Intervention de Danièle Jourdain Menninger

Réunion du 2 juillet 2014 à 9h00
Commission des affaires sociales

Danièle Jourdain Menninger, présidente de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives, MILDECA :

Mesdames, messieurs, je vous remercie d'être venus aussi nombreux pour m'écouter. Étant auditionnée par la commission des affaires sociales, j'ai choisi de me faire accompagner par deux médecins, mais j'aurais tout aussi bien pu venir avec la commissaire divisionnaire de police, le colonel de gendarmerie, le douanier ou encore la magistrate pour témoigner de l'approche intégrée de MILDECA. Celle-ci est en effet compétente tant en matière de réduction de la demande qu'en matière de réduction de l'offre et, à ce titre, la lutte contre le trafic fait partie des domaines où sa coordination s'exerce.

Le plan gouvernemental a été préparé avec les ministères, mais aussi les associations. Il s'agit en effet d'une politique difficile pour laquelle la seule vision de l'administration ne suffit pas, et qui est dans une large mesure mise en oeuvre par les associations.

Je voudrais tout d'abord rappeler quelques chiffres. Concernant le cannabis, 1,2 million de personnes en consomment au moins dix fois par mois. Plus de 41 % des jeunes de dix-sept ans l'ont expérimenté et 6,5 % en font un usage régulier.

Pour la cocaïne, 0,9 % des dix-huit - soixante-cinq ans et 2 % des moins de trente-cinq ans en ont consommé au cours de l'année. À dix-sept ans, les jeunes sont 3 % à avoir expérimenté cette drogue.

S'agissant de l'alcool, 3,8 millions de personnes ont une consommation à risque. Les alcoolisations ponctuelles importantes augmentent chez les jeunes – surtout chez les jeunes femmes de dix-huit à vingt-cinq ans – puisqu'elles sont passées de 30 % en 2005 à 42 % en 2010. Tout comme la consommation de cannabis, ce phénomène préoccupe énormément les familles.

Quant au tabac, 33 % des hommes et 27 % des femmes fument quotidiennement. Nous n'arrivons pas à faire baisser cette consommation.

Pour l'élaboration de ce plan 2013-2017, je me suis appuyée sur plusieurs travaux : le rapport d'information sur les toxicomanies de MM. Blisko et Pillet ; des expertises collectives de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), dont l'une sur la réduction des risques, et une autre sur les pratiques et addictions chez les adolescents ; et de multiples rapports de professionnels.

Sur ce sujet particulièrement empreint d'idéologie, nous avons souhaité développer une approche équilibrée, en proposant au gouvernement des stratégies visant à améliorer les réponses en matière de prévention et de soins, mais aussi en matière de sécurité et de justice.

Cette stratégie s'inscrit dans une durée plus longue que celle ayant prévalu à la présentation des plans précédents. En effet, en matière de prévention notamment, vous savez à quel point il est difficile de mesurer les impacts immédiats des politiques, surtout pour un phénomène aussi complexe et en mutation constante.

Au surplus, ce plan offre un cadre pour coordonner l'action de l'ensemble des acteurs impliqués dans cette lutte contre les drogues et les conduites addictives – administrations, associations, professionnels, familles.

Ce « plan gouvernemental de lutte contre les drogues et les conduites addictives 2013-2017 », édité par La Documentation française, traduit la stratégie gouvernementale. Je l'ai fait traduire en anglais et en espagnol, la MILDECA participant à un grand nombre de réunions internationales. À l'étranger, je peux ainsi mettre en avant la politique offensive de la France en la matière.

Ce plan stratégique se décline en deux plans d'actions successifs. Le premier « plan d'actions 2013-2015 » prévoit des expérimentations mises en oeuvre par la MILDECA, mais aussi des actions déclinées sur le terrain, puisque je délègue la moitié de mon budget aux chefs de projet dans les départements et les régions, placés auprès des préfets et qui travaillent avec les collectivités locales, les agences régionales de santé (ARS), les forces de police et de gendarmerie, et les douanes. Une évaluation sera menée à mi-parcours – à la fin de ce premier plan d'actions – en vue d'éventuelles réorientations.

En se fondant sur une approche intégrée, ce plan associe respect de la loi et promotion de la santé. Dans notre esprit, ces deux aspects sont complémentaires : l'application de la loi est la première étape d'une politique de prévention, les objectifs de santé et de sécurité publique ne sont pas exclusifs l'un de l'autre. L'accompagnement et le soin ne s'arrêtent pas aux portes des établissements et des services spécialisés. C'est tout l'enjeu de l'insertion sociale et professionnelle, les situations d'inactivité – décrochage scolaire, situation de chômage –, favorisant la consommation de tabac, d'alcool et de drogues. De surcroît, il me semble important de prévoir des actions de médiation sociale, notamment en direction des riverains, pour faire comprendre ce qu'est la réduction des risques et changer notre regard sur les usagers de drogues.

