Intervention de Michel Pinault

Réunion du 18 juin 2014 à 9h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Michel Pinault, président du Haut comité d'évaluation de la condition des militaires :

Pourquoi un rapport sur l'administration des militaires ? Ce travail est tout simplement l'aboutissement de nos travaux passés. En effet, lors de la préparation de nos précédents rapports sur différents aspects de la condition militaire, nous en venions régulièrement à des questions touchant à l'administration des militaires. Vous le savez : le Haut comité est une instance indépendante, qui choisit librement ses sujets de travail, dans un double souci d'apporter une contribution utile sur les questions de fond et de s'inscrire dans les débats à l'ordre du jour.

Concernant l'administration des militaires, quel est notre diagnostic d'ensemble ?

C'est, comme vous l'avez dit, celui d'une « dégradation » de ce service, terme que nous employons d'ailleurs dans notre rapport. Une chose nous a particulièrement frappés : l'administration des militaires était vue comme un modèle d'efficacité et d'attention portée aux personnels jusque dans les années 1960. Certes, elle bénéficiait alors d'une surabondance de moyens grâce au service national. Mais quoi qu'il en soit, cette administration était considérée comme efficace non seulement par les militaires eux-mêmes – ce qui est le plus important –, mais aussi par la société civile dans son ensemble, y compris la fonction publique civile, pour la qualité du suivi individualisé des carrières et pour tout ce qui relève de ce que l'on appellerait aujourd'hui les « ressources humaines ».

Or, aujourd'hui, cette avance est perdue, et du retard est pris par rapport aux pratiques qui ont cours dans le monde civil, que ce soit dans la fonction publique ou dans le secteur privé.

Quelles sont les causes de ce décrochage ?

Avant tout, il s'agit d'une contrainte d'efficacité résultant d'une limitation générale des moyens, en ressources humaines tant que budgétaires.

Ensuite, il faut noter que les attentes des « administrés » – si l'on peut employer ce terme pour désigner les militaires – ont évolué. Pour donner la mesure de cette évolution, j'évoque souvent une comparaison historique. Avant 1914, les recrues qui arrivaient aux quartiers étaient accueillies dans des casernes neuves et modernes. Qu'il s'agisse de la restauration, de l'hôtellerie ou des loisirs, le confort offert par ces casernes était largement supérieur à celui que connaissait la plus large part de la population française de l'époque, majoritairement rurale. Manger de la viande tous les jours et dormir dans un lit aux draps propres n'était pas permis à tout le monde dans les campagnes françaises d'alors… Mais aujourd'hui, ce rapport s'est inversé. En effet, les jeunes recrues appartiennent à des générations qui ont grandi avec un certain confort et un accès aisé aux nouvelles technologies. Elles ont l'habitude de services commodément accessibles, par exemple lorsqu'il s'agit de commander tel ou tel produit : leur réflexe est d'en passer commande sur Internet et d'en recevoir la livraison sous 48 heures, délai dans lequel il leur est possible d'en suivre étape par étape l'acheminement.

Parmi les causes de la dégradation constatée dans l'administration des militaires, il faut aussi mentionner une vieille tradition des armées françaises : le soutien, l'administration en général, sont vus comme des fonctions ancillaires, ou du moins secondaires, pour lesquelles « ça passera toujours ». Or, pour le Haut comité, dans les périodes de réformes que traverse le ministère de la Défense, c'est au contraire un facteur clé du maintien du moral des armées et de l'attractivité du métier des armes.

Pour mesurer la dégradation observée dans l'administration des armées, nous nous sommes heurtés à un problème méthodologique. Il s'agit, si j'ose dire, de deux arbres qui cachent la forêt : Louvois et les bases de défense. En règle générale, il est d'ailleurs difficile de mesurer ce que l'on appelle la « qualité du service rendu » par l'administration : les indicateurs disponibles donnent une image un peu lénifiante de la réalité, ou du moins un peu trop optimiste. Qui plus est, ces indicateurs sont incomplets. Nous avons donc formulé un ensemble de suggestions en vue de les améliorer.

Dans la réalité, les difficultés rencontrées ne se résument pas à la création des bases de défense, mais celle-ci n'y est tout de même pas étrangère. Et ce, d'abord, parce que cette réforme constituait un véritable choc culturel pour l'armée de terre. La culture de celle-ci était celle d'une administration de proximité, dans laquelle les chefs de corps avaient d'importantes responsabilités ; on retrouve là l'idée d'unicité du commandement. Cette culture a été confrontée de façon quelque peu orthogonale à la création des bases de défense.

Le Haut comité fait sur ce sujet un double constat. D'une part, les bases de défenses sont à nos yeux incontournables : il fallait mutualiser un certain nombre de moyens, et le modèle de la base de défense représente la meilleure formule pour le faire – c'est d'ailleurs celle qu'avaient déjà retenue les Britanniques.

