Intervention de Jean-Marie Collin

Réunion du 14 mai 2014 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Jean-Marie Collin, directeur France de Parlementaires pour la non-prolifération nucléaire et le désarmement, PNND, chercheur associé au Groupe de recherche et d'information sur la paix et la sécurité, GRIP :

J'en viens à l'obligation du désarmement et à l'élimination des armes nucléaires. À l'heure où des crédits ont été votés pour la poursuite de la modernisation de l'arsenal nucléaire, il importe de rappeler les obligations de la France au regard du droit international humanitaire, de sa position de membre du TNP –, mais aussi de la réflexion internationale engagée sur la dimension humanitaire du désarmement nucléaire. Dans ce contexte, quelle est la pertinence d'investissements prévus pour plusieurs décennies, alors que la France devra, à terme, éliminer son arsenal nucléaire ?

Depuis 2010, les instances de l'ONU, des organisations internationales et interparlementaires ont multiplié les processus de réflexion, les déclarations, les résolutions sur la nécessité de parvenir au désarmement nucléaire. C'est ainsi que la déclaration finale de la Conférence des parties chargée d'examiner le TNP de 2010 faisait état de la vive préoccupation de la Conférence sur les « conséquences catastrophiques sur le plan humanitaire » des armes nucléaires, en faisant un argument de poids en faveur du désarmement urgent.

Deux conférences intergouvernementales sur l'impact humanitaire des armes nucléaires se sont successivement tenues, à Oslo en 2013 puis au Mexique en février dernier. Cent quarante-six États y ont participé ; la France, en concertation avec les puissances nucléaires chinoise, russe, américaine et britannique, n'a pas fait acte de présence.

Aujourd'hui, une seule arme nucléaire détruirait toute une agglomération, entraînant un enchaînement de catastrophes qui auraient des conséquences à peine imaginables. C'est ce que nous expliquons dans l'étude que nous vous avons distribuée, intitulée Et si une bombe explosait sur Lyon ? Une guerre nucléaire régionale aurait des conséquences climatologiques mondiales et provoquerait des famines, engendrant la remise en cause de nos sociétés et de nos économies. Les armes nucléaires tuent de manière indiscriminée et ont un effet à long terme, ce que l'on peut constater sur la troisième génération de la population japonaise hibakusha, qui a vécu le drame atomique de Hiroshima et Nagasaki, mais aussi sur les populations et les personnels qui ont subi les essais nucléaires français, soviétiques, américains, chinois ou britanniques.

La dissuasion nucléaire est un concept qui n'admet pas la possibilité de l'échec, puisque celui-ci implique l'utilisation des armes nucléaires. Les forces aériennes stratégiques (FAS) mettent en oeuvre le missile de croisière nucléaire ASMP-A, porteur d'une ogive d'une puissance de 300 kilotonnes, soit vingt fois la puissance de la bombe de Hiroshima. Selon le général Charaix, commandant des FAS, si « l'ultime avertissement » est utilisé c'est que la dissuasion n'a pas fonctionné. Il l'interprète comme un « coup de pouce » donné au président de la République « pour remettre la dissuasion à sa place ». Ce coup de pouce peut prendre la forme d'un raid nucléaire ou d'une frappe privilégiant l'effet d'impulsion électromagnétique – ce qui inquiète de nombreuses diplomaties dont celle de la Suisse.

Étrange concept que celui qui consiste à utiliser l'arme nucléaire pour rétablir une dissuasion qui n'a pas fonctionné ! Son utilisation même est la preuve de son inefficacité à effrayer nos ennemis. Selon le général Bentégeat, l'ultime avertissement est réservé à des frappes ciblées sur les centres de pouvoir de puissances régionales menaçantes. Ces frappes pourraient être « pratiquement indolores » pour peu qu'elles soient de faible puissance dans une zone désertique. Or où sont implantés les centres de pouvoir, sinon au coeur des villes ? Le ministère iranien de la défense, par exemple, est situé à Téhéran où vivent huit millions d'habitants.

