Intervention de étienne de Durand

Réunion du 11 juin 2014 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

étienne de Durand, directeur du centre des études de sécurité de l'Institut français des relations internationales :

Je rejoins M. Grand pour souligner plusieurs évolutions majeures en Europe : premièrement, la réémergence de la puissance russe ; deuxièmement, le désengagement partiel des États-Unis : il ne reste qu'une brigade terrestre permanente sur tout le continent européen et le milliard annoncé en Pologne correspond à 1700e du budget américain de la Défense. On ne peut donc pas parler de réengagement, d'autant que celui-ci risque de faiblir si les Européens sont divisés.

Troisième constat : la démilitarisation de l'Europe. Peu de pays européens sont aujourd'hui capables de défendre leurs frontières. Le chef d'état-major de l'armée suédoise a ainsi reconnu qu'il serait en mesure de défendre Stockholm pendant deux jours. Il faut prendre la mesure de ce qui s'est passé en vingt-cinq ans en Europe. En Norvège, il ne reste qu'une seule brigade de l'armée de terre contre treize en 1990, tandis que l'armée de terre suédoise est passée de 600 000 à 25 000 hommes. Aux Pays-Bas, l'armée de terre a pratiquement disparu en tant qu'entité indépendante (ses hélicoptères sont intégrés dans une brigade allemande), alors qu'elle disposait de 40 000 hommes en Allemagne en 1990. La France est la première puissance aérienne d'Europe avec 300 appareils de combat, qui dans quelques années ne seront plus que 200. En 2020, le Royaume-Uni possédera sans doute moins d'avions de combat que Singapour.

À cette démilitarisation viennent s'ajouter les divisions politiques entre Européens et une politique commune de sécurité et de défense au point mort. Nous assistons à une régionalisation, voire une renationalisation des politiques de sécurité ; ainsi, un bloc nord-est, comprenant les pays baltes, les pays nordiques et la Pologne se préoccupe de la Russie ; des pays du Sud souhaitent s'intéresser à la Méditerranée mais n'en ont plus les moyens ; et quelques pays « atlantiques » comme la France ont l'ambition d'être sur plusieurs fronts à la fois, mais ils sont une exception.

Pour autant, nous n'assistons pas à un retour de la Guerre froide. La Russie n'est pas une ennemie, sans être une amie non plus. Les Russes raisonnent en effet selon des catégories du XIXe siècle, et c'est d'ailleurs ainsi que le reste du monde fonctionne, loin de l'affrontement idéologique total du XXe siècle et du multilatéralisme proclamé des années 1990.

En cas de crise, nous ne sommes donc pas confrontés à une menace existentielle ou massive mais à des modes opératoires le plus souvent indirects, qui ne sont donc pas l'apanage des seuls acteurs asymétriques. Les Russes utilisent les méthodes des milices mais, parallèlement, ils organisent des grandes manoeuvres militaires, adossées à des capacités stratégiques de premier plan.

La Russie se place en concurrence stratégique avec nous. Cette concurrence est susceptible de déboucher sur des crises plus ou moins ouvertes, qui correspondent à ce que Clausewitz appelle la « guerre limitée ». Le risque d'une menace existentielle est écarté mais des coups de force ne peuvent être exclus.

Ni les Russes, ni les Occidentaux n'ont les moyens de rejouer la Guerre froide. Du côté russe, le potentiel militaire est en voie de reconstitution, mais après avoir beaucoup baissé.

La situation nous impose de revoir nos postures. Nous devons nous assurer que nous sommes collectivement en mesure de gérer une crise, d'empêcher l'escalade et, à tout le moins, de faire reposer la responsabilité stratégique de celle-ci sur l'agresseur. Si les Occidentaux étaient intervenus en Crimée, le poids de l'escalade aurait pesé sur leurs épaules.

Il nous faut donc procéder à des ajustements de nature psychologique, stratégique et matérielle.

