Intervention de Philippe Labro

Réunion du 6 mai 2014 à 17h00
Délégation aux outre-mer

Philippe Labro, président du syndicat du sucre de la Réunion :

J'aimerais, Messieurs les députés, pouvoir vous apporter des réponses, mais je ne suis pas en mesure de le faire.

Avant de rechercher de nouvelles pistes de valorisation de la canne à sucre, demandons-nous si le sucre est la meilleure valorisation de la canne. Pour ma part, je le pense, et pour longtemps encore. La valorisation due à la production d'énergie, qui représente à La Réunion 12 % de la production d'électricité depuis la mise en place, en 2009, du tarif EDF, est de l'ordre de 13 euros par tonne de canne. Ce chiffre est à comparer aux 80 euros par tonne du revenu global moyen des planteurs. Aucune valorisation ne saurait égaler celle du sucre.

Quant aux molécules, elles font actuellement l'objet de recherches, notamment la lignine, la cellulose et l'hémicellulose ; mais il s'agit là de recherches fondamentales et nous sommes encore loin des recherches appliquées. Et même si les études font un jour l'objet d'applications, nous nous heurterons à une problématique liée non pas à l'utilisation de la molécule mais au lieu où sera fabriqué le produit contenant la molécule, pour une simple raison d'économie d'échelle propre à toutes les économies insulaires.

Nous aurons deux possibilités. La première consiste à nous insérer dans un schéma de recherche très large, en collaboration avec des instituts importants ou de grandes firmes cosmétiques comme L'Oréal, afin de déposer un brevet ou un co-brevet et afin d'en percevoir ensuite les rémunérations.

Je suis beaucoup plus réservé sur la seconde solution qui consisterait à produire industriellement à La Réunion ce qui pourrait l'être en Afrique du Sud, en Australie ou au Brésil à des coûts beaucoup plus faibles. Le département de La Réunion ne disposant que d'une récolte annuelle d'un peu plus d'un million de tonnes de canne, contre 40 millions de tonnes pour le Brésil, nous souffririons d'un manque de matière première, sans oublier que, pour approvisionner les marchés européens, il faudrait transporter le produit fini. C'est pourquoi je suis dubitatif quant à la fabrication sur notre territoire, sauf à trouver la molécule à très forte valeur ajoutée que les clients voudront voir produite selon les normes et la qualité européennes. Dans ce cas, La Réunion, la Martinique et la Guadeloupe sont les seuls endroits au monde qui pourront le faire.

Je nourris beaucoup d'espoirs sur le projet de valorisation des cires d'écume de sucrerie. Nous avons des contacts avec des industriels allemands désireux que la production soit située dans un univers européen. Mais cette valorisation ne représente que 4 ou 5 emplois et ne peut donc remplacer les débouchés actuels.

Monsieur le député, vous me demandez de vous rassurer. Moi aussi, j'aimerais être rassuré…

Actuellement nous essayons, avec le concours de Tereos, de réorienter nos flux de vente de sucre du coeur de l'Europe vers de nouveaux pays comme la Roumanie et la Bulgarie. Mais pour ce qui est de la survie du modèle social réunionnais, nous n'avons pas de réponse. Les exploitants agricoles qui cultivent 20 hectares de betterave cultivent également des céréales, souvent sur une centaine d'hectares. À La Réunion, les exploitations sont de 7 hectares, auxquels s'ajoute un demi-hectare de cultures diversifiées. La façon la plus rationnelle d'abaisser les coûts de la canne serait de créer des exploitations de 30 hectares, sachant qu'au Brésil leur superficie varie, en moyenne, entre 150 et 200 hectares.

À La Réunion, le coût de la matière première, à l'entrée de l'usine, représente 70 % du coût global de fabrication. Je n'ai pas de solution à vous présenter, sauf à payer la canne au même prix que nos concurrents colombiens ou panaméens. Pour cela, il faudrait remembrer les exploitations, ce qui aurait pour conséquence de faire chuter de 18 000 à 6 000 les emplois de la filière, et il nous faudrait gérer les 12 000 personnes privées de leur emploi. Je n'ose pas proposer cette solution, même si, comme tout industriel, je dois avant tout diminuer les coûts en augmentant les volumes ou en restructurant. Si les planteurs avaient des revenus 5 à 10 fois supérieurs au SMIC, nous pourrions leur demander de baisser leurs revenus, mais ils ne perçoivent que 1,2 fois le SMIC. Nous sommes confrontés à un problème de choix politique, de modèle social, et ce n'est pas l'entrepreneur que je suis qui peut vous donner la réponse.

