Intervention de Alain Moyne-Bressand

Réunion du 11 juin 2014 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAlain Moyne-Bressand :

Peut-on menacer un pays comme la Russie de sanctions économiques ? Ne sont-ce pas des paroles en l'air de la part de M. Obama et d'autres chefs d'État ?

Par ailleurs, où en est l'union eurasiatique dont vous parliez ?

Camille Grand. L'union eurasiatique est un projet politique de Poutine, qui vient compléter un traité de sécurité collective concernant à peu près les mêmes pays. Il s'agit d'agréger à la Russie les pays les plus proches pour créer une sorte d'union douanière : la Biélorussie, l'Arménie et le Kazakhstan ont exprimé leur accord. L'enjeu central pour la Russie était d'obtenir l'adhésion de l'Ukraine pour donner corps au projet. Nous n'en sommes pas encore dans un schéma institutionnel du type de l'Union européenne, mais il s'agit bien d'une tentative de reconstitution d'un espace autour de la Russie et d'arrimage des ex républiques soviétiques à ce pays.

Sur les sanctions économiques, nous sommes dans une situation assez paradoxale où, par rapport à la Guerre froide, prévaut une interdépendance croisée beaucoup plus forte. On peut estimer que sanctionner la Russie peut nous faire encore plus mal en nous privant de gaz ou de minerais rares et en augmentant le prix de l'énergie. Mais, d'un autre côté, elle serait la première affectée par une telle mesure, sachant qu'elle est très dépendante de son accès aux marchés extérieurs – pour l'instant essentiellement européens – et qu'elle a une capacité de résilience de quelques mois compte tenu de ses réserves de change.

Je ne suis pas favorable aujourd'hui à des sanctions économiques brutales car nous participons d'un espace économique commun. Il convient d'avoir des actions ciblées. Si on s'engageait dans cette voie, on aurait un dispositif assez proche de celui retenu à l'égard de l'Iran, portant ses fruits à très long terme. Mais cela supposerait un changement complet de nos relations avec la Russie : nous n'en sommes pas encore là.

Quant à la Chine, elle constitue le grand sujet caché de la stratégie des Russes. Ils n'en parlent presque pas alors que la modernisation des forces nucléaires et une partie du dispositif militaire sont largement tournées vers ce pays et qu'il y a un grand jeu sino-russe en Asie centrale, la Russie ne voulant pas lâcher cette région.

D'une certaine manière, Poutine, par sa brutalité en Ukraine, adresse des signaux aux républiques d'Asie centrale tentées de s'émanciper ou de se tourner vers la Chine. Quand les Russes font un exercice de parachutage vers l'est de leur territoire, c'est aussi une façon de dire à la Chine qu'ils n'ont pas renoncé à être une puissance en Asie orientale. Il y a pour l'instant une sorte d'entente entre les deux, qui se manifeste surtout au niveau diplomatique en raison d'intérêts convergents. Mais les Chinois se sont abstenus sur l'Ukraine au Conseil de sécurité, ce qui est assez ambigu.

Sur la question des troupes à terre, je comprends la demande des Baltes ou des Polonais : Churchill disait qu'il avait juste besoin d'un soldat américain en Europe, de préférence mort. S'il ne faut rien exclure, le temps n'est pas au déploiement d'une brigade américaine ou française dans les pays baltes, même s'il est souhaitable de montrer que nous ne nous interdisons pas de faire des exercices ou de la planification, voire d'avoir une présence de temps à autre dans la région.

Quant à l'armée russe, elle n'est plus ce qu'était l'armée soviétique, à tous égards. À la fin des années 1990, le budget de la Défense russe était comparable à celui de la France. On a vu les effets de sa décrue spectaculaire dans les guerres de Tchétchénie.