Mais, d'autre part, nous sommes plus critiques sur la manière dont les bases de défense ont été déployées. En effet, le concept de base de défense était compris comme une entité géographique – à l'image de ce qui existait en France pour les bases navales ou aériennes, et de ce qui existe au Royaume-Uni. Or il y a eu un glissement dans la mise en oeuvre de ce concept, au point que parfois, les bases de défense ressemblent davantage à une circonscription administrative qu'à une communauté structurée. Cette dimension « géographique » du concept de base de défense a parfois été perdue de vue. De même, nous déplorons le caractère un peu hâtif du déploiement de ces bases. L'expérimentation du modèle a été écourtée, et sa généralisation a été mise en oeuvre sans que tous les outils nécessaires soient rôdés – je pense notamment aux outils de gestion des personnels et des soutiens, par exemple des commandes. C'est pourquoi les bases de défense ont connu une période de rodage difficile.

Aujourd'hui, nous sommes entrés dans ce que l'on pourrait appeler une phase d'enracinement de la réforme. On s'y accoutume.

Il n'en demeure pas moins que la création des bases de défense met en évidence une tendance que l'on a souvent dans les réformes : leur faire produire immédiatement des résultats qui, normalement, ne sont obtenus qu'au terme de plusieurs années. C'est ainsi que dès la création des bases de défense, on a supprimé des effectifs et pratiqué dans les budgets de fonctionnement des coupes que la réforme ne devait permettre qu'après davantage de temps.

À cet égard, le bilan de la création des bases de défense appelle à une certaine vigilance dans la mise en oeuvre de nouvelles réformes. Je fais référence ici aux changements en cours dans l'administration des soutiens, qui vont être placés sous la responsabilité du Service du commissariat des armées (SCA). Il y a toujours un risque à superposer les réformes avant que les précédentes ne soient stabilisées.

En somme, le diagnostic d'ensemble du Haut comité est que l'administration des militaires n'est plus aux standards du jour, ni du point de vue des militaires eux-mêmes, ni du point de vue des standards d'efficacité actuels.

J'en viens maintenant à nos recommandations.

La première est d'arrêter de prendre l'administration militaire par petits bouts, par petites parcelles, en traitant séparément les questions de la solde, du soutien de proximité ou d'infrastructures. Il faut changer de méthode. L'administration militaire pourrait s'inspirer plus étroitement des principes mis en oeuvre pour la modernisation de la fonction publique civile. Dans le cadre de la modernisation de l'action publique, on a en effet entamé, avec une certaine vigueur, une démarche orientée vers les usagers, qui écoute leurs besoins et qui mesure le service rendu. Nous disons donc dans le rapport qu'il faut, en tenant compte des particularités du monde militaire, entamer une démarche du même type.

Nous insistons également sur la nécessité d'entamer une véritable démarche qualité. Il faut une mesure plus précise de la satisfaction des usagers que celle fournie par les indicateurs actuellement à l'oeuvre. Cela ne concerne pas seulement la qualité du service rendu par les bases de défense mais l'ensemble de l'administration des militaires. Je crois qu'il y a des moments clés, à commencer par l'accueil des militaires, qui doit être efficace pour chacun d'entre eux : dans certaines bases de défense, ils n'ont pas accès aux GSBdD. Nous suggérons donc de systématiser un accueil efficace. D'autre part, il faudrait que les militaires puissent régler leurs formalités par voie informatique, directement. Mais le problème est qu'ils n'ont pas tous accès au réseau informatique ! Cela doit être facilité pour rendre ce canal efficace. La gendarmerie nationale a par exemple mis en place un espace de discussion sur son réseau intranet, le forum Gendcom, dont devraient s'inspirer les autres armées.

Nous avons également été étonnés de découvrir que les aspects administratifs de la condition militaire n'étaient pas abordés dans les écoles de formation des officiers. Ces sujets ne commencent à être vraiment enseignés que lorsqu'ils accèdent au grade de capitaine.

Le troisième axe de nos recommandations concerne la nécessité de tirer les leçons des réformes passées en termes de conduite et de pilotage de projet. Les changements de pilote ont été trop fréquents par le passé. Il y a, au ministère de la Défense, trop de structures qui s'occupent de la transformation. Il faut simplifier cet organigramme et, surtout, simplifier les procédures. Toute réforme interne doit avoir pour but d'aboutir, comme c'est le cas dans les entreprises privées que nous avons rencontrées, à une simplification. Dernier point, nous insistons sur le fait que, dans la phase actuelle de transformation, il faut préserver le soutien de proximité, celui assuré par les bases de défense.

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