Ainsi, il est temps de dépasser le clivage contreproductif entre les tenants de la seule réponse sanitaire et ceux de la seule réponse judiciaire.

Sur ce sujet qui confronte des postures idéologiques, il faut fournir des éléments qui permettent de s'appuyer sur des données scientifiquement validées. L'effort de recherche est donc un axe stratégique, et c'est pourquoi je consacre une partie de mon budget à financer des actions de recherche avec mes partenaires – Institut national du cancer (INCA), Agence nationale de la recherche (ANR), Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) –, afin d'observer l'évolution des comportements et permettre d'ajuster les actions de prévention et les stratégies thérapeutiques.

En outre, nous souhaitons lancer des initiatives en direction des jeunes. Avec l'Éducation nationale et des établissements scolaires, nous avons conclu un partenariat avec des laboratoires de l'INSERM pour nous appuyer sur le dispositif « Apprentis chercheurs », qui permet à des jeunes de troisième et de première de mener un projet de recherche au sein d'un laboratoire et de découvrir concrètement les conduites addictives – observation d'un souris alcoolisée, découpage du cerveau d'une souris pour observer les effets du cannabis, etc.

Nous voulons partager ces connaissances avec les décideurs publics dont vous faites partie. L'expertise collective de l'INSERM sur les conduites addictives chez les adolescents, qui comporte notamment une étude sur les stratégies marketing de l'industrie du tabac et de l'alcool, doit permettre de mieux cibler les actions de prévention. Des études sur le rapprochement de la santé et de la justice, le contenu des sanctions prononcées par les juges dans les affaires liées à ces consommations, l'atténuation ou l'aggravation de responsabilité – pour lesquelles nous ne savons pas avec précision dans quels cas elles interviennent – vous seront aussi d'une grande utilité dans votre réflexion. Le plan prévoit également une étude sur les réponses judiciaires à l'usage de stupéfiants.

Les chiffres que je vous ai indiqués en introduction montrent que notre pays n'est pas efficace en matière de prévention. En effet, les actions en la matière sont nombreuses, mais souvent réalisées de manière assez traditionnelle. En outre, d'après les différentes études que j'ai citées, quand elles s'adressent à l'ensemble des jeunes, notamment dans les établissements scolaires, ces actions de prévention ont parfois comme conséquence de susciter la curiosité, voire d'inciter à la consommation.

Aussi avons-nous souhaité, au-delà de la commission de validation des outils de prévention, installée par mes prédécesseurs, élaborer des programmes de prévention mis en oeuvre par nos partenaires et dont la MILDECA finance l'évaluation. Il faut en effet veiller aux effets pervers des dispositifs et s'adresser avec le bon discours aux publics concernés, en particulier les jeunes. Dans cet objectif, nous allons créer une banque de données qui comprendra ces programmes de prévention et à laquelle les partenaires pourront se référer.

Ces programmes de prévention seront orientés vers les populations les plus exposées : les jeunes, les femmes enceintes consommatrices de tabac etou d'alcool, mais aussi les personnes les plus éloignées des dispositifs de prévention – personnes marginalisées –, mais aussi public inséré et consommateur d'héroïne mais craignant la stigmatisation. À cette fin, nous finançons l'envoi postal de seringues et les bus mobiles qui se déplacent dans les territoires ruraux où la consommation de drogue, notamment d'héroïne, tend à se développer. C'est ce que nous appelons la démarche du « aller vers ».

Cette démarche consiste également à amener les professionnels à rencontrer les consommateurs et à s'adresser à eux avec les bons messages. Dans cet objectif, nous souhaitons valoriser les « consultations jeunes consommateurs », mises en place en 2004 par la MILDT, dispositifs anonymes et gratuits dans lesquels peuvent se rendre les jeunes, seuls ou en famille, mais aussi les parents seuls pour obtenir des conseils. Nous envisageons de lancer une grande campagne de communication sur ces dispositifs, au nombre de 400 en France, mais mal connus et sous-utilisés, en nous appuyant sur un manuel réalisé par les professionnels à l'intention des jeunes et des parents.

Parallèlement, en nous appuyant sur la technique du « repérage précoceintervention brève », nous préconisons le renforcement de la formation en direction des professionnels : médecins, sages-femmes, protection maternelle et infantile (PMI), intervenants sociaux, personnels de la protection judiciaire de la jeunesse en contact avec les jeunes sous main de justice.

