Intervention de Denis Baranger

Réunion du 19 décembre 2014 à 9h00
Groupe de travail sur l'avenir des institutions

Denis Baranger :

La République française est solide et existe depuis longtemps. La tradition républicaine nous apparaît si forte que nous pouvons être frappés de cécité sur ce qu'elle nous apporte. Un sentiment de malaise s'est développé du fait de l'écart entre la République du passé et la réalité présente de la vie sociale, qui s'avère de plus en plus décevante. On peine aujourd'hui à articuler la relation entre le passé et le présent sur laquelle repose la notion de tradition. Une République est composée d'institutions, porte des valeurs et crée une culture.

Nos institutions républicaines dépendent d'une certaine vision de la société. L'autorité de l'État gage l'unanimité de la société ; l'État français fonctionne bien – je recommande souvent à mes étudiants de le comparer au Kosovo ou à la Californie – et maintient l'édifice social. L'absolutisme de la monarchie, l'autoritarisme de la République et la culture gaulliste ont alimenté la tradition de l'unanimité placée sous l'égide de l'État. Ce dernier exprime la volonté de la nation au nom de tous, et contient le risque de guerre civile. Je doute néanmoins que cette construction subsiste en 2014 : en effet, les souffrances et le capitalisme culturel tendent à rendre la société plurielle. Il y a lieu d'adapter les institutions à ce mouvement ; celles de l'unanimisme républicain nous empêchaient de sombrer dans la guerre civile, mais nous pourrions la rouvrir si nous ne nous rendions pas compte que la société des années cinquante et soixante n'existe plus.

La justice est rendue au nom du peuple français dans un registre intellectuel et rhétorique d'unanimité. L'affaire Dieudonné a été résolue par des décisions du Conseil d'État reposant sur de grandes formules issues de la tradition républicaine, comme la « dignité de la personne humaine », la « cohésion nationale » ou la « lutte contre les discriminations ». La simple énonciation de ces phrases sacramentelles semble suffisante, aux yeux de ceux qui les emploient, pour résoudre les problèmes, alors que tel n'est plus le cas. Ainsi, les protestations devant les palais de justice ou les institutions juridiques sont appelées à se développer, à l'image de la violente manifestation de féministes devant le Conseil constitutionnel après la censure par ce dernier, saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité, de la loi sur le harcèlement sexuel. La culture de l'unanimité génère dorénavant l'expression de réactions vives et nombreuses à son encontre.

Lorsque nous réfléchissons aux institutions, nous ne devons pas oublier les syndicats, les universités et les Églises, auxquels il convient de faire une place dans l'élaboration de la volonté générale. Ce mouvement sera complexe, les syndicats et les universités ayant occupé cette fonction plus ou moins brièvement et l'intégration des Églises se heurtant au principe de laïcité. Néanmoins, n'oublions pas que si la République s'est constituée contre l'Église – comme nous l'a rappelé M. Winock –, elle ne doit pas aujourd'hui les exclure. Ne soyons pas pessimistes sur ce point, la France ayant déjà compté des institutions sociales solides, notamment au XIXe siècle : nous pourrions ainsi remodeler le Conseil économique, social et environnemental ou repenser la seconde chambre du Parlement pour les accueillir et pour rompre avec cette culture de l'unanimité qui appartient au passé.

La Constitution devrait affirmer nos valeurs : je ne suis pas certain que l'on soit encore capable de formuler efficacement les principes qui comptent pour notre société ; les espoirs placés en 2004 dans la rédaction d'une Charte de l'environnement intégrée au bloc de constitutionnalité ont été déçus. Attaquer la Constitution devant les cours de justice européennes ou par la question prioritaire de constitutionnalité est positif, mais insuffisant, la société devant également débattre de la norme constitutionnelle.

Qui fait de la politique doit produire du politique ; le légicentrisme – aujourd'hui relégué – constitue l'une des grandes composantes de notre tradition républicaine et il nous faut le réactiver, la loi devant exprimer la volonté générale. Brider la loi, lui assigner le rôle d'un simple rouage normatif et empêcher la représentation nationale d'exprimer des voeux et des aspirations s'avèrent dommageable. La révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 a opportunément ouvert la possibilité pour le pouvoir législatif de formuler des résolutions – comme celle qu'il vient d'adopter sur la reconnaissance d'un État palestinien. Le Parlement doit retrouver cette fonction d'expression de la volonté générale qui ne peut être dévolue aux juges.

La place du capitalisme culturel dans notre société est considérable : Tocqueville affirmait que la démocratie était « providentielle », mais aujourd'hui c'est la révolution du capitalisme culturel qui est paré de cet attribut, non pas au sens où elle serait bonne, mais où elle s'avère inévitable. Il est impossible d'empêcher les enfants de dix ans de s'inscrire sur Facebook, les adultes de regarder cette variante de la télé-réalité qu'est l'information en continu, et les politiques d'aller sur Twitter – sous ce dernier aspect, on peut douter qu'il soit possible d'énoncer la volonté générale en cent quarante signes... Néanmoins, il convient de se pencher sur ces questions, car la culture fait partie de nos institutions.

Au total, nous disposons d'un capital républicain doté d'institutions, de valeurs et d'une culture que nous devons réactualiser. Nous parviendrons toujours à élaborer des normes institutionnelles, mais la tâche principale de ce groupe de travail réside dans sa contribution à la réactivation de la culture républicaine.

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