voie sacrée, que j’ai évoquée. Celle-ci proposa que la Voie sacrée continue à être gérée par la collectivité compétente, tout en gardant son titre de « Nationale Voie sacrée » ou de « Voie sacrée nationale ».

Finalement, par un arrêté interministériel du 18 février 2007, le Gouvernement consacra l’appellation « Voie sacrée nationale ». L’arrêté précise que cette dénomination est la « seule utilisée dans les documents administratifs » et sur les dispositifs de signalisation routière, au fur et à mesure de leur remplacement. Malheureusement, la polémique locale n’est pas close. De fait, cet arrêté n’est pas appliqué, d’où la nécessité de passer par le cadre législatif, qui peut en effet, comme je l’ai entendu, paraître bien lourd. En réalité, il n’y a pas d’autre solution.

Je vous propose donc aujourd’hui, mes chers collègues, de consacrer définitivement cette dénomination par la loi et de clore – ou de tenter de clore – ces querelles locales très préjudiciables. Sans doute cette proposition de loi va-t-elle raviver quelques braises encore rouges, mais je garde espoir, un espoir vraiment chevillé au corps, que le bon sens et la loi s’imposeront.

Alors que la France vient d’ouvrir les commémorations du centenaire de la Grande Guerre, il serait dommage de ne pas profiter de cette occasion pour rappeler l’attachement de la nation toute entière à cette route si glorieuse. Voilà ce que souligne l’ancien chef d’état-major de l’armée de terre Elrick Irastorza, en préface d’un livre consacré à la bataille de Verdun : « Dès l’été 2014, tous ceux et toutes celles qui, de par le monde, voudront se souvenir de "ceux de 14" auront les yeux et le coeur tournés vers la France, épicentre du conflit. Sans attendre 2016, ils les tourneront inévitablement vers Verdun. »

Comment, en effet, pourrait-on oublier Verdun ? Verdun, l’enfer, la fusillade, le marmitage, les gaz, les grenades – bien loin de la camaraderie des tranchées, pourtant très réelle ! Les sinistres vallons, jadis boisés, sans arbres, sans végétation, sorte de sol lunaire, resteront dévastés des dizaines d’années après ces longs mois de 1916 – bien loin de la souriante rive droite de la Meuse !

« Sur cette terre gorgée de sang et de fer, au milieu du fracas titanesque des deux artilleries française et allemande, des puanteurs sans nom de ce champ de bataille », comme le décrit Alphonse Robine, tombent près de 800 000 hommes des deux côtés, morts, blessés, mutilés, comme autant de gueules cassées. Plusieurs dizaines de millions d’obus sont tirés. Tous les témoignages le confirment : c’est inimaginable ! En octobre 1916, Auguste Chapey écrit à ses parents : « Dans le boyau de 130 mètres […] où j’ai eu plusieurs blessés, il tombait par jour plus de 1 000 torpilles de quatre kilos. » Sous un tel déluge, a-t-on dit, on devrait être mort ou fou. C’est une vie harassante, épuisante, dans cette boue et cette solitude pour les poilus qui désespéraient de voir un jour la fin.

Comment s’étonner, dès lors, que certains aient pu craquer ? Comment s’étonner que certains, dans un tel fracas titanesque, n’aient pu entendre un ordre ou n’aient pu l’exécuter, alors même qu’ils étaient pris sous le feu des mitrailleuses ennemies ? Comment peut-on s’en étonner, alors même que les terrains étaient jonchés des corps de leurs frères d’armes, du voisin du village, du cousin, voire des cadavres du camp d’en face ?

Élu de la Manche, l’un des tout premiers départements de France pour le nombre de morts au champ d’honneur de la Grande Guerre – plus de 20 000 –, je mesure le sacrifice. J’ai aussi, à cet instant, une pensée très particulière pour les quatre caporaux de Souains et leurs familles. Ils appartenaient au 336e régiment d’infanterie de Saint-Lô, chef-lieu de la Manche. Ce n’étaient pas des mutins, ni des déserteurs. Ils n’ont pas trahi non plus. Certes, ce n’était pas à Verdun, mais dans la Marne, près de Suippes, en mars 1915. Je sais que comparaison n’est pas raison, mais vous me permettrez de m’arrêter sur ce cas, car il est édifiant. Ces quatre caporaux, dont les noms ont déjà résonné dans l’enceinte de la Chambre des députés dans les années vingt et trente – Théophile Maupas, Louis Lefoulon, Louis Girard et Lucien Lechat –, fusillés pour l’exemple, furent réhabilités par la cour spéciale de justice le 3 mars 1934, il y a tout juste quatre-vingts ans.

Cette audience de la cour spéciale de justice était heureusement éloignée des conditions dans lesquelles se tenaient les conseils de guerre de 14-18. Mairies, écoles, fermes, granges, patronages : c’est souvent, alors, à distance, à l’arrière, qu’il fallait gagner à pied les prétoires et salles d’audience, si je puis dire, ainsi improvisés. C’est aussi à la lueur vacillante des bougies plantées dans des bouteilles que les dossiers étaient étudiés, très souvent sous la pression du temps.

Le combat de la veuve Maupas fut soutenu par la Ligue des droits de l’homme, mais aussi par des dizaines d’associations de mutilés de guerre et d’anciens combattants. Jacqueline Laisné, qui prit plus tard la suite de Blanche Maupas dans son école de Sartilly, a écrit des pages touchantes sur l’honneur de Théo et des caporaux de Souain.

