Intervention de Philippe Labro

Réunion du 6 mai 2014 à 17h00
Délégation aux outre-mer

Philippe Labro, président du syndicat du sucre de la Réunion :

Je vais tenter de dresser le tableau d'une situation inédite. Depuis 1969, et même après la réforme de 2005, les filières « canne-sucre » des départements d'outre-mer évoluaient dans un marché entièrement réglementé par l'Union européenne.

En 2017, la réforme de l'OCM mettra fin aux quotas sucriers et au marché réglementé. À partir du 1er octobre 2017, il n'y aura plus de quotas en Europe, ce qui impactera l'ensemble de la profession, les sucreries de betterave européennes mais plus encore les sucreries de canne des départements d'outre-mer. Car nous serons plongés, à partir de cette date, dans un monde de compétitivité totale, et la filière sera connectée aux marchés internationaux, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.

La politique ultralibérale menée par l'Union européenne va aboutir à ce qu'une partie du sucre que nous fabriquons outre-mer – sucre qui n'est pas directement concurrent du sucre de betterave puisqu'il n'est pas destiné à être transformé en sucre blanc – soit confrontée aux marchés mondiaux.

L'ensemble des départements d'outre-mer produit, en moyenne, près de 260 000 tonnes de sucre par an, ce sucre étant livré sur le marché communautaire et écoulé dans tous les pays d'Europe, essentiellement en France, en Espagne, en Italie et en Allemagne. Cette production se retrouve sur un marché européen face à des opérateurs continentaux qui fabriquent environ 16 millions de tonnes de sucre, pour une consommation moyenne de sucre de 18 millions de tonnes. L'Union européenne produit donc moins de sucre qu'elle n'en consomme. Elle en importe 3,5 millions de tonnes par an, mais elle ne peut en exporter que 1,5 million de tonnes.

Ces chiffres sont le résultat de la politique européenne mise en place en 2005, à la suite d'une contestation portée devant le GATT par le Brésil, la Thaïlande et l'Australie qui reprochaient à l'Union européenne de pratiquer des prix trop élevés sur le marché intérieur afin de permettre aux opérateurs européens d'exporter d'importantes quantités de sucre. D'exportateur net en 2005, l'Union européenne est devenue l'un des principaux importateurs mondiaux.

La suppression des quotas permettra aux sucriers européens de produire sans limite. D'après les prévisions de la Commission européenne, publiées en décembre 2013, cette production augmentera fortement dès lors que la limitation des quotas aura disparu. En termes de compétitivité, l'Europe a beaucoup gagné au cours des dernières années car la réforme de 2005 a entraîné la fermeture de 45 % des sucreries existantes et le licenciement de 40 % du personnel, ce qui a considérablement augmenté la production des sucreries restantes. En 2005, les deux sucreries de La Réunion produisaient chacune 100 000 tonnes de sucre, tandis que les sucreries européennes en produisaient, en moyenne, 109 000 tonnes. Du fait de la fermeture de 45 % des sucreries européennes et de l'allongement de la campagne sucrière, les sucreries en Europe produisent aujourd'hui 170 000 tonnes de sucre et l'Europe des Quinze, qui est la plus performante, en produit 207 000. En quelques années, la production européenne est devenue deux fois plus importante que la production réunionnaise.

Lorsque les quotas et la limitation à 1,5 million de tonnes des exportations des sucriers européens auront disparu, il est vraisemblable que l'Europe retrouvera sa compétitivité et sa place sur les marchés internationaux, et qu'elle redeviendra un gros exportateur de sucre.

En outre, les productions de l'outre-mer, qui n'ont jamais atteint leurs quotas du fait de l'exiguïté des territoires et des difficultés d'accès à la matière première, se trouveront privées de la garantie qui existait depuis 1969. Les prix pratiqués en Europe seront ceux du marché mondial, ce qui offrira à l'Europe la possibilité d'importer des quantités de sucre très importantes, notamment dans le cadre des accords avec les PMA (pays les moins avancés) et les pays ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique) qui autorisent, depuis 2009, un accès sur le marché européen sans quotas et sans droits.