Tout retour à un système politique normal à la suite d'une frappe nucléaire est inconcevable. À cet égard, les conclusions des deux conférences intergouvernementales mentionnées plus haut sont limpides ; elles ont été avalisées par les 146 États présents et par les dizaines d'organisations reconnues par l'ONU. Selon ces conclusions, il est peu probable qu'un État ou une organisation internationale, quelle que soit son importance, puisse répondre à l'urgence humanitaire immédiate provoquée par l'explosion d'une arme nucléaire, qu'elle soit le résultat d'une confrontation nucléaire ou d'un accident nucléaire militaire. Plusieurs dizaines d'accidents nucléaires militaires ont été recensés ; s'ils n'ont pas entraîné de catastrophe, c'est uniquement par chance. Sur ce sujet, je vous renvoie à une étude récente effectuée par la Chatham House, organisation de renommée internationale.

Il ressort encore des mêmes conclusions que les effets de l'explosion d'une arme nucléaire ne se limiteront pas aux frontières nationales ; ils auront une incidence à l'échelle régionale et mondiale. Par conséquent, ont affirmé les États participants, le seul moyen d'éviter une telle catastrophe est de parvenir à un processus d'élimination et d'interdiction rapide de ces armements.

Les États qui ont volontairement renoncé à se doter d'armes nucléaires pour assurer la sécurité de leurs populations ont pleinement pris conscience qu'il était impossible de circonscrire le pouvoir de destruction de ces armes. C'est pourquoi ils ont souhaité engager un processus complémentaire visant l'élimination de ces armes, dont il sera discuté, en même temps que de l'avenir du TNP, au cours de la conférence qui se tiendra à Vienne, en décembre prochain. Vous y êtes cordialement invités.

Après l'aspect humanitaire, venons-en au TNP proprement dit. La France, qui a ratifié ce traité en 1992, doit, conformément à son article 6, « poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire ». Or, une fois de plus, nous avons constaté, lors du troisième comité préparatoire du TNP 2015, la semaine dernière, qu'elle ne respecte pas ses engagements.

Certes, la France a engagé des actions de désarmement nucléaire, ratifié le Traité d'interdiction complète des essais nucléaires (TICE) et la plupart des traités créant des Zones exemptes d'armes nucléaires (ZEAN) – nous saluons, d'ailleurs, la signature, enfin ! par l'ambassadeur Simon-Michel, du protocole additionnel reconnaissant le statut de la ZEAN d'Asie centrale.

Elle a aussi participé à l'élaboration du plan de document final de la Conférence d'examen du TNP de 2010. Ce document énumère soixante-quatre mesures relatives au désarmement nucléaire, à la non-prolifération nucléaire et à l'usage pacifique de l'énergie atomique, qui constituent les trois piliers du TNP. La France est attendue par la communauté internationale sur le premier, qui fait l'objet de vingt-deux mesures. J'insisterai en particulier sur deux d'entre elles : la mesure numéro 3, aux termes de laquelle « Pour exécuter l'engagement qu'ils ont pris sans équivoque de procéder à l'élimination totale de leurs arsenaux nucléaires, les États dotés d'armes nucléaires se doivent de redoubler d'efforts pour réduire et, à terme, éliminer tous les types d'armes nucléaires […] » ; la mesure n° 5, par laquelle « Les États dotés d'armes nucléaires s'engagent à accélérer les progrès concrets sur les mesures tendant au désarmement nucléaire […] », et sont également « invités à faire rapport en 2014 au Comité préparatoire […] ».

La France a remis son rapport national sur les actions concernant le désarmement nucléaire le 27 avril dernier. Alors que l'objectif était de présenter objectivement les réalisations faites depuis 2010, ce rapport n'est qu'une compilation des actions passées puisqu'il n'y en a eu aucune depuis cette date. Qui plus est, on peut déduire des contradictions entre les déclarations rapportées et les déclarations officielles passées concernant les années de réduction des stocks, ce qui jette un doute sur la clarté de la comptabilité nucléaire et met en cause la crédibilité de ce rapport. Enfin, des affirmations étonnantes quant à l'absence d'ogive en dehors des 300 armes déployées de l'arsenal français confirment à quel point il est nécessaire d'améliorer la transparence.

