Intervention de Pierre-André Buigues

Réunion du 10 décembre 2014 à 9h30
Commission des affaires économiques

Pierre-André Buigues, professeur à la Toulouse Business School :

Dans Le Réveil des démons, Jean Pisani-Ferry écrit que la politique européenne de concurrence a « largement contribué à la désaffection des politiques industrielles traditionnelles ». Je voudrais tâcher de mesurer la validité de cette affirmation en établissant une comparaison avec la situation aux États-Unis.

Il faut d'abord rappeler la raison d'être du contrôle communautaire sur les aides d'État. Dans une publication de 2006, Lars-Hendrik Röller, chef économiste de la direction générale de la concurrence de la Commission européenne, considère que le contrôle supranational limite les externalités transfrontalières entre États membres : aider une entreprise dans un pays de l'Union européenne peut avoir un impact négatif sur ses concurrents dans les autres pays de l'Union ; la concurrence s'en trouve alors faussée. Des aides d'État non contrôlées peuvent également mettre en danger les objectifs du marché intérieur et la libre circulation des biens et services. Certaines entreprises bénéficiant d'une protection spéciale faussent également la concurrence. Enfin, un contrôle supranational des aides d'État permet aux gouvernements de respecter des règles communes et de limiter des dépenses publiques qui pourraient être inefficaces.

Les aides d'État font l'objet d'une définition très restrictive dans l'article des traités qui leur est consacré. Elles ne sont caractérisées comme telles que si elles sont sélectives. S'il s'agit d'un soutien général à l'ensemble des entreprises, cela n'entre donc pas dans le champ de la définition. Au départ, le processus de contrôle était très lourd, même si les aides ne doivent pas être notifiées à la Commission quand elles ne dépassent pas 200 000 euros sur trois ans. Aussi un règlement de 2008 a-t-il précisé des catégories d'aides qui sont exemptées de toute notification, c'est-à-dire celles ayant une justification économique : aides à finalité régionale ; aides à l'investissement et à l'emploi des petites et moyennes entreprises (PME) ; aides à l'environnement ; aides à la recherche et développement et à l'innovation ; aides à la formation. La règle de minimis et ces exemptions tracent donc deux limites au contrôle communautaire des aides d'État strictement entendues.

L'évaluation des aides publiques aux entreprises donne donc des résultats très différents selon qu'elle est faite au niveau national ou au niveau de la Commission européenne : un rapport de l'Inspection générale des finances (IGF) les estime, pour 2013, à 110 milliards d'euros, tandis que, pour la même année, la Commission européenne les évalue à 10 milliards d'euros, soit plus de dix fois moins. Le contrôle communautaire ne s'exerce donc que sur moins d'un dixième des aides entendues au sens de l'IGF : il ne concerne pas, en particulier, toutes les aides de type horizontal, telles que la réduction de TVA ou le crédit d'impôt recherche (CIR), qui ne présentent pas de dimension sélective.

Les décisions négatives de la Commission européenne sont plutôt rares. Sur 3 000 notifications à la Commission européenne en cinq ans, seules 10 % ont conduit à une ouverture d'investigation détaillée. Au total, seulement 5 % des notifications débouchent sur une décision négative. Le regard sur le contrôle communautaire des aides d'État est donc souvent biaisé, car ce dernier recouvre en réalité un champ limité.

La Commission européenne est en revanche particulièrement vigilante sur le contrôle des aides visant à sauver des entreprises en difficulté. La disparition d'entreprises non compétitives ou en difficulté fait en effet partie à ses yeux de la concurrence normale sur les marchés, ne posant pas de problème sur un plan économique. La Commission peut cependant accepter des aides au sauvetage, mais en exigeant des contreparties, telles la réduction des coûts ou la revente de certains actifs, comme dans le cas d'Alstom. Les aides aux entreprises en difficulté sont aussi autorisées exceptionnellement lorsque la disparition d'entreprises pourrait aboutir à une situation de monopole ou d'oligopole.

Aux États-Unis, s'il n'existe pas de contrôle des aides au sens européen, la Cour suprême a invalidé de nombreuses lois et réglementations pouvant limiter le commerce entre États au nom du national common market. Il faut relever que la disposition constitutionnelle alors invoquée est la clause de commerce, et non une disposition relative à la concurrence. En tant que telles, les subventions à l'industrie versées par un État fédéré ne sont pas concernées, sauf si une plainte est déposée et qu'on peut prouver que cette subvention retentit sur le commerce entre États fédérés.