En premier lieu, notre politique de sécurité est fondée depuis 2008 sur la disparition de la menace majeure. Le dernier scénario faisant état d'une résurgence de cette menace figure dans le livre blanc de 1994. Toutefois, dans les scénarios élaborés en 2008 et 2013, une menace de nature limitée à proximité du territoire européen a été prise en compte.

En second lieu, nous devons accepter que la compétition entre grandes puissances est une réalité pouvant aboutir à un affrontement armé. La guerre ne se limite pas à des interventions dans des pays de ce que l'on appelait le tiers-monde.

Il faut prendre au sérieux la défense territoriale de l'Europe. Cela suppose de restaurer certains dispositifs comme le « contingency planning » ou les exercices à grande échelle. Le dernier exercice français de cette nature date de 1989. La Russie, quant à elle, poursuit sa planification avec des déploiements de 40 000 hommes et des exercices impliquant 150 000 hommes.

En matière stratégique, il faut réactiver certains dispositifs datant de la guerre froide, à une échelle différente évidemment. Je pense à REFORGER - Return of forces to Germany -, dispositif américain qui permettait d'amener 100 000 hommes en quelques semaines depuis le Texas jusqu'au coeur de l'Europe, ou encore au programme POMCUS de prépositionnement de matériel.

Il faut mettre fin à la politique dite des « trois non » – ni troupes, ni infrastructures, ni armes nucléaires déployées dans les nouveaux pays membres de l'Alliance – de l'acte fondateur OTAN-Russie de 1997 qui a pour conséquence de nous interdire de défendre ceux que nous avons accueillis dans une alliance militaire. Il n'est pas question de déployer 100 000 hommes mais d'installer quelques dépôts de matériel permettant d'agir très vite en cas de crise. Aujourd'hui, nous serions en effet incapables de projeter des troupes avec leur matériel dans des délais brefs sans une aide massive des États-Unis.

Nous devons nous préparer à des scénarios gris, comme dans le cas de la Crimée ou du Donbass, dont l'ambiguïté et la rapidité sont des caractéristiques essentielles. Une réponse crédible politiquement et efficace militairement suppose une capacité à comprendre l'environnement et à anticiper les situations, une vitesse de réaction importante ainsi que des exercices de simulation de crise.

Pour ce faire, nous devons en partie redéployer et renforcer les moyens de renseignement pour surveiller le flanc est de l'Europe et la Russie, puisque cette dernière n'hésite pas à le faire. Les Russes ne s'embarrassent pas pour nous espionner. Nous devons, en outre, développer des partenariats sur mesure, dépassant le cadre de l'OTAN, avec des pays du Nord ou du Nord-est de l'Europe, à des fins de réassurance. Il faut enfin revoir le fonctionnement de l'OTAN. Aucun exercice de défense collective n'a été organisé pendant une quinzaine d'années avant Steadfast Jazz.

Dernier point que je souhaitais aborder : le réaménagement de la planification capacitaire.

Depuis 25 ans, nous sommes focalisés sur les « guerres expéditionnaires » au détriment de la défense territoriale. Or, nous serions aujourd'hui incapables de tenir les frontières européennes sans l'aide massive des États-Unis. La mission de sécurité collective doit de nouveau être prise au sérieux, sauf à ce que la renationalisation rampante des politiques de sécurité aboutisse à un délitement de l'OTAN et de l'Union européenne. Cela suppose de « muscler » certaines capacités.

S'agissant des capacités stratégiques, la composante aéroportée de la dissuasion est indispensable car elle seule peut permettre d'empêcher l'escalade. La France est le seul pays d'Europe à en être doté. En outre, la dissuasion doit être envisagée au-delà du pré carré français, même si les garanties ne sont pas accordées formellement aux pays alliés, d'autant que le devenir après 2025 des armes nucléaires tactiques déployées par les Américains en Europe n'est pas assuré, compte tenu du faible empressement des Européens à financer la modernisation nécessaire à leur maintien.

Les moyens d'observation, d'écoute et de renseignement humain doivent être renforcés. Il faut consolider la défense antimissile, avec la modernisation de l'ASTER 2, et disposer d'une capacité de frappe dans la profondeur avec un volume suffisant de missiles de croisière.

