Intervention de Bernard Cazeneuve

Séance en hémicycle du 17 septembre 2014 à 15h00
Lutte contre le terrorisme — Article 4

Bernard Cazeneuve, ministre de l’intérieur :

…il a été identifié par certains de nos ex-otages comme l’un de leurs geôliers. Les otages qui ont identifié Mehdi Nemmouche sur la base de photographies diffusées par la presse l’ont signalé aux services de renseignement, notamment à ceux qui sont placés sous ma responsabilité. Il va de soi que l’autorité judiciaire en a immédiatement été avisée.

La nécessité de protéger au mieux les otages encore détenus a déterminé la décision des services de renseignement, que j’ai naturellement approuvée, de ne pas rendre publique cette information. Vous noterez d’ailleurs que l’autorité judiciaire n’en a pas davantage fait état ; on peut le comprendre, compte tenu de la gravité de la situation et du sort qui pouvait être réservé aux autres otages.

C’est le journal Le Monde, dans lequel le journaliste Torres écrit aujourd’hui, qui a lui-même cru bon de divulguer cette information, et ce alors même que chacun s’était, sur ce sujet, astreint à une absolue confidentialité. Voilà quels sont les faits ; ils sont vérifiables et incontestables.

Dans le combat dans lequel nous sommes engagés contre le terrorisme et compte tenu de la monstruosité des actes qui sont commis, ainsi que du martyre enduré par les journalistes et par tous les otages que retiennent ces groupes, nous devons à l’opinion publique, lorsque l’on est en situation de responsabilité comme c’est mon cas, la vérité, la rigueur des faits, le refus de toute instrumentalisation. Nous devons aussi appeler à la responsabilité collective, ce que je n’ai cessé de faire, depuis que je suis ministre de l’intérieur, sur ces sujets et sur d’autres. Pour ma part, je veille à ce que toutes les précautions soient prises par les services placés sous mon autorité. Dans cette affaire, ils ont été exemplaires et ont accompli le travail qui leur incombait. Je veux les en remercier, et les remercier aussi pour la responsabilité et la confidentialité dont ils ont fait preuve. Je veux dire aussi à la représentation nationale que, sur ce sujet, les ministres doivent dire la vérité de façon scrupuleuse en exposant les faits tels qu’ils ont été portés à leur connaissance et tels qu’ils peuvent être établis et reconstitués par chacune et chacun d’entre vous.

J’en viens à l’article 4 et aux différentes remarques formulées par les uns et les autres. J’évoquerai plusieurs sujets soulevés non seulement ici, dans cet hémicycle, mais aussi par tous ceux qui, dans l’opinion – et c’est à la fois normal et légitime – font part de leurs inquiétudes, formulent leurs points de vue, expriment leurs idées. Là encore, nous devons répondre avec beaucoup de précision et de rigueur.

Comme viennent de l’exposer clairement Mme Bechtel et d’autres intervenants, le présent projet de loi modifie la base légale des infractions d’apologie et de provocation au terrorisme en les faisant basculer de la loi de 1881 sur la liberté de la presse vers le code pénal. Ce basculement, et j’insiste sur ce point car c’est là une source de contrevérités que j’ai vues exposées dans certains organes de presse et lors de certains débats, ne change strictement rien à la définition et au champ d’application de ces délits qui existent déjà dans le droit positif. Je rappelle les raisons pour lesquelles cette substitution du fondement juridique est devenue nécessaire.

Il s’agit tout d’abord de tirer la conséquence de la stratégie médiatique adoptée par les groupes terroristes eux-mêmes, face auxquels ils nous faut réagir avec efficacité. Ensuite, il nous faut aussi appliquer certaines des techniques spéciales d’enquête qui sont indispensables, comme les interceptions, sans pour autant dénaturer la loi de 1881, conformément à l’avis donné par la CNCDH en décembre 2012. En pratique, il est très difficile de distinguer entre l’apologie et la provocation. L’apologie, c’est la mythification ; la provocation, c’est l’incitation à commettre l’acte. L’une et l’autre peuvent se trouver mêlées sur des sites de propagande diffusés par des acteurs aguerris aux techniques de la communication dont ils font un usage pernicieux et pervers.

En conséquence, je dis notamment à M. Paul, dont je comprends et respecte l’argumentation, que si l’apologie était maintenue dans la loi de 1881 alors que la provocation figure dans le code pénal, nous risquerions de fragiliser considérablement les procédures en cours et nous priverions du même coup de la possibilité d’agir efficacement contre le terrorisme – précisément parce que la frontière entre apologie et provocation peut être extrêmement ténue.

Je veux insister fortement sur un autre point au sujet duquel j’ai lu de fausses affirmations : la protection de la presse et la liberté d’expression et d’information ne sont en aucun cas – je le répète solennellement : en aucun cas – altérées par ces dispositions. En effet, l’élément intentionnel d’apologie ou de provocation demeure nécessaire et ne saurait être confondu à aucun moment avec la volonté légitime d’informer le public.

