Intervention de Pierre-Yves Le Borgn'

Réunion du 24 octobre 2012 à 11h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPierre-Yves Le Borgn', rapporteur pour avis :

Le 4 février 2010, à Paris, les ministres allemand et français de la Justice ont signé un accord instituant un régime matrimonial commun. Cet accord trouve sa raison d'être dans l'existence, de part et d'autre du Rhin, d'importantes communautés issues du pays voisin : on recense ainsi près de 110 000 ressortissants français vivant en Allemagne et 150 000 ressortissants allemands installés en France. Si on y ajoute les binationaux, la communauté franco-allemande dépasse probablement les 300 000 personnes, dont nombre de couples binationaux. C'est par un souci de sécurité juridique que les chancelleries et les ministères des Affaires étrangères des deux pays ont entrepris, en 2006, de définir un régime matrimonial commun, offrant une clé très précise de répartition des biens entre les deux membres de ces couples en cas de dissolution du mariage. Tel est l'objet du présent accord, dont le Bundestag a autorisé la ratification en mars 2012, suivi par le Sénat français en juillet dernier.

Il n'est pas rare en effet, dans les cas de séparation conflictuelle, d'assister à une véritable « course au tribunal », chaque époux tentant de porter la procédure devant le tribunal du pays dont il estime que la législation lui est favorable. C'est ce type de difficulté que le présent accord vise à prévenir.

La France et l'Allemagne connaissent chacune, à ce jour, trois types de régimes matrimoniaux : la communauté, la séparation des biens et la participation aux acquêts. Ce dernier régime est le régime légal en Allemagne, où il concerne neuf mariages sur dix, alors qu'en France, le régime légal est la communauté réduite aux acquêts, choisie par un peu plus de la moitié des couples.

Le texte que nous examinons aujourd'hui est le résultat de la négociation lancée en 2006 par un groupe de travail comportant des diplomates, des représentants des deux ministères de la Justice, mais également des notaires, des professeurs de droit et des avocats. L'objectif initial était de créer deux régimes communs s'inspirant des deux régimes légaux, communauté des biens réduite aux acquêts et participation aux acquêts. Au cours des neuf réunions tenues par le groupe de travail entre septembre 2006 et octobre 2008, des points de convergence ont rapidement émergé : premièrement, la nécessité d'ouvrir ce régime commun à tous les époux pouvant choisir le régime matrimonial d'un État contractant et ce, même en l'absence d'élément d'extranéité – un couple franco-français vivant en France pourrait opter pour ce régime – ; deuxièmement, la nécessité que le recours à ce régime commun soit sans incidence sur le choix de la loi de l'un ou l'autre des États contractants ; troisièmement, la nécessité de disposer d'un régime commun ne comportant que les règles relevant stricto sensu du droit des régimes matrimoniaux – composition, fonctionnement et liquidation –, à l'exclusion de celles relevant d'autres branches du droit, telles que les voies d'exécution ou les règles applicables au changement de régime matrimonial.

Cependant, l'idée de créer deux régimes optionnels communs inspirés des régimes légaux existant dans les deux pays a été rapidement abandonnée. En effet, si le régime légal allemand de la participation aux acquêts était relativement aisé à mettre en oeuvre en France, où il n'est pas inconnu, l'introduction en Allemagne d'un régime de la communauté réduite aux acquêts, qui n'existe pas en République fédérale, posait davantage de difficultés, d'autant qu'il s'agissait du régime matrimonial légal de l'ex-RDA.

C'est pourquoi la solution médiane, peut-être moins ambitieuse mais plus réaliste, de ne travailler que sur la participation aux acquêts, a finalement été retenue. Sur la base de cette nouvelle feuille de route, les deux délégations se sont accordées sur des compromis quant à la nature des biens inclus dans le patrimoine originaire, à l'étendue des pouvoirs de gestion des époux ainsi qu'aux modalités de protection du logement familial et de paiement de la créance de participation. Ces compromis ont permis d'aboutir à un projet d'accord définitif dès avril 2008.

J'en viens au contenu de l'accord, et d'abord à son champ d'application. Ce régime pourra être choisi par les couples mixtes franco-allemands, par les couples français vivant en Allemagne et par les couples allemands vivant en France, et même par tous les Français et tous les Allemands qui souhaiteraient opter pour le régime commun franco-allemand de la participation aux acquêts.

Quant à sa définition, la participation aux acquêts est un régime de séparation des biens. La participation prend la forme d'une créance, exigible après dissolution du régime et correspondant à la moitié du surplus d'enrichissement de l'un des époux par rapport à l'autre.

L'adoption de ce régime matrimonial commun de la participation aux acquêts devra résulter d'un contrat de mariage, établi avant ou après le mariage devant notaire. Si les époux se marient hors de l'Union européenne, ils pourront conclure ce contrat au consulat.

Si le principe de la libre disposition, gestion et jouissance de son patrimoine par chacun des époux est au coeur de ce régime matrimonial, il connaît quelques limitations. Ainsi les époux ne pourront disposer l'un sans l'autre des objets du ménage ou des droits par lesquels est assuré le logement familial. De la même manière, les dettes issues d'un contrat conclu par un époux et qui ont pour objet l'entretien du ménage ou l'éducation des enfants engagent solidairement l'autre époux.