Nous souhaitons également que l'ensemble des professionnels comprenne le rôle de chacun en matière de réduction des risques. Pour cela, nous envisageons des formations communes à l'intention des associations présentes dans les bus mobiles, des médecins, des policiers et gendarmes, bref de tous les professionnels susceptibles de se retrouver ensemble dans une situation difficile. Je pense en particulier aux policiers qui interviennent à proximité des bus de réduction des risques et pour lesquels une formation leur permettra de mieux comprendre que la distribution de seringues ne revient pas à légaliser la drogue, mais qu'elle s'inscrit dans une stratégie de santé publique.

À côté du renforcement des dispositifs, de l'accompagnement des pratiques des professionnels et de l'amélioration de l'accessibilité aux dispositifs spécialisés, nous préconisons un meilleur accès au matériel de réduction des risques et aux traitements de substitution. Nous voulons également que les quartiers prioritaires de la politique de la ville ne soient pas oubliés. À cet égard, nous allons développer le système SOS par téléphone et la géolocalisation des structures situées dans les territoires. Nous proposons également le renforcement de certains dispositifs qui relèvent à la fois de la santé publique et de la tranquillité publique, comme la salle de consommation à moindre risque, dont le principe est inscrit dans le plan gouvernemental.

Voilà pour le volet prévention, soins et accompagnement de la stratégie gouvernementale.

Le plan comprend également un volet lutte contre le trafic, puisque nous poursuivons également des objectifs de sécurité publique. Il nous semble essentiel de soutenir le travail de déstabilisation des ventes dans les quartiers, où la situation est très difficile au quotidien pour les riverains, mais aussi aux abords des établissements scolaires. À cet égard, je vais engager avec le ministère de l'intérieur un travail de sensibilisation de la communauté éducative, associant les commissariats de quartier et les équipes mobiles de sécurité. En la matière, je souhaite que soient développés tous les partenariats – conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance, équipes mobiles de sécurité –, en coordination avec l'ensemble des dispositifs.

Nous avons affaire aujourd'hui à des trafiquants extrêmement professionnels, qui essaient toujours d'avoir une stratégie d'avance par rapport aux pouvoirs publics. L'argent de la drogue leur permet en effet de se procurer du matériel plus perfectionné que nos policiers, de mettre en place des stratégies de contournement, de créer de grosses PME du cannabis où sont discutés l'évolution du prix, les vecteurs de lutte contre le trafic, etc. À nous de nous montrer performants, notamment grâce au recueil et à l'exploitation de l'information. Face au trafic sur Internet et à la cybercriminalité, en plein développement, les priorités sont notamment l'action contre les produits de synthèse, substances entre le médicament et la drogue, et la cannabiculture, qui engendre des luttes entre gangs dans les quartiers, comme à Marseille.

Pour finir, je dirai un mot de l'action internationale de la MILDECA. Comme mon prédécesseur, je préside le Groupe Pompidou du Conseil de l'Europe, qui réunit 36 pays et rassemble des professionnels – douaniers, policiers, médecins, chercheurs – sur divers sujets : trafic dans les aéroports et les aérodromes secondaires, cybercriminalité, réduction des risques, prévention, etc. En effet, la lutte contre la drogue ne s'arrête pas à nos frontières : elle se situe à l'échelle internationale. Dans ce travail, nous avons associé les pays de la rive Sud de la Méditerranée, puisque nous finançons des observatoires des consommations au Maroc et, prochainement, en Tunisie – et développons un appui à ces pays. Cela est particulièrement important pour le Maroc, pays producteur et situé sur la route du trafic en Afrique de l'Ouest. Tous ces travaux sur la réduction des risques au sein du groupe Pompidou témoignent de la volonté de chacun de ces pays d'agir à la fois en termes de prévention, de santé publique et de tranquillité publique.

En conclusion, la lutte contre les drogues et les conduites addictives est une question de société que nous devons prendre à bras-le-corps car elle concerne les familles, chacun d'entre nous. Lors de ma présentation du plan gouvernemental devant les préfets, ces derniers ont manifesté un intérêt limité à cette question, mais au moment où j'ai évoqué la participation éventuelle de leurs filles et de leurs fils à des soirées festives organisées par les grandes écoles d'ingénieur ou de commerce – et où « binge drinking » et cannabis se répandent –, ils ont fait preuve d'une très grande attention dans un silence absolu. Ces phénomènes touchent en effet tous les milieux.

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