Intervention de Jean-Yves le Drian

Réunion du 27 mai 2014 à 14h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Jean-Yves le Drian, ministre de la Défense :

J'aborderai successivement trois sujets : le Mali, la République centrafricaine et les questions budgétaires.

Au Mali, comme vous le savez, la situation s'est fortement dégradée au cours des derniers jours, surtout à Kidal où un conflit entre les forces armées maliennes et le Mouvement national de libération de l'Azawad (MNLA) a marqué une rupture dans le processus de normalisation sécuritaire engagé à l'été dernier.

Les événements se sont produits le 17 mai, lorsque le nouveau Premier ministre, Moussa Mara, a voulu venir à Kidal pour affirmer la présence de l'État malien dans le gouvernorat, ce qui lui avait été pourtant déconseillé. Pendant ce déplacement, des échauffourées ont eu lieu, qui ont abouti à de violents affrontements entre les forces maliennes et les groupes du MNLA. Nous avons protégé le Premier ministre, qui a dû passer la nuit à Kidal en raison d'une tempête de sable. Plus tard, les forces armées maliennes ont souhaité prendre une revanche qui a tourné au fiasco militaire et s'est soldée par plusieurs dizaines de morts. Les violences avaient par ailleurs causé la mort de six membres du corps préfectoral malien, dont le préfet de Kidal.

Les éléments français étaient peu nombreux car notre présence sur place est limitée, mais nous avions prévu un soutien en hélicoptères pour protéger le Premier ministre, ce qui s'est révélé utile. Nos forces ont activement oeuvré pour éviter tout dérapage supplémentaire, en liaison avec la MINUSMA, la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali.

Paradoxalement, ces événements ont favorisé une reprise du dialogue avec ce que l'on pourrait appeler rapidement les peuples du Nord. En cela, selon mon analyse, ils ont ouvert une fenêtre d'opportunité pour relancer l'indispensable processus de réconciliation.

D'abord – et il faut saluer son courage et sa détermination –, le président mauritanien Aziz, président en exercice de l'Union africaine, que j'avais rencontré trois jours auparavant à Nouakchott, s'est rendu vendredi dernier à Kidal, ce qui a d'ores et déjà permis une désescalade de la tension et un début de retour aux positions définies par les accords de Ouagadougou. Un cessez-le-feu a donc été conclu et sa mise en oeuvre a commencé – un peu trop lentement à notre avis ; mais les différents échanges téléphoniques qui ont eu lieu, en particulier entre le Président de la République et son homologue malien, attestent d'une volonté de dialogue entre les autorités maliennes et les groupes du Nord, dont le MNLA. Cette volonté sera confortée par la médiation engagée, avec l'accord du président Keïta, par l'Algérie – où je me suis rendu la semaine dernière et où j'ai rencontré les plus hautes autorités de l'État, dont le Président Bouteflika. Il s'agit d'ouvrir la négociation que les différentes parties ont jusqu'à présent esquivée ; c'est en tout cas en ce sens que nous travaillons. Les discussions doivent débuter cette semaine en Algérie, en vue d'établir une plateforme commune au MNLA et aux groupes armés signataires de l'accord de Ouagadougou.

Parallèlement, l'opération Serval se poursuit et nos interventions dans l'Adrar des Ifoghas sont maintenues. Nous avons toutefois décidé de repousser à une date ultérieure la signature du traité de coopération en matière de Défense avec les autorités maliennes ainsi que l'achèvement de la réorganisation de nos forces dans la bande sahélo-saharienne, qui devait se traduire par l'installation à N'Djamena de la nouvelle autorité militaire régionale pour nos forces.

En raison des événements de Kidal, nous avons fait venir de Côte d'Ivoire une centaine d'hommes supplémentaires. Nous renforcerons ce soutien si nécessaire.

Voilà quelle est la situation à l'heure où je vous parle, puisqu'il n'y a pas eu d'éléments nouveaux ce matin.