Pour nous, producteurs de l'outre-mer, cette situation pose deux types de questions.

Sur les 260 000 tonnes de sucre produites outre-mer, environ 60 %, soit près de 160 000 tonnes, sont appelés à être transformés dans les raffineries européennes pour y devenir du sucre blanc, après quoi il n'est plus possible de les distinguer du sucre de betterave dont la production, en 2015, atteindra 18 millions de tonnes. Notre sucre se retrouvera donc en pleine concurrence pour l'accès à un marché devenu totalement libre et dans lequel les consommateurs, les chaînes d'hypermarchés et les grands utilisateurs industriels – Danone, Nestlé, Coca Cola – auront le choix entre acheter du sucre de betterave, fabriqué dans l'une des nombreuses sucreries européennes, ou acheter du sucre blanc raffiné, issu d'une raffinerie alimentée par des sucres de canne provenant soit de l'outre-mer français, soit de pays ayant conclu des accords commerciaux avec l'Europe ou ayant déjà des accès privilégiés – les PMA, les ACP et, depuis peu, la Colombie, le Pérou et les pays du pacte andin qui sont nos concurrents potentiels dans le domaine du sucre de canne. Nul doute que nous rencontrerons des problèmes de compétitivité.

Actuellement, notre production sucrière est assurée de trouver des débouchés et si nous ne parvenons pas à la vendre, l'Europe s'est engagée à nous l'acheter à un prix déterminé. Demain, cette garantie n'existera plus.

Près de 40 % de la production de sucre des départements d'outre-mer concernent des sucres de qualité supérieure, appelés parfois sucres spéciaux. Près de 60 % de ces sucres, qui ont vocation à être consommés en Europe en tant que « sucre roux de canne », sont destinés aux industries agroalimentaires, notamment les fabricants de produits diététiques – Bjorg, Gerblé – et les confituriers – Andros, Bonne Maman –, et 40 % de ces sucres deviennent du sucre de bouche vendu dans les hypermarchés, en tant que sucre roux, sous les marques La Perruche, Blonvilliers, L'Antillaise ou Daddy. Nous ne risquons pas de voir disparaître les débouchés de ces sucres au profit du sucre de betterave, puisque celui-ci est forcément blanc, mais le risque peut venir des sucres en provenance de Colombie et du Panama, dont les coûts de production et les normes environnementales sont très différents des nôtres. Or, ces pays, dont la production entre librement sur le marché européen, au titre des accords conclus il y a deux ans, sans acquitter la moindre taxe, sont assujettis à un quota global de 300 000 tonnes, y compris les sucres spéciaux et le sucre blanc raffiné, mais à l'exception du sucre roux. Par comparaison, le marché global des sucres spéciaux en Europe s'élève à 240 000 tonnes.

Nous sommes donc en compétition avec des pays qui ne respectent pas les mêmes standards que nous.

Tous les sucres que l'on trouve sur les marchés en Europe sont vendus à des prix en relation avec le prix du sucre blanc. Or, le prix du sucre blanc, déjà en baisse, pourrait s'effondrer et converger vers les prix pratiqués sur les marchés mondiaux. De même, le prix des sucres spéciaux pourrait subir une baisse parallèle.

Ma collègue Sylvie Lemaire vous parlera des démarches que nous avons engagées auprès des autorités européennes et nationales pour éviter que l'hémorragie ne s'accélère et pour obtenir des protections spécifiques dans le cadre des futurs accords commerciaux, afin que le dispositif propre à la Colombie et au Panama ne s'étende pas au Pérou, ainsi qu'à tous les autres pays signataires de ces accords.

J'en reviens à la question des quotas, qui n'est que l'un des aspects de la politique globale ultralibérale de l'Europe. Dans le domaine du sucre blanc, la compétition repose sur le seul coût du produit. Sont éliminés les producteurs qui proposent les prix les plus élevés. C'était le cas, en 2005, pour les 45 % des entreprises qui produisaient du sucre de betterave et qui ont fermé.

