Intervention de Bernard Thibault

Réunion du 19 décembre 2014 à 9h00
Groupe de travail sur l'avenir des institutions

Bernard Thibault :

J'ai travaillé à partir de la note qui nous a été distribuée, et dont j'ai bien compris qu'elle n'était pas exhaustive et n'avait vocation qu'à poser des jalons. Elle revient à plusieurs reprises sur les liens supposés entre la crise possible – probable – des institutions de la Ve République et certaines caractéristiques d'une crise plus globale.

Il semble évident que la crise économique et son fort impact social ne sont pas sans répercussions sur la perception de l'efficacité d'institutions qui apparaissent en décalage par rapport à ce que nombre de nos concitoyens considèrent comme prioritaire, d'institutions qui sont parfois dans l'ignorance, voire la négation de ces urgences. En retour, si les institutions ne peuvent être présentées comme étant à l'origine de la crise économique et sociale, elles peuvent néanmoins alimenter le sentiment de ne pas en prendre l'exacte dimension et, de ce fait, quitte à généraliser sans doute à l'excès, contribuer elles-mêmes au désamour dont elles sont victimes, voire à leur discrédit.

La crise, dans sa dimension économique et sociale, ne remonte pas à 2007, même si c'est depuis cette année-là qu'elle a pris une nouvelle dimension par son étendue internationale et par la brutalité de son impact sur des centaines de milliers de nos concitoyens et donc sur leurs familles. La progression du chômage est bien antérieure à 2007, mais elle atteint désormais des sommets qui provoquent un grand nombre de fléaux qui marquent durement le quotidien et qui interrogent sur la solidité du pacte républicain dont M. Winock nous rappelait les grands principes.

L'intégration, l'ascension sociale, le « vivre ensemble », l'égalité des droits et des devoirs, autant de principes qui, s'ils ne sont pas remis en cause dans leur fondement, sont ébranlés par l'expérience et le vécu ordinaire de nombreux Français. Si le chômage ne peut expliquer à lui seul une certaine crise de la République, il semble évident qu'il ne contribue pas à renforcer les repères républicains. Lorsqu'on n'a que son travail comme source de revenus pour soi et sa famille et que l'on en est privé, le monde s'effondre. De plus, il ne suffit plus de recenser uniquement les chômeurs pour avoir une idée de l'étendue du problème : il faut intégrer la précarité causée par nombre d'emplois à temps partiel, en contrats à durée déterminée – autant de sources d'instabilité sociale. La première des insécurités est l'insécurité sociale.

Il ne suffit pas, il ne suffit plus de travailler pour être à l'abri : c'est là une autre tendance lourde des dernières décennies, une évolution considérable dans la représentation qu'on peut se faire du travail. La note déjà évoquée pointe à juste titre l'explosion des problèmes de logement, y compris pour des travailleurs qui n'ont pas les moyens de faire valoir ce droit élémentaire – car on peut travailler et être SDF.

Le nombre de familles se privant de soins pour des raisons économiques augmente. Une nouvelle catégorie apparaît d'ailleurs dans les statistiques : les travailleurs pauvres. Ainsi la perception selon laquelle les générations à venir risquent de vivre plus difficilement que celles qui les ont précédées progresse avec l'angoisse que cette évolution produit dans la société. C'est là aussi un bouleversement d'ordre très pratique.

Au cours de cette crise, la valeur du travail a été largement dévalorisée, qu'il s'agisse de la représentation du travail ou – il faut bien en parler – de sa valeur monétaire. Les mécanismes de solidarité sont à leur tour déstabilisés et menacés – je pense à la solidarité intrafamiliale, qui continue à fonctionner mais qui ne peut plus fonctionner partout avec la même intensité : elle atteint aussi ses limites du fait de la pyramide des âges, avec une proportion croissante de personnes de plus de soixante ans. Des institutions comme les caisses de retraite, la sécurité sociale, n'incarnent plus comme auparavant le même degré de sécurité – voilà un autre élément de déstabilisation.

D'aucuns y verront un tableau sombre ; c'est pourtant une réalité criante – et le tableau n'est pas complet ! Cette réalité ne marque pas le quotidien de chacun avec la même intensité mais elle imprègne et influence la vie de toute la société et de tous les citoyens, directement ou indirectement, et qu'ils en aient conscience ou non. La question du « vivre ensemble » ne se pose évidemment pas dans les mêmes termes selon que l'on atteint ou pas le plein emploi.

Cette réalité est matière à débat politique, et si l'on n'en discute pas suffisamment à mes yeux, le mécanisme de représentation en est en partie responsable.

Je me suis penché sur la représentativité des élus à l'Assemblée nationale. Je ne verse pas là dans la démagogie : il ne s'agit pas de jeter l'opprobre sur les élus actuels. Reste que, quand on observe la représentation sociologique de l'Assemblée, des décalages manifestes sautent aux yeux, qu'il s'agisse de l'âge, de la parité ou des critères socioprofessionnels. Il suffit de comparer la proportion, au sein de la population, des ouvriers, des employés, des professions intermédiaires, des cadres, des professions intellectuelles supérieures, avec la proportion des mêmes catégories au sein de l'Assemblée. Je n'ai pas la solution et je n'imagine pas qu'il faille recourir au système des quotas, mais il y a là un problème d'ordre politique.