S'agissant des capacités aériennes, il faut rétablir une capacité de neutralisation des défenses antiaériennes ennemies ou SEAD d'après l'acronyme anglais. Nous sommes habitués à « posséder » le ciel face à des adversaires n'ayant pas d'aviation ou dont les défenses sol-air sont faibles, voire inexistantes. Mais nous ne pouvons pas nous priver de cet instrument face à la Russie qui est le pays le mieux doté en capacité antiaérienne. Les Européens ont abandonné la capacité SEAD en pensant que les États-Unis y suppléeraient ; or ces derniers disposeront à l'avenir d'un moins grand nombre d'avions spécialisés dans cette mission.

Des efforts doivent également être faits en matière de ravitaillement en vol et pour les missiles Météor qui ont vocation à équiper les Rafale. Il en va de notre crédibilité. Le problème du nombre d'avions nécessaire pour couvrir toutes les zones va aussi se poser. Quant à la défense antiaérienne d'accompagnement, elle a disparu en Europe, sauf chez les Polonais. Toutes ces capacités ont été supprimées parce que le risque d'un affrontement de haute intensité semblait nul.

La situation est plus grave encore pour les capacités terrestres. La force opérationnelle de l'armée de terre est en train de passer de 70 000 à 66 000 hommes, correspondant à la capacité de tenir un front d'environ 60 kilomètres.

L'armée de terre est très légère, ce qui constitue un avantage pour le Mali mais complique la tâche s'agissant de la Russie. Il ne reste ainsi que trois régiments de chars. La France, à la différence de la Pologne dont l'armée de terre est la première d'Europe, possède peu de chars. Or, dans la mesure où elle pourrait être privée de supériorité aérienne totale, elle a besoin « d'instruments de domination de milieu » afin d'être crédible pour assurer une sorte de « dissuasion conventionnelle » face à un adversaire doté de capacités de haute intensité.

La France a également perdu des moyens d'accompagnement dont les Russes ne manquent pas. Elle a gardé un régiment spécialisé dans le franchissement de cours d'eau et une compagnie de génie ferroviaire. En quelque sorte, elle a donc tout conservé à une échelle bonsaï.

Ce rappel de la nécessité de ressources supplémentaires pour financer des capacités qui ont été volontairement délaissées peut paraître paradoxal, voire provocateur, à l'heure où le budget de la Défense cherche à éviter les fourches caudines de la contrainte budgétaire. Mais il serait malvenu de taire ou de minimiser la vérité, dès lors que le comportement de la Russie n'est plus prévisible et peut s'avérer menaçant.

En vertu de la programmation, les dépenses militaires devraient croître de 1 % en volume en 2018 après une croissance zéro en valeur puis une croissance zéro en volume. Comment dépenser utilement cette petite augmentation ?

Eu égard à ce tout ce qui vient d'être rappelé, il ne faut pas tout miser sur des capacités optimisées pour la « guerre expéditionnaire » mais réinvestir dans la défense territoriale classique. La France a un rôle de premier plan à jouer en matière de réassurance et de défense de l'Europe, et ce pour plusieurs raisons : parce que ses alliés le lui demandent ; parce que les États-Unis ne le feront pas seuls ; et parce que notre capacité de défense reste l'un de nos derniers avantages comparatifs en Europe.

Je ne suggère pas un réarmement massif qui supposerait de consacrer à la Défense 3,3 % du PIB, comme il y a vingt-cinq ans, alors qu'elle représente environ 1,3 % en 2014. En revanche, il apparaît indispensable de se fixer un objectif d'1,7 ou 1,8 % du PIB, et d'atteindre ce seuil dès que possible, afin de reconstituer les capacités critiques dont nous nous sommes défaits ou qui ont souffert de sous-investissements chroniques.

Si nous maintenons une posture de défense sérieuse, je suis convaincu que nous échapperons aux scénarios de déstabilisation les plus graves, que ce soit avec la Russie ou avec d'autres pays. Dans le cas contraire, tous les scénarios sont ouverts.

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