La périphérie de l'Europe a cessé, petit à petit, de produire du sucre et la production s'est concentrée au coeur de l'Europe dans les pays les plus performants : Allemagne, Autriche, Pays-Bas, France, Pologne.

Quel impact aura pour nous la fin des quotas ? Nous vendons nos sucres, y compris ceux qui doivent être raffinés, dans les différents pays d'Europe. Il est fort probable que nous perdrons les marchés de l'Allemagne et de la France, puisque les sucreries de betterave pourront produire sans limite. Il nous faudra, si nous parvenons à être compétitifs, réorienter nos exportations vers les pays du pourtour de l'Europe dans lesquels la consommation de sucre est plus importante que la production : sud de l'Italie, Espagne, Portugal, Roumanie, Bulgarie, Grèce. Mais les opérateurs d'Athènes s'intéresseront au prix du sucre de betterave d'Allemagne qui, arrivant par la route, sera moins cher que le sucre fabriqué en Guadeloupe ou à La Réunion, sucre qui sera acheminé par bateau et qui devra encore être raffiné. Et les opérateurs d'Italie et d'Espagne feront de même pour le sucre français.

Pour ce qui concerne les coûts, aujourd'hui, la production de sucre d'outre-mer subit, à la sortie d'usine, un surcoût de production, par rapport aux producteurs de sucre de betterave, de 385 euros par tonne de sucre brut, duquel il convient de déduire les aides mises en place par l'Union européenne et la France en 2005, aides qui s'élèvent à 250 euros par tonne, ce qui porte le handicap à 135 euros.

La plus grosse part du coût de revient d'un kilo de sucre est le coût de la matière première, qu'il s'agisse de la canne ou de la betterave, auquel il faut ajouter le coût du transport. Or, compte tenu de la teneur des plantes en saccharose, il faut, pour faire une tonne de sucre, 5,6 tonnes de betterave mais 9,1 tonnes de canne.

En 2005, la France et l'Union européenne ont fait le constat suivant : l'effort de restructuration imposé aux sucreries de betterave ne peut être demandé à la filière « sucre » des départements d'outre-mer, dans la mesure où le secteur a déjà spontanément engagé ces réformes et concentré ses outils industriels. À La Réunion, il existait, à l'époque, 180 sucreries. Il n'en reste, aujourd'hui, que deux, situées aux deux extrémités de l'île, et les coûts de transport ne permettent pas d'amener les cannes d'un bassin à l'autre.

Contrairement à l'Europe, condamnée par le GATT à réduire sa production, les départements d'outre-mer ne produisaient pas les quotas attendus. Il leur a donc été demandé de produire plus. Les pouvoirs publics ont fini par comprendre que le système économique mis en place outre-mer, fondé sur des exploitations familiales, était créateur d'emplois et qu'il n'était pas concevable de demander aux planteurs de vendre la canne moins cher – et donc de réduire leurs revenus – comme ont pu le faire les betteraviers grâce à des aides européennes découplées. Aujourd'hui, pour produire une tonne de sucre, ceux-ci achètent 5,6 tonnes de betteraves à 26 euros alors que nous achetons 9,1 tonnes de canne à 42 euros, conformément à l'engagement que nous avons pris de maintenir le prix de la canne.

Par ailleurs, une autre cause – et non des moindres – du différentiel en matière de coûts de production vient de l'importance des quantités de sucre produites dans les sucreries européennes, d'autant que leurs investissements sont dimensionnés pour traiter 5 tonnes de betterave là où nous avons à traiter 9 tonnes de canne.

Il convient d'ajouter que le surcoût de 135 euros s'applique à du sucre blond qui doit être raffiné. Il faut pour cela le transporter en Europe – mais le coût du transport est correctement compensé par les aides communautaires et nationales – et le transformer. Le coût de la transformation peut être évalué à 65 euros par tonne.