J'en viens à la République centrafricaine, où je me suis rendu la semaine dernière pour rencontrer nos soldats avant de m'entretenir avec les chefs d'État du Gabon et du Congo-Brazzaville dans leurs pays respectifs.

Quelle est la situation sécuritaire et humanitaire sur le terrain ? Sauf dans le secteur du PK5 où l'on constatait des tensions il y a deux jours, Bangui est à peu près calme même si la situation reste très fragile. Les musulmans commencent à revenir y habiter, certes en petit nombre – 150 à 200 personnes la semaine dernière –, mais c'est bon signe. D'autre part, dans le camp de M'Poko, que certains d'entre vous ont visité, le nombre des réfugiés a commencé à baisser.

En revanche, la situation est assez dégradée en province, en premier lieu dans le sud-est du pays où il y a confrontation entre Sélékas et anti-Balakas. Les tensions sont particulièrement fortes dans la zone de Bambari, où nous sommes présents. Samedi dernier, nos hommes y ont été pris à partie par d'ex-Sélékas ; ils ont dû riposter et neutraliser un pick-up et ses occupants.

Autre sujet de préoccupation dans cette région : un déplacement vers l'ouest, c'est-à-dire vers le centre du pays, de la LRA – Lord's Resistance Army – ougandaise, groupe d'opposition armé dirigé par Joseph Kony. Jusqu'à présent, il n'était guère nécessaire de s'en inquiéter, car sa capacité de nuisance est plutôt résiduelle : il ne compterait pas plus de 300 personnes armées. Mais ce déplacement les rapproche d'une zone de « condensation » entre les Sélékas et certains groupes anti-Balakas, où nous sommes nous-mêmes présents.

Par ailleurs, il y a eu dans l'ouest du pays une série d'incidents dont je crois vous avoir déjà parlé, en particulier au nord-ouest, du côté de Boguila, où nous avons dû neutraliser il y a quelques jours une colonne de pick-up et de motos chargés d'hommes lourdement armés.

S'y ajoute le triste épisode de la découverte du corps de la journaliste Camille Lepage.

En somme, la situation sécuritaire et humanitaire varie selon les lieux et le degré de présence sur place des groupes Sélékas ou anti-Balakas.

Nos forces, que j'ai rencontrées assez longuement, accomplissent un travail remarquable malgré deux sources de contraintes nouvelles : l'élongation, puisque nous sommes maintenant positionnés sur 800 à 1000 km, en plusieurs points au-delà de Bangui, et la saison des pluies, qui complique ses interventions. La force Sangaris contrôle l'axe logistique entre le Cameroun et Bangui, ce qui permet d'assurer les transports sur cet itinéraire, y compris, désormais, le passage de convois non protégés. Ce point est crucial pour l'assistance aux 600 000 déplacés et aux 2,5 millions de personnes qui ont encore besoin d'aide humanitaire.

J'ai veillé à ce que le plan d'amélioration des conditions de vie de nos soldats à M'Poko progresse de manière satisfaisante. De fait, j'ai pu constater sur place des améliorations significatives, s'agissant en particulier de la climatisation des tentes et de l'approvisionnement en eau et en vivres. Étant donné la pression psychologique subie par nos forces, tenues de faire preuve en permanence d'un sang-froid et d'une vigilance extrêmes, j'ai également décidé de réactiver à leur intention le dispositif de décompression initialement destiné à nos soldats revenant d'Afghanistan, d'abord à Chypre comme auparavant, puis ailleurs, Chypre n'étant pas situé sur l'itinéraire de retour.

Parallèlement, EUFOR RCA s'installe. J'ai pu saluer la semaine dernière les premiers éléments venus d'Estonie et les détachements de gendarmes, qui montent en puissance. La force sera pleinement opérationnelle avant la fin juin, réunissant 800 militaires en tout – moins que ce que nous avions demandé à l'origine.