Je ne dirai qu'un mot de la représentation sociale. On va sans doute décider la disparition des élections prud'homales. Après la disparition, depuis 1983, des élections des représentants des salariés aux caisses de sécurité sociale, il n'y aura bientôt plus en France de consultation nationale de la représentation sociale. C'est un vide sidérant qu'il faudra, d'une manière ou d'une autre, combler : il ne sera pas possible de rester dans cette situation.

Je pense que la suppression des élections à la sécurité sociale a largement contribué à déresponsabiliser le citoyen vis-à-vis de ce qu'est la sécurité sociale en tant qu'instrument collectif de solidarité. Interrogez les gens dans la rue sur ce qu'est la sécurité sociale : ils vous répondront qu'il s'agit d'une administration de l'État, ou bien d'un service à une entreprise. L'élection participe donc de l'implication du citoyen vis-à-vis d'une institution – en l'occurrence, d'une caisse de sécurité sociale. Et quand j'apprends que l'un des motifs de la disparition des élections prud'homales est leur coût, je me dis qu'une démocratie commence à être malade lorsqu'elle considère le coût des élections comme un facteur négatif… Je n'imagine pas que l'on supprime les élections législatives partielles sous prétexte qu'il n'y a que 25 % de votants !

Il n'y a donc plus de consultation à caractère social permettant une représentation sociale plus démocratique et banalisée. Je suis plutôt convaincu que la négociation en cours sur le droit à la représentation sociale pour tous les salariés quelle que soit la taille de l'entreprise dans laquelle ils travaillent n'aboutira à aucune traduction législative. Se posera dès lors la question de l'intervention politique : est-ce que les élus de la nation s'accommodent de l'idée selon laquelle, contrairement au Préambule de la Constitution, tous les salariés n'auraient pas le droit d'intervenir, par le biais de leurs délégués, sur le fonctionnement et la gestion de leur entreprise ? C'est pourtant une réalité : des millions de salariés sont privés de ce droit élémentaire prévu par la Constitution.

Le droit social évolue, mais il évolue vers une plus grande individualisation des situations. Ce processus n'est pas spécifique à la France : les organisations patronales, les employeurs en général, à une échelle internationale, prônent de plus en plus un droit social qui se décline entreprise par entreprise, avec la difficulté de définir ce qu'est une entreprise. Les situations sont en effet très disparates. Et cela va encore plus loin en matière de décentralisation du droit social, puisque ce dernier est de plus en plus individualisé. Si bien que, alors que le travailleur a besoin d'un cadre collectif pour réguler le rapport de subordination qui sous-tend le contrat de travail, cette aspiration à un droit collectif est contredite par l'individualisation progressive des situations. La dimension collective qu'incarne la République s'en trouve malmenée.

Cette situation alimente des fléaux qui minent notre société et le rapport à la République, fléaux au nombre desquels je mentionnerai la progression du travail informel. On ne peut pas avoir plusieurs catégories de citoyens ou de travailleurs. Vous le savez, je suis désormais engagé auprès de l'Organisation internationale du travail (OIT). J'ai pu constater que la France demeurait un des pays réputés fidèles aux droits internationaux en matière sociale. Constater dans ce même pays une progression inexorable du nombre des activités et de salariés travaillant dans des zones « grises », voire dans des situations d'esclavage – j'utilise le mot à dessein parce qu'il recouvre une réalité –, est d'autant plus insupportable.

Je pense également à la fraude aux cotisations sociales et à la fraude fiscale. Si, dans une République, il y a des droits et des devoirs – devoirs que certains s'efforcent de contourner –, nos institutions ne semblent pas suffisamment présentes pour lutter contre ces fléaux, au point que certaines situations semblent tolérées.

Dernier point, les institutions de notre République ont un grand défi à relever, celui du rapport à l'entreprise. Mme Untermaier suggérait de redéfinir le champ du politique. Selon une perception assez largement répandue, le politique peut faire beaucoup de choses, sauf au sein de l'entreprise, soit qu'il ne le souhaite pas, soit qu'on l'en croit interdit. Mais, pour des dizaines de millions de nos concitoyens, l'entreprise, c'est la vie quotidienne et j'ai déjà dit combien en être privé pesait lourd pour le salarié, y compris en sa qualité de citoyen.

L'entreprise est-elle dans la République ? L'entreprise est-elle elle-même porteuse de solidarité ? L'entreprise alimente-t-elle mécaniquement le progrès social ? L'entreprise est-elle patriote ? L'entreprise est-elle vertueuse et intègre ? Je ne vous propose pas de réponses, de peur d'être trop long, mais le seul énoncé de ces questions vous les suggère. Voilà en tout cas des défis importants lancés à notre République. Veuillez m'excuser pour la longueur de mon propos.

1 commentaire :

Le 14/10/2015 à 10:50, laïc a dit :

Avatar par défaut

"L'entreprise est-elle dans la République ? L'entreprise est-elle elle-même porteuse de solidarité ? L'entreprise alimente-t-elle mécaniquement le progrès social ? L'entreprise est-elle patriote ? L'entreprise est-elle vertueuse et intègre ? "

Tout le monde sent obscurément que le but des entreprises est de faire de l'argent, pas de défendre le drapeau Bleu Blanc Rouge, mais il peut y avoir des exceptions...

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

Inscription
ou
Connexion