Enfin, lorsque la suppression des quotas entrera en vigueur, nos collègues betteraviers feront exactement ce qu'ils ont fait en 2005, à savoir fermer des sucreries et augmenter l'amplitude de la campagne sucrière. En 2005, la campagne sucrière à La Réunion durait 120 jours, ce que nous considérions, à l'époque, comme un avantage, en comparaison de la campagne des betteraviers qui dure 90 jours. Aujourd'hui, la campagne sucrière moyenne en Europe dure 133 jours.

Les betteraviers seront ainsi en mesure d'augmenter leur production tout en abaissant leurs coûts de revient de près de 40 euros.

Au total, en ajoutant les 135 euros de surcoût, les 65 euros du raffinage et le gain de 40 euros, nous parvenons à un handicap de compétitivité, après déduction des aides, de 240 euros par tonne.

Cette difficulté ne pourra pas être surmontée. On me suggère souvent de produire plus de sucre, mais le marché européen correspond à 240 000 tonnes de sucre roux, dont 45 % sont produits par les départements d'outre-mer. Notre principal concurrent est l'île Maurice et bientôt, sans doute, le Malawi et le Swaziland, qui ne pouvaient pas entrer sur le marché avant 2009, mais qui ont désormais la possibilité de le faire grâce aux accords PMA et ACP.

Nous pouvons peut-être gagner de 2 à 4 % de parts de marché, mais la plupart de nos clients refusent d'être approvisionnés par une seule île, de peur qu'une grève ne survienne. Il est vrai qu'à La Réunion, récemment, une grève des personnels du port a empêché la filière « sucre » d'assurer ses livraisons pendant trois semaines. Nos clients ne veulent pas non plus voir figurer sur les paquets de sucre vendus en Europe la mention « sucre roux de La Réunion » car ils complètent le contenu de ces paquets avec du sucre de l'île Maurice, du Malawi, du Panama ou de Colombie.

En 2017, nous n'aurons pas la possibilité de concentrer nos productions, mais nous devrons impérativement restaurer notre compétitivité. Actuellement, nous souffrons déjà de déficits de compétitivité, mais nous sommes certains de vendre notre sucre, dans la mesure où les betteraviers, eux, n'ont pas le droit de produire plus. Demain, non seulement les surcoûts ne seront pas entièrement compensés – les aides étant destinées à soutenir les revenus des exploitants agricoles, ce qui nous permet d'acheter la canne à La Réunion plus cher qu'en 2005 – mais nous ne serons plus sûrs de vendre. Et il ne saurait être question, non plus, de diminuer les recettes déjà peu élevées des planteurs.

Nous sommes pris dans un étau car il nous est totalement impossible de gagner 240 euros sur nos coûts de production. Les industriels achètent la canne à La Réunion, avant déduction des aides, au prix de 42 euros la tonne. Il faut 9,1 tonnes de canne pour produire une tonne de sucre, ce qui porte le prix de la tonne de sucre à environ 400 euros. Or, c'est le prix de la tonne de sucre blanc prévu par l'Europe pour 2017. Et pour les producteurs d'outre-mer, ce prix ne tient compte ni du transport de la canne, ni de sa transformation, ni du transport du sucre brut vers l'Europe, ni de son raffinage.

Il est vrai que le coût d'achat de la canne fait l'objet de différentes aides au titre du premier pilier de la PAC et du POSEI – 75 millions d'euros d'aides communautaires et 90 millions d'euros d'aides nationales – ce qui permet d'abaisser les coûts de production globaux. Mais il subsiste néanmoins un déficit de compétitivité par rapport à la production de sucre de betterave de 135 euros. D'autre part, le coût du raffinage demeure.

Nous avons peu de marges de manoeuvre. L'Europe nous impose une vraie gageure à l'horizon de 2017.

J'ajouterai enfin qu'il existe un centre d'études européen : l'Observatoire des prix en Union européenne qui publie des statistiques globales concernant les marchés du sucre. Cet organisme nous donne une bonne connaissance de la situation.

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