Or les interventions visant à favoriser le développement industriel sont nombreuses au niveau des États fédérés. Chaque État peut ainsi introduire des incitations pour attirer des investissements sur son sol, en adoptant un régime fiscal avantageux pour de nouveaux investissements, comme en Alabama, ou pour l'augmentation des dépenses de recherche et développement, comme en Arizona, ou pour l'augmentation de l'emploi, comme dans certaines zones de la Géorgie. En 1992, la Caroline du Sud a versé 170 millions de dollars à BMW pour créer près de 1 900 emplois, soit une aide de 90 000 dollars par emploi créé. En 1993, Mercedes a perçu 253 millions de dollars de l'État d'Alabama pour des investissements induisant la création de 1 500 emplois, soit près de 170 000 dollars par emploi créé.

À la fin de 2008, l'administration Bush a consenti un prêt d'urgence de 17,4 milliards de dollars à General Motors et à Chrysler. En février 2009, General Motors et Chrysler ont présenté un plan de restructuration financé par 22 milliards d'aides publiques supplémentaires. Le montant total des aides est donc extrêmement important. En revanche, les milieux politiques attendent en retour des efforts des entreprises. Le président Obama a ainsi déclaré que « cela implique de nombreux sacrifices de la part de toutes les parties concernées – dirigeants, syndicats, actionnaires, créanciers, fournisseurs et concessionnaires ».

Ces aides ne sont donc pas très différentes de celles qui sont versées en Europe en contrepartie d'efforts draconiens de restructuration. Ainsi, General Motors a fermé quatorze usines, vendu certaines de ses marques – dont Saab –, fait fermer des centaines de concessionnaires et supprimé 20 000 emplois. Les nouvelles embauches chez General Motors sont effectuées à des salaires inférieurs de moitié aux anciens, avec l'accord des syndicats. Les restructurations sont donc tout aussi brutales aux États-Unis qu'en Europe, voire plus encore.

Les interventions publiques américaines ont plutôt pour priorités le développement technologique et les PME. Les marchés publics sont le principal vecteur de cette politique industrielle, qui fait fond notamment sur d'importantes dépenses militaires. Les mesures de soutien aux entreprises prennent ainsi des formes différentes de celles qui sont pratiquées en Europe. Mais elles produisent un effet comparable, qu'il s'agisse d'aides financières directes aux entreprises, de garanties de prêt ou de prêts bonifiés, de régimes fiscaux avantageux, de prise de participation au capital par les pouvoirs publics, de marchés publics réservés à certaines entreprises, ou encore de cadre réglementaire favorable aux entreprises nationales. La diversité de ces formes de soutien rend difficile toute comparaison.

Par ailleurs, dans les statistiques des comptes nationaux, les subventions sont définies comme des « paiements courants sans contrepartie que les administrations publiques font à des entreprises sur la base du niveau de leurs activités de production ou des quantités ou des valeurs des biens et des services qu'elles produisent, vendent ou importent ». Dans un ouvrage publié avec un collègue il y a trois ans, j'ai ainsi établi un classement. Si l'on retient la définition statistique, l'Autriche, la Belgique, le Danemark, la Suède et la France sont, dans l'ordre, les premiers pays au monde pour l'importance des aides publiques versées aux entreprises, du fait de mesures générales qui n'entrent pas dans le champ de la définition européenne des aides d'État. Les États-Unis ne se classent en revanche que quinzième, faute de subventions directes aux entreprises, et bien qu'ils utilisent d'autres mécanismes non pris en compte au sens des comptes nationaux. L'Italie et l'Espagne ne se classent que douzième et treizième, du fait de leurs difficultés budgétaires. Ces données font elles aussi apparaître que les comparaisons ne sont pas aisées.

Dans un rapport à la Commission européenne sur les dispositifs applicables en Europe, en Chine, au Japon et aux États-Unis, j'avais souligné la différence d'approche entre continents, mais aussi, au sein même de l'Union européenne, entre France et Allemagne. Alors que les soutiens sont décidés de manière centralisée chez nous, les Länder jouent un rôle important en Allemagne dans la distribution des aides aux entreprises. En France, le soutien se concentre sur des champions nationaux, il va, en Allemagne, de préférence aux PME, selon la philosophie qui veut que Siemens est une entreprise assez importante pour s'aider toute seule.

D'une manière générale, le soutien public aux entreprises emprunte des voies très différentes selon les pays, non seulement en raison d'une vaste panoplie d'interventions publiques, mais aussi selon la centralisation ou la décentralisation des processus de décision. La France se distingue par le grand nombre des dispositifs applicables – près de 6 000 –, tandis qu'une volonté de simplification s'est fait jour au Danemark ou au Royaume-Uni. Enfin, dans certains pays, une évaluation coûtavantages est systématiquement conduite, qui débouche sur l'abrogation des mesures concernées lorsqu'elles n'ont pas fait la preuve de leur efficacité au bout de trois ans.

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