Intervention de Jean-Jacques Bridey

Réunion du 8 juillet 2014 à 17h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Jacques Bridey, rapporteur pour avis des crédits relatifs à l'équipement des forces et à la dissuasion pour :

Je vais vous présenter une synthèse des documents qui nous ont été remis par le ministère des Finances et la DGA lors de ces deux contrôles.

Nous avions demandé au ministère des Finances des éléments sur les recettes exceptionnelles et les différents scénarios à l'étude pour sécuriser la trajectoire des ressources prévue par la LPM, notamment la société de projet. À la DGA, nos interrogations portaient sur ces mêmes sujets, mais aussi sur le report de charges et la situation des programmes d'armement les plus emblématiques.

Il nous a été remis, dans les deux cas, des dossiers très complets, assez volumineux, comprenant à la fois des notes de synthèse, notes aux ministres, procès-verbaux de réunions et échanges de courriers, courriers électroniques, entre les différents services des ministères concernés. Il s'agit en quelque sorte de matière première « brute », à laquelle nous avons rarement accès et qui nous a été remise de bonne grâce.

Je vais m'efforcer d'en faire la synthèse et de vous présenter le tableau le plus juste possible de la situation financière actuelle du ministère de la Défense, en particulier de celle des recettes exceptionnelles (REX).

Vous savez tous que la LPM a prévu, pour la mission « Défense », la perception de 6,1 milliards d'euros de recettes exceptionnelles sur la durée de la programmation, réparties entre recettes immobilières, redevances de fréquences 4G, programme d'investissement d'avenir - financé par la cession de participations financières de l'État - et recettes issues de la cession de fréquences hertziennes, la bande des 700 MHz.

C'est sur ce dernier point, qui représente 3,7 milliards d'euros, soit 86 % des REX programmées sur la période 2015-2017, que pèse aujourd'hui la plus grande incertitude. La majorité de ces recettes hertziennes devait en effet être perçue dans les deux prochaines années : 1,5 milliard d'euros en 2015 et 1 milliard d'euros en 2016 – puis 820 millions en 2017, 230 millions en 2018 et 90 millions en 2019.

De quelles fréquences hertziennes parle-t-on exactement ?

La bande de fréquences 700 MHz est aujourd'hui entièrement utilisée par les services de la télévision numérique terrestre (TNT). Elle a été identifiée comme un levier de développement important dans les télécommunications pour les années à venir, afin de répondre à l'explosion des besoins en bande passante utilisés pour la télévision par Internet et la vidéo sur mobile.

Les évolutions technologiques permettent en effet d'envisager de faire basculer la diffusion de l'offre télévisuelle sur une autre bande de fréquences et de libérer la bande des 700 MHz au profit de la téléphonie mobile. Dans le cas d'un transfert intégral de cette bande au secteur des télécoms, l'État pourrait escompter percevoir, selon les estimations faites l'année dernière, de 3,5 à 4 milliards d'euros de recettes.

L'affectation de ces recettes au ministère de la Défense dans le cadre de la loi de programmation militaire a été décidée par le président de la République lors d'un conseil de défense de mai 2013. Le montant inscrit dans la LPM correspond aux estimations faites : 3,7 milliards d'euros.

Tout indique à penser que ces recettes ne seront pas au rendez-vous en 2015. Plusieurs raisons peuvent être avancées.

Si le processus d'attribution de cette fréquence à la téléphonie peut être lancé rapidement, il faut attendre les résultats de la conférence mondiale des radiocommunications qui doit se tenir en novembre 2015. Chaque pays devra ensuite prendre en considération les positions de ses voisins car un usage harmonisé des fréquences entre pays riverains est plus efficace pour gérer les brouillages aux frontières.

Ensuite, l'abandon par la TNT de la bande de fréquence de 700 MHz ne pourra être que progressif, le basculement sur la nouvelle norme de diffusion – appelée MPEG-4 – devant tenir compte du taux d'équipement des foyers en téléviseurs adaptés à cette nouvelle norme. Le basculement devrait donc être étalé sur 14 mois au minimum.