Ce que peut faire le chef d'entreprise, en revanche, c'est optimiser au maximum les outils industriels. C'est ce qu'ont fait les sucreries de La Réunion en termes de qualité, de rendement, de réduction de la consommation énergétique, ce qui nous place parmi les deux ou trois pays les plus performants au monde. Les deux plus grands exportateurs mondiaux, les Brésiliens et les Thaïlandais, viennent chez nous pour voir comment fonctionne notre modèle.

Nous allons essayer d'orienter nos ventes vers les pays les plus éloignés du coeur de l'Europe et, avec l'appui du Gouvernement français, tenter d'exclure les sucres spéciaux, vitaux pour notre économie, des accords à venir. Cela ne devrait pas contrarier les autres pays européens car ils ne sont pas producteurs, mais, précisément, parce que cette exclusion ne protégerait que la France, elle n'intéresse guère nos partenaires de l'Union européenne et il nous est difficile de trouver des soutiens.

Nous allons également essayer de vendre une petite part de ces sucres – entre 5 000 et 10 000 tonnes – sur les marchés du Japon et de la Corée, où nous entrerons en concurrence avec des exportateurs déjà implantés. Mais, une partie des aides européennes qui compensent les handicaps de surcoût étant destinées à accompagner la logistique, je ne suis pas certain que l'Union les maintiendra.

Nous allons poursuivre nos efforts, mais, avant de renouveler la convention « Canne » avec les planteurs, nous avons besoin d'obtenir des engagements sur le cadre institutionnel de la filière, notamment sur le montant des aides. Certes, grâce au report de la réforme du POSEI, celui-ci ne connaîtra aucune modification pendant deux ans, mais nous attendons de l'État un cadre réglementaire qui nous permette de dire aux exploitants que nous pourrons leur acheter la canne au même prix que précédemment. Il va de soi que nous ne prendrons pas l'engagement de leur acheter des cannes si nous ne sommes pas certains de vendre le sucre.

Notre devoir d'industriel est de moderniser nos équipements, d'utiliser les aides qui nous sont allouées pour payer la canne, d'engager des actions en faveur des planteurs et d'élever le niveau de notre production. Sur tous ces points, nous avons accompli ce qui nous avait été demandé. Face aux nouvelles modifications introduites par l'Europe, nous faisons entendre notre voix, mais notre sucre pèse 200 000 tonnes sur un marché de 16 millions de tonnes. L'État doit exercer une pression sur l'Europe, car la réponse ne peut venir d'un surcroît de performance de nos productions.

Il nous reste toutefois un certain nombre d'espoirs. Le premier est que l'Europe se trompe dans ses prévisions, ce qui est déjà arrivé…

Lorsque le sucre entrera sur le marché au coût le plus bas, il nous faudra investir dans la qualité de nos produits. Nous l'avons déjà fait par le passé, ce qui nous a valu d'être les premiers bénéficiaires, à La Réunion, de la norme ISO 22 000 sur la sécurité des denrées alimentaires. C'est un gage de qualité recherché par une partie de nos clients.

Je place également beaucoup d'espoir dans la sélection variétale. Nous essayons de trouver des cannes de plus en plus performantes, en termes de rendement et de résistance au manque d'eau – car le territoire de La Réunion, du fait du changement climatique, connaît de plus en plus de périodes de sécheresse – et nous investissons chaque année 5 millions d'euros en recherche et développement.

Nous agissons sur tous les leviers que nous avons à notre disposition, mais nous n'avons pas la main sur tout.

Cela dit, je reste optimiste pour cette filière qui existe depuis deux siècles et a traversé des étapes difficiles. Nous avons réussi, en 2005, à faire valoir nos arguments de façon logique et cohérente. Nous avons piloté la filière au mieux de ses intérêts, en partenariat avec les pouvoirs publics, européens et nationaux. Nous sommes sûrs qu'il continuera à en être de même, après l'échéance de 2017.

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