Intervention de Sébastien Huyghe

Séance en hémicycle du 27 novembre 2014 à 9h30
Délai de prescription de l'action publique des agressions sexuelles — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaSébastien Huyghe :

Madame la présidente, madame la ministre, madame la rapporteure, mes chers collègues, à l’origine de traumatismes psychologiques extrêmement lourds, les agressions sexuelles, en particulier celles ayant pour victimes des mineurs, sont des agressions difficiles à dénoncer, car elles présentent un caractère de « clandestinité ». En raison de leur nature, de la situation de vulnérabilité dans laquelle elles placent la victime, elles font souvent l’objet d’une prise de conscience ou d’une révélation tardive.

Ainsi, selon la dernière enquête de victimation de l’Institut national de la statistique et des études économiques et de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales, réalisée en 2012, 383 000 personnes majeures, âgées de 18 à 75 ans, ont déclaré avoir été victimes d’une ou plusieurs agressions sexuelles en 2010 ou 2011, soit 191 500 personnes sur une année. Cependant, en 2011, seules 23 000 plaintes ont été déposées auprès des services de police ou de gendarmerie. Quant au nombre de condamnations, on relève 1 250 condamnations pour viol et 8 700 pour agression sexuelle de nature correctionnelle, soit 9 950 condamnations au total.

Cet écart entre le nombre de faits déclarés dans le cadre des enquêtes de victimation et le nombre de faits dénoncés tient à plusieurs facteurs. D’abord, près de la moitié de ces faits sont commis dans le cercle familial, ce qui peut expliquer que les victimes hésitent souvent à porter plainte.

Ensuite, pour surmonter le choc extrême et la violence de l’agression subie, nombreuses sont les victimes qui enfouissent ces faits dans leur inconscient, jusqu’au jour où ils refont surface, que ce soit à l’occasion d’une psychothérapie ou à la suite d’un événement de la vie, comme un mariage, un divorce, un deuil ou la naissance d’un enfant. Le phénomène d’amnésie traumatique étant maintenant connu des professionnels, la loi doit tenir compte de ces particularités et évoluer en ce sens, pour adapter le régime de la répression de ces infractions et faciliter l’action en justice des victimes.

Cette situation particulière dans laquelle se trouvent les victimes d’agressions sexuelles, la loi en tient déjà compte, en prévoyant des règles dérogatoires en matière de prescription de l’action publique au bénéfice des victimes mineures au moment des faits. Dans ce cas, la loi du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité a porté la durée du délai de prescription de dix à vingt ans pour les crimes ou les délits assimilés aux crimes et de trois à dix ans pour les autres délits ; le point de départ de la prescription est reporté au jour de la majorité de la victime.

Mais le fait est que ces règles semblent encore inadaptées, car elles ne sont pas toujours suffisantes pour permettre aux personnes victimes d’agressions sexuelles au cours de leur enfance d’agir en justice. Rien ne peut en effet permettre de prédire à quel âge la victime sortira du déni.

C’est la raison pour laquelle j’avais rédigé en octobre 2005 une proposition de loi tendant à rendre imprescriptibles les crimes et les délits de pédophilie, convaincu que l’imprescriptibilité est aussi un outil de prévention contre la récidive ; car si une victime n’a pas la force de porter plainte pour elle-même, elle peut trouver cette force pour protéger d’autres enfants en danger, voire ses propres enfants. Pour cela, j’estime que la victime devrait pouvoir porter plainte à n’importe quel moment de sa vie : ces crimes constituent une vraie atteinte à l’humanité.

Dans la proposition de loi que je viens de mentionner et qui avait été déposée sur le bureau du Sénat sur l’initiative de Mmes Muguette Dini et Chantal Jouanno et de MM. Michel Mercier et François Zocchetto prévaut le même constat : il n’est pas rare que la prise de conscience de telles agressions intervienne après l’âge de quarante ans, soit trop tard pour permettre à la victime d’intenter des poursuites contre l’auteur des faits. En outre, ces règles ne sont pas applicables aux personnes majeures, pour lesquelles les délais de prescription de dix ans pour les crimes et de trois ans pour les délits ne font l’objet d’aucun aménagement.

Dans sa version initiale, la proposition de loi prévoyait donc, sans modifier la durée du délai de prescription pour les différentes catégories d’infractions concernées, le report du point de départ du délai de prescription au jour où les victimes, majeures comme mineures, frappées d’amnésie traumatique auraient recouvré la mémoire des faits qu’elles avaient subis. Cette disposition aurait remplacé la règle actuelle, qui reporte le point de départ de la prescription pour les infractions sexuelles subies par les mineurs au jour de leur majorité. Une version différente a cependant été retenue dans le texte adopté par le Sénat, car on a considéré que cette rédaction présentait de grandes fragilités juridiques.

Ce texte soulevait, il est vrai, plusieurs difficultés. En supprimant le bénéfice du report de la prescription au jour de la majorité, qui s’applique aujourd’hui de plein droit, il faisait régresser la situation des victimes mineures. Par sa rédaction insuffisamment précise, il faisait courir un risque de censure constitutionnelle pour atteinte aux principes de légalité des délits et des peines, d’égalité devant la loi et de nécessité des peines.

Il a donc fallu trouver un autre dispositif qui respecte l’esprit des auteurs de la proposition de loi initiale : on a substitué à la nouvelle règle de report initialement proposée un allongement des délais de prescription pour les infractions commises sur les mineurs, tout en conservant la règle actuelle de report du point de départ à leur majorité. Dans le texte adopté par le Sénat, les délais passeraient de vingt à trente ans pour les crimes, et de dix à vingt ans ou de vingt à trente ans pour les délits, selon la nature du délit concerné. Les délais de prescription applicables aux infractions sexuelles commises sur des mineurs, déjà très dérogatoires au droit commun, peuvent en effet encore apparaître inadaptés lorsque, de nombreuses années après, à l’occasion d’un événement ou d’une prise en charge psychothérapeutique, les faits ressurgissent brutalement dans la mémoire de la victime devenue adulte.

Ainsi, même si j’aurais souhaité qu’on puisse aller encore plus loin pour améliorer la cohérence du droit de la prescription, notamment par une disposition visant à améliorer la situation des victimes de viol majeures au moment des faits et qui auraient été frappées d’amnésie, je ne vois aucune raison de s’opposer à l’adoption de ce texte utile pour les trop nombreuses victimes. Bien au contraire ! Nous avons toutes les raisons de voter ce texte qui va dans le bon sens et qui permet de préserver l’équilibre entre la prescription et la volonté de donner à la victime du temps supplémentaire pour dénoncer les faits qu’elle a subis.

Pour conclure, madame la ministre, mes chers collègues, deux jours après la Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes, je voudrais vous dire qu’il nous reste du travail pour améliorer notre arsenal juridique de lutte contre la délinquance sexuelle, pour faciliter les démarches et inciter les victimes à porter plainte, afin de permettre à ces dernières de se reconstruire et de protéger d’autres victimes potentielles de leurs agresseurs.

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