Enfin, s'agissant d'un dossier technique complexe, susceptible de bouleverser en profondeur les secteurs de l'audiovisuel et des télécommunications, le Gouvernement a dû procéder, au cours des derniers mois, à de nombreuses consultations auprès des différents acteurs de ces secteurs – agence nationale des fréquences, ARCEP, CSA, etc…

Selon les éléments dont je dispose, et à condition que le processus soit lancé immédiatement, la mise aux enchères de la bande de fréquences pourrait désormais avoir lieu dans le courant de l'année 2016 pour un basculement effectif à partir de 2018.

Les recettes ne devraient donc être encaissées qu'à partir de la fin de l'année 2016, plus vraisemblablement en 2017. L'évaluation des recettes pourrait également être revue à la baisse par rapport aux 3,7 milliards d'euros escomptés, compte tenu de la recomposition en cours du secteur des télécommunications, qui fait la course au low cost.

Une chose est certaine : sans ces recettes et sans mesure supplémentaire, le besoin de financement de la mission « Défense » pour 2015 est estimé de 1,5 milliard d'euros.

À ce jour, le ministère des Finances n'a pas proposé de solutions de financement et travaille sur plusieurs scénarios alternatifs développés par le ministère de la Défense : création d'une société de projet ou utilisation massive du PIA.

Comme il ne serait pas acceptable de baisser à due concurrence les dépenses militaires sur cette période, le ministère de la Défense a tout d'abord proposé de créer une société de projet – SPV, pour Special Purpose Vehicle – ou de leasing pour compléter ses ressources et sécuriser la trajectoire de dépenses prévue par la LPM. Le schéma est le suivant :

- l'État français cède ses participations dans les industries de défense à hauteur de 1,5 milliard d'euros ;

– les sommes ainsi dégagées permettent la dotation en capital d'une société publique ad hoc ;

– cette société rachète au ministère de la Défense pour 1,5 milliard d'euros de matériels dont il vient de prendre possession – FREEM, Rafale, A400M, etc. ;

– la société met à la disposition du ministère ces matériels contre le versement d'un loyer ;

– avec la trésorerie disponible, 1,5 milliard d'euros moins les loyers, le ministère de la Défense achète des matériels supplémentaires ;

– à la perception des recettes hertziennes, le ministère rachète les équipements loués à la société de leasing et liquide la société.

En résumé, il s'agit d'un montage purement financier, assez complexe, qui permet de maintenir le niveau de dépenses prévu par la LPM dans l'attente de la perception des recettes hertziennes. Ce montage effraie Bercy : les règles comptables d'Eurostat conduiraient à comptabiliser comme dépense la totalité du coût des matériels loués et non le simple montant du loyer. Cela signifie que, dès 2015, le solde public de la France serait dégradé de 1,5 milliard d'euros, soit près de 0,1 point de PIB, ce qui fragiliserait la trajectoire de rétablissement des finances publiques décidée par le Gouvernement.

L'autre hypothèse serait d'utiliser plus massivement le programme d'investissements d'avenir (PIA).

La mission « Défense », à travers son programme 402, a déjà bénéficié du PIA 2 à hauteur de 1,5 milliard d'euros en 2014. Ces crédits ont été versés au CNES et au CEA.

Les 250 millions de ressources supplémentaires votées dans le PLFR 2014 proviennent également du PIA 2 et vont également bénéficier au CEA et au CNES.

Le recours à un PIA 3 pourrait être envisagé pour l'avenir mais il se heurte à une difficulté importante : les opérateurs concernés, CEA et CNES, n'auraient pas les moyens de consommer cette ressource supplémentaire, les dépenses éligibles au PIA étant déjà saturées. Si la deuxième tranche des 250 millions d'euros était décidée avant la fin de l'année 2014, il serait en effet déjà difficile d'identifier les programmes à financer.

C'est pourquoi, une troisième solution, politiquement plus délicate, serait de changer le statut de la DGA pour en faire un opérateur éligible aux crédits du PIA. C'est un changement important, qui est actuellement à l'étude, et sur lequel il est difficile de se prononcer pour le moment.