Quant à la situation politique, telle qu'elle ressort des entretiens que j'ai menés, je reste perplexe car je n'ai observé aucun processus politique susceptible de relayer l'effort militaire de la communauté internationale. Au nord, les principaux chefs des ex-Sélékas se sont réunis à N'Délé il y a quelques jours. À l'issue de cette rencontre, la branche militaire, qui prône en majorité la partition du pays, a pris le dessus, ce qui est très préoccupant. Le mouvement s'est concentré à Bambari comme je l'ai indiqué.

De l'autre côté, la réorganisation du mouvement anti-Balaka n'a pas abouti, les différents courants ne reconnaissant pas de responsable légitime pour les représenter, ce qui complique évidemment beaucoup la tâche de Mme Catherine Samba-Panza. Un peu plus de cent jours après son arrivée au pouvoir, celle-ci m'est ainsi apparue comme un chef d'État de transition volontaire, mais extrêmement fragile.

Il importe donc de s'assurer de trois choses.

D'abord, les chefs d'État du voisinage doivent prendre conscience de la nécessité d'agir ensemble et de réunir la Communauté économique des États de l'Afrique centrale (CEEAC) afin de fixer des règles claires pour la transition. En l'état, les accords de Libreville, qui remontent à la période Bozizé, interdisent aux membres du gouvernement de transition de se présenter aux élections censées avoir lieu en février 2015. Du coup, personne ne veut participer au nouveau gouvernement et Mme Samba-Panza se retrouve très seule pour essayer de le constituer. Seul un accord des chefs d'État de la région pourrait modifier les règles fixées à Libreville et confirmées à N'Djamena. Le président Déby, que j'ai rencontré à Paris lors de la réunion sur le Nigéria, et les présidents Sassou-Nguesso et Bongo, avec lesquels je me suis entretenu dans leurs pays respectifs, s'y sont déclarés favorables.

Ensuite, un remaniement inclusif paraît souhaitable : j'entends par là l'entrée dans le gouvernement de transition de leaders politiques qui assurent à celui-ci d'être respecté par les différentes tendances religieuses, politiques et régionales du pays.

Enfin, il nous paraît indispensable d'ouvrir rapidement une conférence de réconciliation afin de favoriser une structuration politique.

Pour nous, l'objectif reste l'organisation la plus rapprochée possible d'élections même si, j'en conviens, l'échéance de février 2015 semble désormais peu réaliste.

Par ailleurs, la Mission intégrée multidimensionnelle de stabilisation des Nations Unies en République centrafricaine (MINUSCA) va s'installer. Sur ce point, la situation est plus satisfaisante que je ne l'aurais imaginé. D'après mes entretiens avec le président Aziz, la Mauritanie devrait fournir un millier de soldats à la future Mission. Les autres chefs d'État africains consultés ont dit vouloir se maintenir. La MINUSCA aura donc les moyens de jouer son rôle – mais pas avant le 15 septembre, ce qui implique une période de transition forcément très délicate, pour laquelle il faudra miser sur le dialogue politique.

La situation est donc très contrastée : Bangui est relativement pacifié, des tendances encourageantes sont à l'oeuvre, la vie quotidienne a repris, mais l'on observe des tensions à l'est ainsi qu'à l'ouest et au nord-ouest, avec des altercations impliquant les anti-Balakas, mais aussi des bandits de grand chemin qui cherchent un peu d'argent et peut-être un destin, dans une situation très chaotique.

Je tiens enfin à vous dire combien j'apprécie le professionnalisme des équipes présentes sur place, sous la conduite du général Soriano, qui mène les opérations avec le doigté, la subtilité et l'attention requises. Nous ne devons faire aucune erreur ; or j'ai le sentiment que, pour l'instant, nos forces se comportent de manière remarquable.

J'en terminerai par quelques considérations sur la loi de programmation militaire (LPM). Les inquiétudes que nous avons légitimement éprouvées, vous et moi, à ce sujet au cours des deux dernières semaines ont été dissipées par les déclarations du Premier ministre, assurant vendredi dernier que le président de la République était très attaché à la mise en oeuvre de cette loi, qui serait « totalement préservée d[es] nouveaux efforts » demandés à la Nation, la trajectoire financière devant être maintenue. Cette clarification éloigne les orages que nous redoutions. Je vous remercie du soutien que vous m'avez apporté, toutes tendances politiques confondues, au cours de cette période.