Encore en 2008, en Géorgie, les Russes ont surpris les observateurs par des faiblesses manifestes. Depuis, Poutine a beaucoup insisté sur la modernisation de l'armée et il y a une logique de rattrapage technologique vis-à-vis des Occidentaux. Mais je ne suis pas certain qu'il arrivera à réaliser l'ensemble de ses objectifs : le complexe militaro-industriel russe n'est pas forcément en mesure de livrer en temps et en heure les matériels demandés – l'exemple du missile Boulava l'atteste. Reste qu'on a vu une véritable volonté de remise à niveau militaire. En Crimée : l'exécution militaire, qui a été beaucoup plus réussie que les précédentes, a montré des troupes beaucoup plus entraînées, mieux équipées et mieux coordonnées. Encore une fois, la Russie investit dans sa défense à un rythme très supérieur au nôtre, avec des augmentations de budget de presque deux chiffres tous les ans.

Étienne de Durand. La modernisation de l'armée russe est qualitative et sélective. Mais la situation est contrastée. Selon un proverbe, « les Russes ne sont jamais aussi forts qu'ils le disent et jamais aussi faibles qu'on le croit » : c'est assez juste. S'ils ont des segments d'excellence dans les forces spéciales et s'ils réinvestissent dans les capacités spatiales et le nucléaire, le caractère opérationnel de leurs forces terrestres reste discutable.

Celles-ci ne sont de fait pas entraînées à un bon niveau, mais ils ne sont pas dans une logique de réduction, contrairement à nous, et ils disposent d'une masse roulante que plus aucun pays européen n'a, à l'exception partielle des Turcs et des Polonais.

Les 700 milliards prévus ne seront probablement pas tenus car leur système est corrompu et parfois inefficace. Il reste que même s'ils ne dépensent que la moitié de cette somme, cela aura des effets substantiels. Le problème n'est pas tant que leur courbe soit ascendante mais que la nôtre soit en même temps descendante ; elles ne sont d'ailleurs pas loin de se croiser.

Il y a aussi une véritable volonté politique : Poutine croit à la puissance en général et militaire en particulier. Il en fait un marqueur, partagé par les élites russes. Je ne m'inquiète pas tant pour aujourd'hui – quoique nous ayons déjà des motifs légitimes d'inquiétude – que pour 2020-2025.

Cela ne doit pas toutefois masquer certaines faiblesses : l'industrie de défense russe a perdu beaucoup de compétences et la plupart de ses ingénieurs ont plus de soixante ans ; le retard important concernant l'électronique perdure – quand du moins nous ne les aidons pas à se remettre au niveau.

Au sujet de l'interdépendance économique, vous avez raison : tout le calcul européen et la politique de sécurité allemande sont fondés sur le fait qu'il n'y aura plus de problème avec les Russes. Ce qui vient de se passer soulève donc pour les Allemands une difficulté profonde. Leur réaction – ou absence de réaction – pourrait également constituer un problème pour nous, car ils auront un rôle central à jouer pour des raisons à la fois géographiques et économiques. Mais je n'ai jamais pensé que l'interdépendance économique empêchait les conflits : en 1914, les échanges économiques et commerciaux anglo-allemands étaient en plein essor !

Il est donc important de ne pas créer de tentations et de faire reposer la charge de l'escalade sur l'autre partie.

Quant aux déploiements au sol, j'y suis favorable, mais pas sur un mode de Guerre froide. Il faudrait avoir des présences faibles, voire symboliques, mais qui, en cas d'agression, obligeraient la Russie à entrer dans un tout autre jeu – car tuer des soldats américains, britanniques ou français changerait la nature du conflit.

Les pays baltes ayant été admis dans l'OTAN, ce qui est en jeu, au-delà de leur sécurité, est la valeur de l'article 5 du traité de cette organisation et l'idée même d'une défense collective en Europe, qu'elle soit otanienne ou européenne. Ne rien faire en Ukraine pourrait ainsi fragiliser la crédibilité de cette disposition dans les nouveaux pays membres car la plupart d'entre eux n'ont pas de réelles capacités de défense.

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