Le ministre a confié à un groupe de travail, composé de membres de l'inspection générale des finances, du contrôle général des armées, de la DGA et de l'agence des participations de l'État, le soin d'étudier ces trois hypothèses. Il semblerait que les deux premières, création d'une SPV et recours au PIA, soient écartées. Quant à la troisième, le changement de statut de la DGA, le groupe de travail ne s'est pas encore prononcé. Il doit rendre ses conclusions la semaine prochaine.

J'en viens maintenant au report de charges.

À la fin de l'année 2013, le report de charges du programme 146 était de 2,4 milliards d'euros, à la suite notamment de l'annulation de 630 millions d'euros de crédits en fin d'année. Il s'élevait à 1,7 milliard d'euros en 2011 et 2,1 milliards en 2012. Pour mémoire, le report de charges de l'ensemble de la mission Défense s'établissait à 3,4 milliards fin 2013, contre déjà 3,2 milliards fin 2012 et 2,7 milliards fin 2011. C'est une dérive inquiétante, qui signifie que les paiements s'arrêtent de plus en plus tôt dans l'année : fin novembre l'année dernière, peut-être début octobre cette année.

Pour ce qui concerne le programme 146, le report fin 2013 comprenait près d'un milliard d'euros de besoins de paiement pour les industriels, essentiellement les grandes entreprises. Une grande partie, correspondant à des factures de novembre, a été payée dès le 3 janvier. Il faut à cet égard souligner l'efficacité du système CHORUS, qui permet de limiter au maximum les intérêts moratoires. Ceux-ci s'élevaient à 13 millions d'euros en 2013.

En tenant compte des 350 millions d'euros annulés par le PLFR 2014 – en partie compensés par les 250 millions supplémentaires issus du PIA – et dans l'hypothèse où la réserve 2014 ne serait pas levée pour financer notamment le surcoût OPEX, le report de charges du programme 146 pourrait s'établir à 2,9 milliards d'euros à la fin de l'année 2014.

Vous l'avez compris, les marges de manoeuvre du ministère sont aujourd'hui très faibles.

Une large renégociation des principaux contrats a déjà eu lieu en 2013, sur un périmètre de 35 milliards d'euros. Cela a permis de ramener le besoin de financement annuel moyen de 19,4 à 13,9 milliards sur la durée de la LPM. Mais cela s'est fait au prix du renchérissement du coût unitaire des principaux équipements. Il est difficile d'aller au-delà.

Est-ce qu'il est question de remettre en cause les programmes MRTT et SCORPION attendus depuis si longtemps par les armées ? À ce stade, non. Le ministre nous l'a rappelé, la décision de lancement de ces deux programmes doit être annoncée très prochainement, impérativement avant la fin de l'année. Les besoins de financement de ces deux programmes ne sont pas les plus significatifs au cours des prochaines années.

Pour ce qui concerne les MRTT, tout d'abord, la cible est désormais de 12 MRTT dont deux livrables sur la durée de la LPM : un en 2018 et un en 2019. Sur cette période 2014-2019, les crédits nécessaires sont de 1,2 milliard d'euros. Une première commande doit être passée en 2014, pour un avion, huit autres devant l'être en 2015. Il faut conserver ce rythme-là.

Le programme SCORPION est tout aussi important. Il est attendu avec impatience par l'armée de terre. La DGA attend une nouvelle offre des industriels dans les tous prochains jours. Les premiers véhicules blindés multi-rôles (VBMR) doivent être commandés en 2017 et les premières livraisons sont attendues en 2018. Ce programme est fondamental pour nos forces terrestres. La réalité opérationnelle nous le rappelle tous les jours.

Voilà, mes chers collègues, le résultat de nos investigations auprès du ministère des Finances et de la DGA. Les prochains mois vont être décisifs pour la bonne exécution de la LPM. D'importantes décisions doivent être prises très prochainement et il nous appartiendra d'être particulièrement vigilants lors de l'examen de la prochaine loi de finances et du projet triennal pour les finances publiques. Nous vous proposons, la présidente et moi, de publier un communiqué de presse commun avec nos collègues du Sénat – qui sont réunis en ce moment même sur ce même sujet – pour signifier au Gouvernement notre préoccupation et l'appeler à trouver des solutions qui permettront de respecter la trajectoire financière de la LPM et les objectifs capacitaires et industriels, essentiels pour notre pays, qui lui sont attachés.

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