La France était principalement attendue sur la réduction du rôle et de l'importance des armes nucléaires dans toute sa politique militaire et de sécurité – ce qui n'apparaît pas dans le Livre blanc de 2013 –, sur l'arrêt du développement et du perfectionnement des armes nucléaires, et sur l'affirmation politique de sa volonté de parvenir à un processus rapide de désarmement nucléaire. Or la posture française, consistant à s'inscrire uniquement dans un processus de désarmement étape par étape, en commençant par la ratification du TICE, puis par celle du Traité d'interdiction de production de matières fissiles, avant d'envisager d'aller plus loin, ne peut que faire vaciller l'ensemble du processus de non-prolifération nucléaire.

L'ambiance, les discours et la non-adoption d'un document de travail lors de cette troisième Conférence préparatoire du TNP ont clairement montré que les États dotés d'armes nucléaires ont failli à leurs obligations de désarmement. Pourtant, la France aurait pu saisir cette occasion pour prendre au moins quatre mesures et initiatives. Premièrement, la réduction du nombre de missiles et d'ogives à bord des SNLE, à l'instar du Royaume-Uni dont l'ambassadeur en France vous a expliqué récemment que leurs sous-marins seraient équipés, à terme, de huit missiles dotés de quarante ogives. Deuxièmement, la suppression des Forces aériennes stratégiques d'ici à 2018, considérant, d'une part, que le concept d'ultime avertissement n'est pas crédible et, d'autre part, que la Force aéronavale nucléaire (FANU) ne fait pas partie, selon le général Mercier, des plans permanents. Un plan de suppression de cette force sur quatre ans, en commençant par le retrait de la FANU, est réaliste, diplomatiquement fort et générateur d'économies budgétaires. Troisièmement, en s'appuyant sur le rapport d'Hubert Védrine sur l'OTAN, la France aurait pu plaider pour l'élimination des armes nucléaires tactiques américaines stationnées sur cinq territoires européens depuis la fin de la Guerre froide. Quatrièmement, elle aurait pu demander à ce que soit engagée une réflexion européenne sur le désarmement nucléaire, qui ne fait l'objet d'aucune politique au sein de l'Union, contrairement à la non-prolifération nucléaire. Une majorité d'États membres y serait favorable. Du reste, il serait bon d'associer la Suisse et la Norvège à cette réflexion.

Ces mesures sont réalisables dès à présent et constitueraient un signe positif de nature à sauver le TNP d'ici à la Conférence d'examen de 2015.

Permettez-nous, pour terminer, de proposer quelques initiatives susceptibles de modifier les schémas de pensée – contrairement à ce que M. Folliot a pu déduire des auditions que vous avez conduites depuis le mois de janvier, c'est possible.

Nous vous proposons de travailler à un document post-Livre blanc développant une conception de la sécurité sans arme nucléaire. Cela permettrait à la France de se mettre en cohérence avec les obligations du TNP ainsi qu'avec le groupe de travail de l'ONU (Groupe de travail à composition non limitée chargé d'élaborer des propositions visant à faire avancer les négociations multilatérales sur le désarmement nucléaire), auquel elle n'a pas souhaité prendre part. Elle s'assurerait ainsi une ouverture auprès de l'Union européenne.

Nous proposons également de mettre en place une commission d'enquête sur les actions possibles de la France en matière de désarmement nucléaire, dans le cadre de la Conférence d'examen du TNP de 2015.

Patrice Bouveret. Deux autres propositions consistent, l'une, à organiser un débat contradictoire élargi à l'ensemble des parlementaires ainsi qu'à entamer des discussions avec des parlementaires étrangers, notamment britanniques, suisses, américains, autrichiens, directement ou à travers des organismes tels que les assemblées parlementaires de l'OTAN, l'Union internationale parlementaire (UIP), l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) ou de la Francophonie ; l'autre, à auditionner régulièrement des acteurs de la société civile, par exemple dans le cadre de la préparation annuelle du budget de la Défense.

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