Je comprends cette inquiétude, mais rien dans le projet de loi ne permet d’alimenter cette confusion et de donner à penser que, à droit positif inchangé, nous remettons en cause la liberté de la presse. Car celle-ci ne pourrait être remise en cause que si nous changions le droit positif. Or ce n’est pas du tout ce que nous faisons.

D’autre part, la loi du 4 janvier 2010 sur le secret des sources, très protectrice pour les journalistes, reste en vigueur – nous entendons d’ailleurs la renforcer.

Par conséquent, laisser croire que la liberté de la presse est menacée par le projet de loi constitue une contrevérité absolue, destinée à susciter des peurs qui n’ont pas lieu d’être.

S’agissant du terrorisme, les arguments que je convoque ne sont pas destinés à semer partout la peur, mais à dire la vérité sur le risque de manière à ce que nous ayons en main la première arme dont nous avons besoin face aux terroristes, à savoir la lucidité, et, comme le chuchote depuis son banc le député Pascal Cherki, l’arme du droit. C’est en effet avec l’arme du droit que nous pouvons combattre le terrorisme et c’est la raison pour laquelle, dans ce débat qui nous rassemble depuis plusieurs heures, je veille scrupuleusement à ce que soient convoqués des arguments de droit et non des arguments politiques. C’est en mettant en avant le droit et ses principes que nous serons armés face aux terroristes et que nous donnerons à ce texte de loi la force dont il a besoin pour être efficace.

En ce qui concerne internet, je veux répondre de façon très précise aux interrogations formulées par Laure de La Raudière, Christian Paul et Lionel Tardy, dont je connais la sensibilité sur ces questions, et sans attendre l’examen de l’article 9.

L’usage d’internet est d’ores et déjà considéré comme une circonstance aggravante dans plusieurs crimes et délits dès lors que leur auteur a utilisé ce vecteur pour entrer en contact avec sa victime. C’est le cas pour les viols et agressions sexuelles, depuis 1998, et pour les faits de proxénétisme et de corruption de mineur.

Le législateur reconnaît donc bien la spécificité et l’efficacité des nouveaux vecteurs de communication numériques et la façon dont nous luttons contre la cybercriminalité montre la puissance particulière d’internet. Internet permet à un individu, à moindre coût, de se mettre en contact direct et sans médiation avec un public constitué de l’ensemble des internautes, et le message qu’il émet est susceptible d’être dupliqué et diffusé à l’infini. Internet offre aux thèses les plus extrêmes une caisse de résonance dont il faut bien reconnaître qu’elle est démultipliée.

Il est donc difficilement contestable qu’internet modifie les rapports sociaux. Il n’est donc pas aberrant que le législateur entende réprimer plus sévèrement les personnes qui utilisent un moyen permettant de démultiplier les objectifs criminels qu’elles poursuivent.

Prétendre que nous visons l’outil internet masque difficilement une hostilité de principe à toute intervention de la sphère publique sur les réseaux, au nom du dogme de la régulation spontanée. Mais pas plus sur internet qu’en économie, la régulation spontanée ne protégera les plus fragiles des abus des plus forts. Les libéraux du numérique appliquent à un domaine moderne les idées d’un lointain passé.

Je voudrais avant de conclure m’attarder sur la question de la liberté d’expression en m’adressant aux parlementaires qui m’ont interpellé sur ce point, relayés par la presse internet et par un certain nombre de réseaux. Peut-on légitimement considérer, monsieur Paul, madame de La Raudière, monsieur Tardy, que le fait de prendre des dispositions pour responsabiliser les fournisseurs d’accès à internet et les hébergeurs face au risque que représente pour les valeurs humanistes – auxquelles nous sommes tous attachés dans notre République – la diffusion d’images qui sont de véritables appels au crime, constitue une atteinte aux libertés publiques ? Cela relève d’une logique que j’ai énormément de mal à comprendre.

Nous nous battons contre des groupes puissamment organisés sur internet, des groupes qui entendent porter atteinte à nos libertés et à nos valeurs humanistes. Nous le faisons en responsabilisant les fournisseurs d’accès. Cela ne fait pas de nous de dangereux liberticides désireux de remettre en cause la liberté d’expression sur un support dont la neutralité devrait être à jamais sacralisée.

Rien dans ce que nous proposons ne remet en cause la liberté d’expression. Nous ne demandons le blocage administratif des sites qui provoquent ou font l’apologie d’actes de terrorisme que dès lors qu’après avoir signalé leur existence aux hébergeurs, ceux-ci ne font rien. On ne peut à la fois dire qu’il faut faire confiance à internet pour s’autoréguler…

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