À la fin de l'an dernier, les crédits pour 2013 avaient été amputés de 488 millions d'euros au titre de la contribution de la Défense à l'effort interministériel de réduction des déficits. J'avais à l'époque déposé un amendement à l'article 3 de la LPM qui permettait de mobiliser 500 millions d'euros de recettes exceptionnelles au profit des investissements, pour le cas où cela se révélerait nécessaire en 2014 ou en 2015. Comme le projet de collectif budgétaire pour 2014 prévoit une encoche de 350 millions d'euros sur le budget de la Défense, j'ai demandé l'activation de cette clause. Ces 500 millions d'euros conditionnent en effet le lancement d'un ensemble de programmes structurants au cours de l'année 2014, à savoir : le programme d'avions ravitailleurs MRTT - Airbus A330 Multi Role Tanker Transport -, le programme Scorpion très important pour l'activité de l'industrie terrestre, l'acquisition de systèmes supplémentaires de drones Moyenne Altitude Longue Endurance –MALE –, la commande du quatrième sous-marin d'attaque Barracuda et, en ce qui concerne la dissuasion, le lancement des travaux de développement de la prochaine version du missile M51, le missile M51.3

Le Premier ministre a garanti la trajectoire financière de la LPM, mais il nous faut encore sécuriser les ressources exceptionnelles (REX) dont le budget de la Défense doit impérativement bénéficier entre 2015 et 2017. À ce sujet, je serai très clair avec vous, comme toujours : un problème se pose, que j'espère toutefois pouvoir résoudre. Il apparaît peu probable que nous puissions compter pour 2015 sur le produit de la mise aux enchères de la bande des 700 MHz. Cette recette sera sans doute acquise, au mieux - mais il est possible de s'interroger là aussi - en 2016, pour des raisons liées à l'actualité et aux procédures nécessaires. Je discute actuellement avec Bercy, dans le climat apaisé qui gouverne de nouveau nos relations, de la meilleure manière de dégager des solutions innovantes pour garantir les REX en 2015. Nous devrions y parvenir et j'espère que j'aurai abouti lorsque je m'exprimerai à nouveau devant vous à propos des questions financières, au cours de la deuxième quinzaine de juin.

Entre 2013 et 2014, les crédits inscrits pour les OPEX sont tombés de 630 à 450 millions d'euros. En effet, lorsque le budget et la loi de programmation militaire ont été établis fin 2013, il était prévu que nous serions nettement moins présents en Afghanistan et au Mali et que nous nous retirerions du Kosovo, de l'opération Atalante dans la Corne de l'Afrique et de l'opération Tamour en Jordanie, cependant que la force Licorne basée à Abidjan serait intégrée au dispositif régional des forces prépositionnées. Mais, depuis, le Président de la République a souhaité prolonger notre présence au Mali à un niveau un petit peu plus élevé, à juste titre comme le montrent les événements récents. D'autre part, nous sommes intervenus en République centrafricaine, ce qui n'était pas prévu en 2013. Le surcoût OPEX pour 2014 sera donc supérieur aux 450 millions d'euros qui ont été provisionnés en loi de finances initiale.

Dissipons toutefois tout malentendu : le budget de 450 millions d'euros est celui des OPEX permanentes, toutes choses égales par ailleurs. Au-delà de ce montant, on entre dans le périmètre de la clause de sauvegarde de la LPM et les crédits sont mutualisés au niveau du budget de l'État. L'année dernière, cette disposition a été appliquée, de sorte que les dépenses ont été financées rubis sur l'ongle. Prévue par la loi, elle devra être appliquée en fin d'année, au moment du bilan général des OPEX. L'imprévisibilité découle d'une instabilité inéluctable au niveau mondial : lorsque nous envoyons des Rafale à l'aéroport de Malbork, en Pologne, cela engendre un surcoût, en l'occurrence relativement faible, mais réel et impossible à prévoir.

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