Le sujet des fusillés pour l’exemple est encore aujourd’hui très délicat, d’une extrême sensibilité. Pourtant, il serait faux de considérer qu’il est entre les mains de dangereux gauchistes ou d’antimilitaristes. Je pense pouvoir démontrer le contraire. Nicolas Offenstadt a écrit de belles et intéressantes pages, tout comme le général Bach, en 2003 et encore l’an passé. En ce premier semestre 2014, il est d’ailleurs le directeur scientifique d’une exposition impressionnante à l’hôtel de ville de Paris. De même, Antoine Prost, président du conseil scientifique de la Mission du centenaire, auteur d’un rapport qui vous a été remis le 1er octobre 2013, monsieur le ministre des anciens combattants, avance prudemment : il est sage. À sa suite, le chef de l’État a décidé, le 7 novembre dernier, d’accorder une place à l’histoire des fusillés aux Invalides et de numériser leurs dossiers devant les conseils de guerre.

Il n’est ni possible, ni question pour moi d’envisager une amnistie ou une réhabilitation générale, car elle mêlerait des cas trop différents, avec des risques d’anachronisme évidents. « On ne mélange pas les morts », dit-on aussi parfois. Sans doute faut-il tenir compte des conditions dans lesquelles les soldats ont trouvé la mort. Faire l’inverse, au lieu d’apaiser, ne pourrait que déchaîner les passions : ce ne serait pas digne. Mais ce centenaire ne pourrait-il pas être l’occasion de revoir, au cas par cas – je dis bien au cas par cas –, certains dossiers ?

Peut-être faudrait-il alors que notre Assemblée en délibère ? Sur un tel sujet, la main du législateur ne peut être que tremblante. Mais elle est peut-être là cependant, et l’occasion du Centenaire me paraît unique.

Mais revenons à Verdun. « Ils ne passeront pas » avait dit Joffre. Il a été entendu par tous ceux qui se sont accrochés dur au sol qu’on leur donnait à défendre : oui, tels des crochus, quolibet dont on affublait les Auvergnats mais aussi les Normands par exemple, ils ont signifié, en effet, qu’avec eux « On ne passe pas ! ».

Verdun, c’est LA bataille de la Grande Guerre dans la mémoire collective. C’est le symbole du courage, de l’abnégation, de la résistance de ces hommes épuisés par la vermine, les intempéries, la séparation des leurs, la vie des tranchées au coude à coude, guerre de position interminable.

Oui, il faut les voir ces sinistres tranchées et boyaux dans cette terre liquéfiée, brassés par des soldats à la capote défraîchie, dans ces uniformes bleu horizon délavés par les pluies.

Qui ne pense pas, à cet instant précis, à un grand-oncle, à un grand-père ou arrière-grand-père dont les lettres, des photos jaunies, parfois rongées par les souris, l’humidité, ont été pieusement conservées comme des reliques, par une mère, une femme, un frère ? Ou redécouvertes, par hasard dans des greniers de famille ou des vieilles maisons nouvellement achetées ? Cela arrive encore ! Il en va ainsi pour moi, qui il y a quelques instants citais Chapey, officier de réserve, tué à Beaumont, fils d’une institutrice de la Troisième République et qui tenta en vain de défendre les fusillés de Souain !

À Verdun, dans ce creuset géographique et social, involontairement terre de brassage, c’est toute une génération qui est montée au front. Tout autant qu’à Valmy, c’est à Verdun que s’est faite l’unité de la France parce que c’est à Verdun que toute la France s’était rassemblée. C’est toute la France, en effet, dans les familles, dans presque chaque village, mais aussi dans ce que l’on appelait l’Empire – rendons hommage à ceux qui venaient de si loin –, qui a tremblé, qui a été fière, mais qui a aussi pleuré ses martyrs ! Collectivement, nous sommes dépositaires de cet héritage que nous devons transmettre.

Il semble délicat – ce serait pourtant l’idéal compte tenu en particulier de l’intensité modérée de son trafic automobile – d’ériger à nouveau la Voie sacrée en route nationale. Mais rappeler le souvenir de la Voie Sacrée, et lui rendre de façon symbolique et intangible par la loi le caractère national qu’elle n’aurait jamais dû quitter, c’est participer à notre héritage commun.

Dans ces conditions, le boycott des débats par une partie de la majorité et du groupe socialiste n’est pas seulement une erreur, c’est une faute. Mais au fond, ce boycott, est surtout dérisoire. Tout le monde l’aura bien compris. Il ne s’agit pas d’une démarche partisane. Il ne s’agit donc pas ici de polémiquer, de rejouer de veines batailles, de prendre parti pour tel ou tel, ce qui serait, en effet, bien indigne de ceux qui ont combattu, sont morts, rentrés blessés ou mutilés.

Le vote de la proposition de loi témoignerait de la volonté des représentants de la Nation que nous sommes de prendre toute notre part au cycle de commémoration du centenaire.

Le message de Verdun est toujours actuel est vivant. C’était le creuset de la République. Rassemblons-nous autour de ce message vivant. De même, on ne peut que se réjouir de voir les ennemis d’hier réconciliés, et tout particulièrement l’Allemagne et la France, dans une Europe en paix, mais toujours à approfondir et à consolider.

Alors, emparons-nous du centenaire pour avancer ! Là est l’essentiel. Loin de l’écume du jour, et dans l’espoir de perpétuer l’élan unanime qui avait animé les parlementaires qui s’étaient saisis de ce sujet il y a plus de quatre-vingt-dix ans.

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