Intervention de Jacques Derenne

Réunion du 10 décembre 2014 à 9h30
Commission des affaires économiques

Jacques Derenne, avocat, maître de conférences à l'Université de Liège :

Je vais revenir sur la notion juridique des aides d'État et sur leur raison d'être, en articulant mon propos selon trois axes. D'abord, je chercherai à montrer que le contrôle des aides d'État est bon, nécessaire et même crucial pour la survie de l'Europe. Ensuite, je mènerai une comparaison avec la situation dans les pays tiers, où la conception du droit de la concurrence peut être différente, notamment aux États-Unis. Enfin, j'expliquerai comment l'Union européenne essaye d'exporter son contrôle des aides d'État hors de ses frontières.

M. Buigues nous a rappelé combien les États divergent par la forme du soutien qu'ils apportent aux entreprises. Si la notion d'aide d'État est strictement définie, cette définition n'en est pas moins large et ouverte, puisqu'il s'agit de n'importe quel avantage sélectif consenti par un État membre, imputable à sa décision et susceptible d'affecter la concurrence ou les échanges entre les États membres : la simple potentialité suffit donc à établir qu'il s'agit d'une aide d'État. Le traité ne donne cependant pas de liste des formes possibles, domaine où les États membres savent faire preuve d'une grande créativité, comme l'atteste la jurisprudence de la Cour de Justice.

Le contrôle en lui-même repose sur la déclaration préalable à effet suspensif et sur la compétence exclusive de la Commission pour se prononcer. Les juridictions nationales ne contrôlent que le respect de la procédure, à savoir le respect de l'obligation de notifier.

Comme défenseur d'Alstom, j'ai pu constater, en 2003 et 2004, que les aides peuvent être une nécessité, y compris lorsqu'elles sont les plus restrictives de concurrence, parce qu'elles servent au sauvetage d'une entreprise. Elles ont permis, dans ce cas, de faire survivre une entreprise pour le bien commun européen. Dans d'autres cas, elles sont moins justifiées, surtout si l'on se réfère aux conceptions en vigueur au Royaume-Uni, où l'on considère que la disparition d'une entreprise témoigne du dynamisme et de la flexibilité d'une économie, constituant un ajustement débouchant in fine sur des emplois de meilleure qualité.

En vigueur depuis 1957, le régime actuel des aides d'État trouve son origine dans le rapport Spaak visant à relancer les échanges en Europe. Ce document de quarante pages, rédigé par l'un de mes compatriotes, préconise de discerner entre les différentes formes d'aide, en appréciant leur opportunité au regard du bien commun européen. Pour prévenir entre eux toute guerre commerciale préjudiciable et favorisant ceux qui ont les poches les plus profondes, les États membres ont confié à la Commission européenne le contrôle des aides d'État, car un contrôle supranational et indépendant s'est avéré nécessaire. Les traités ont effet pour objectif de réaliser une intégration politique, mais aussi économique.

Ils interdisent donc les droits de douane, favorisent l'émergence du marché intérieur, et proscrivent au même titre cartels, abus de position dominante et aides d'État. Car, au sens des traités, les atteintes au marché intérieur sont aussi bien le fait des entreprises que de l'État, toujours susceptible de se livrer à de la surenchère ou à du protectionnisme. Telles sont les données fondamentales, immuables et incontestables, à moins de modifier les traités.

Quant aux États-Unis, ils ne connaissent pas de concept d'aide d'État. La concurrence que se livrent l'Alabama et le Texas pour attirer des investisseurs y est considérée comme normale et positive. Mais ils s'appuient sur un marché unique, de même que le Brésil, le Canada ou la Chine, tandis que l'intégration n'est jamais tout à fait complète en Europe, où il convient au contraire de se protéger constamment contre toute menace de désintégration. Les États-Unis n'imposent donc aucune notification et se contentent de contrôler les dérives éventuelles. Par le soutien qu'ils ont apporté à Chrysler, à Boeing ou à la Nasa, ils ont certes montré qu'ils n'étaient pas en reste en matière d'aide aux entreprises. Mais le contrôle qui s'effectue en ce domaine ne porte que sur les conditions d'octroi. Si elles ne sont pas remplies, les aides doivent être remboursées. Le droit de la concurrence n'est pas invoqué.

En Europe, une tradition étatique interventionniste, sur laquelle point n'est besoin de s'appesantir au pays de Colbert, a fait naître le besoin d'une autorité de contrôle à la fois supranationale et indépendante, chargée de vérifier que le marché européen fonctionne dans des conditions de concurrence libres et non faussées. Ce type de contrôle est unique dans le monde, tout comme l'est au demeurant l'intégration européenne elle-même. Ainsi, alors que le droit anti-trust ne frappe que les acteurs privés aux États-Unis, les dispositions européennes relatives aux ententes, aux abus de position dominante, aux aides d'État et aux concentrations concernent à la fois acteurs privés et acteurs publics.

Venons-en à la manière dont l'Union européenne exporte hors de ses frontières le contrôle des aides d'État, car ce serait une erreur d'appréciation de considérer que les aides ne sont dispensées qu'en certains endroits du globe. Comme avocat d'Alstom, je défends les intérêts d'une entreprise soumise à une concurrence mondiale en provenance de la Chine, du Japon ou du Brésil. La Chine verse des soutiens à l'exportation, livrant ainsi une concurrence apparemment déloyale. Mais il est difficile d'expliquer là-bas que l'État n'a pas de rôle à jouer dans le marché. Il faut par ailleurs se délivrer du mythe de la forteresse Europe. En réalité, il n'y a pas de région au monde où les aides soient plus nombreuses qu'en Europe. Les pays tiers ne manquent pas du reste d'évoquer la politique agricole commune (PAC) ou le volume général des aides en Europe. À cet égard, la PAC constitue un problème pour le commerce international.

Les dispositions encadrant les aides d'État incluent cependant, dans leur point 92, une clause d'alignement, ou matching clause, selon laquelle le soutien à l'export apporté à la concurrence extra-européenne est pris en compte dans l'appréciation des aides d'État. Si les aides étrangères à l'export connaissent sur un marché une intensité plus élevée au cours de trois exercices successifs, la Commission européenne accepte en compensation que les aides d'État versées en Europe puissent elles-mêmes dépasser le niveau habituel. Des aides ont ainsi été versées à la RATP et à Alstom pour le développement d'un métro automatique, dit métro du futur. Pour autoriser ce soutien, la Commission européenne a pris en compte les aides dont bénéficie le concurrent chinois. Il en va de même dans le domaine du transport d'électricité à longue distance, ou secteur des supergrids.

Dès les années 1970 et 1980, l'Europe a inclus dans ses accords de partenariat des dispositions relatives aux aides d'État, comme c'est le cas aujourd'hui dans l'accord passé avec la Suisse, qui prévoit même un mécanisme commun de règlement des différends (settlement). Les négociations européennes avec la Macédoine, avec la Turquie, ou encore avec le Monténégro, la Bosnie ou la Serbie incluent également les aides d'État. Dans le récent accord de libre-échange entre l'Union européenne et la Corée du Sud, ce pays s'engage à respecter en substance les règles européennes en matière d'aides d'État. Selon ce système, les aides peuvent être frappées d'un carton jaune, ou même d'un carton rouge lorsqu'elles servent à la restructuration d'une entreprise. L'Union européenne exporte ainsi ses règles par la voie bilatérale. La négociation du traité de partenariat transatlantique offre en ce moment la perspective d'obtenir sur ce point de meilleures garanties que l'accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) ou les dispositions en vigueur dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce (OMC).

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