Les causes de dissolution du régime sont bien sûr le décès ou la déclaration d'absence de l'un des époux, le changement de régime matrimonial, le jugement de divorce ou toute autre décision judiciaire définitive emportant cette dissolution.

J'en viens à l'aspect le plus important, mais aussi le plus complexe, à savoir les règles présidant à la fixation du montant de la créance de participation, lesquelles empruntent au droit français et au droit allemand. Elles sont fondées sur la distinction entre patrimoine originaire et patrimoine final. Le premier comprend l'ensemble des biens composant le patrimoine des époux à la date où le régime prend effet, ainsi que de ceux qui leur adviennent par succession ou libéralité. De l'actif du patrimoine originaire ainsi défini sont déduites les dettes originaires ou afférentes aux biens advenus par succession ou libéralité, « même lorsqu'elles excèdent le montant de l'actif », ce qui signifie qu'il peut exister un patrimoine originaire négatif. Le patrimoine final des époux est, quant à lui, constitué de tous les biens appartenant aux époux à la date de la dissolution du régime, déduction faite des dettes, « même lorsqu'elles excèdent le montant de l'actif » – le patrimoine final peut donc, lui aussi, être négatif.

L'évaluation du patrimoine originaire obéit à un régime dual, fruit d'un compromis entre les solutions actuellement existantes dans les deux droits. Ainsi les biens meubles existant lors de l'entrée en vigueur du régime matrimonial seront évalués à la valeur qu'ils avaient à cette date, cependant que les biens relevant du patrimoine originaire mais acquis ultérieurement – via notamment une donation ou une succession – seront évalués au jour de leur acquisition : cette solution est inspirée du droit allemand. À l'inverse, on a retenu une solution issue du droit français pour les immeubles et droits réels immobiliers du patrimoine originaire, autres que l'usufruit et le droit d'usage et d'habitation : ceux-ci seront évalués à la date de la dissolution du régime.

Le montant des acquêts de chaque époux est constitué par la différence entre son patrimoine final et son patrimoine originaire. Celui dont le montant des acquêts est le moins élevé a droit à une créance de participation égale à la moitié de la différence entre les acquêts de chacun. Le montant de cette créance de participation a toutefois été limité afin que nul ne soit contraint de céder à son conjoint plus de la moitié du patrimoine final effectivement disponible à la date de son évaluation.

Le règlement de la créance de participation s'effectue en argent. Cependant, le tribunal peut, sur demande de l'une ou l'autre partie, ordonner, à l'effet de ce paiement, le transfert de biens du débiteur au créancier.

Les articles 19 à 23 de l'accord organisent enfin les modalités d'entrée en vigueur, de ratification et d'adhésion ultérieure d'un ou plusieurs États membres de l'Union européenne.

En unifiant un pan entier du droit matrimonial de la France et de l'Allemagne, cet accord simplifiera notablement la vie quotidienne des couples binationaux. Symbole de la relation franco-allemande, il est donc aussi un instrument efficace de sécurité juridique. Mais le succès de ce nouveau régime dépendra, selon moi, de la publicité qui lui sera faite. Il faut que les couples, en particulier les couples binationaux, soient pleinement et dûment informés de son existence. On pourrait imaginer qu'ils reçoivent cette information en mairie ou au consulat, via, par exemple, un livret présentant les principaux éléments de droit international de la famille. Dans cette perspective, il conviendrait de mener des actions de formation ciblées sur ces questions à destination des officiers d'état civil.

Ce régime sera aussi ce que les notaires en feront. Les représentants du Conseil supérieur du notariat que nous avons auditionnés nous ont assuré que des actions de formation de la profession seront organisées dès la ratification. Il est important que le législateur, tant français qu'allemand, veille à cette appropriation par le notariat, faute de quoi le régime matrimonial franco-allemand ne sera qu'un paragraphe inutile du droit civil.

Le régime matrimonial franco-allemand est un premier jalon vers un droit matériel européen de la famille, initiative suffisamment inédite pour que Mme Viviane Reding, commissaire européenne chargée de la justice, des droits fondamentaux et de la citoyenneté, en félicite les deux États. Ce régime a donc vocation à s'appliquer à d'autres pays européens, et il ressort des auditions que j'ai réalisées que le Luxembourg, la Hongrie et la Bulgarie auraient manifesté leur intérêt pour cet accord.

D'autres aspects du droit matériel de la famille pourraient également faire l'objet d'accords similaires. Je pense notamment à l'exercice des droits parentaux après la séparation de couples franco-allemands, qui donnent lieu à de graves conflits, que les différences des droits de la famille rendent possibles et qui dégénèrent parfois jusqu'à l'enlèvement « légal » d'enfants. D'une façon générale, il s'agirait d'aller au-delà des instruments de prévention et de résolution des conflits de lois applicables pour construire un droit matériel commun, couvrant par exemple le droit des successions.

Pour toutes ces raisons, j'invite notre Commission à émettre un avis favorable à ce projet de loi de ratification.

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