Intervention de Thomas Andrieu

Réunion du 22 janvier 2015 à 9h00
Commission d'enquête sur les missions et modalités du maintien de l'ordre républicain dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens

Thomas Andrieu, directeur des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l'intérieur :

Je commencerai par replacer la question du maintien de l'ordre et de l'emploi de la force dans l'état du droit, qui protège la liberté constitutionnelle de manifester. Est considéré comme manifestation un groupe de personnes qui utilisent la voie publique pour exprimer une volonté collective. Le terme est donc défini par un fait matériel – la présence de personnes sur la voie publique – et par une intention politique – celle de délivrer un message. La manifestation peut être mobile ou non.

Le régime juridique de la manifestation, qui s'applique aussi bien aux veilleurs, qu'aux zadistes ou aux anti-corrida, et aux flash mob qu'aux free parties, est libéral. La liberté de manifestation est mentionnée pour la première fois en tant que telle dans un décret-loi de 1935 relatif au maintien de l'ordre public, dans un contexte politique particulier. Une décision du Conseil constitutionnel datant de 1995 la consacre comme une des facettes du droit d'expression collective des idées et des opinions. La Constitution ne cite pas la liberté de manifestation, qui est toutefois rattachée à la liberté d'expression, à l'article 11 de la Convention européenne des droits de l'homme.

Le régime qui s'applique aux manifestations – comme aux associations – est celui de la déclaration, mais l'administration ne peut interdire une manifestation même non déclarée que si celle-ci peut entraîner des troubles graves, et que l'administration ne peut la gérer avec les moyens dont elle dispose. C'est donc un raisonnement en deux temps qui amène l'administration, puis le juge – avec un contrôle entier de proportionnalité – à vérifier que l'interdiction est justifiée. Répétons-le : une manifestation qui reste pacifique et ne trouble pas l'ordre public ne peut être interdite pour le simple motif qu'elle n'aurait pas été déclarée, et seul le motif d'ordre public justifie l'interdiction.

Autre signe du principe de liberté qui entoure la manifestation : la violation d'une interdiction est peu sanctionnée. Seuls ceux qui auraient dû déclarer la manifestation sont passibles de sanctions pénales. Les participants encourent seulement une amende pour non-respect d'arrêté de police, en vertu de l'article R610-5 du code pénal.

Enfin, on ne peut recourir à la contrainte pour faire exécuter un arrêté de police tendant à interdire la manifestation. Même si l'arrêté d'interdiction pris par un préfet ou un maire est légal et proportionné, on ne peut utiliser la contrainte pour disperser les manifestants dès lors que la manifestation est pacifique et ne trouble pas l'ordre public.

En revanche, à la différence de la manifestation, l'attroupement ne constitue pas l'exercice d'une liberté publique. On ne lui reconnaît pas de finalité politique. Son seul critère de définition est matériel. C'est un rassemblement de personnes sur la voie publique ou dans des lieux publics, qui est susceptible de troubler l'ordre public. Aux termes de la loi, le trouble n'a pas à être constaté. Il suffit que l'on sente venir.

Non seulement le code de la sécurité intérieure permet la dispersion de l'attroupement, mais il fait obligation à l'autorité publique de mettre fin à des troubles éventuels. Il faut toutefois, après deux sommations sans effet, une décision administrative de l'autorité compétente, la première décision d'emploi de la force n'étant pas laissée à l'appréciation de la seule autorité opérationnelle. L'article R-211-21 du code de la sécurité intérieure réserve la décision au préfet du département ou au sous-préfet, au maire ou à l'un de ses adjoints, au commissaire de police, au commandant de groupement de gendarmerie départementale ou, mandaté par l'autorité préfectorale, au commissaire de police ou à l'officier de police chef de circonscription.

La décision, qui ne revient en aucun cas au commandant direct des opérations, doit se prendre au plus près du terrain, sachant que les circonstances sont extrêmement fluides et que, ces dernières années, la gravité des violences a augmenté. En même temps, l'autorité – qualifiée d'autorité civile, bien que la décision puisse incomber à un gendarme ou à un policier de haut rang – doit avoir un regard distancié sur les événements. C'est une autorité suffisamment élevée qui recourt à l'usage de la force.

Cette tension, qu'on retrouve dans tout sujet d'ordre public, est au coeur de la réflexion du ministère de l'intérieur. C'est probablement sur ce chaînage qu'un travail peut être fait. À la différence de ce qui se passe dans les autres États, il faut en France que les forces de l'ordre reçoivent un ordre exprès pour se servir des armes à feu.

Le régime libéral des manifestations fait que les conséquences pénales sont très mesurées. Je ne peux citer aucun exemple récent de condamnation pour manifestation illicite ni d'amende pour participation à une telle manifestation. En revanche, le régime des attroupements est répressif. Le fait de participer à un attroupement en étant porteur d'une arme constitue une infraction à part. La provocation directe à un attroupement armé est également réprimée, et plus encore si elle est suivie d'effet. L'objectif principal de la loi interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public, adoptée en 2010, étant la préservation de l'ordre public, une personne qui dissimule intégralement son visage lors d'un attroupement peut être punie d'amende.

Les infractions de droit commun commises dans ce cadre concernent l'entrave à la liberté du travail ou à la circulation. Le fait de se débarrasser d'objets sur la voie publique est également répréhensible. L'outil pénal existe et peut être employé, pourvu qu'on ait identifié l'auteur de l'acte. Les outils de police judiciaire prennent alors tout leur sens : contrôle d'identité – contrôle d'identité de police judiciaire si l'on soupçonne une infraction, contrôle d'identité de police administrative en amont dans des zones où l'on sent que des troubles peuvent survenir –, vérification d'identité, interpellation et placement en garde à vue.

Je reviendrai si vous le souhaitez sur les fichiers de police utilisés pour prévenir ce type de troubles.

L'action de l'administration vis-à-vis des manifestants doit être claire, qu'il s'agisse des sommations ou de l'enchaînement qui conduit à l'usage de la force, lequel est placé sous le signe de la plus stricte proportionnalité. Tout cela doit être bien expliqué aux personnes qui participent à la manifestation ; ce point est sans doute susceptible d'amélioration. Enfin, dans la chaîne de commandement, il faut résoudre l'équation qui impose à la fois de rester proche du terrain où tout va très vite et de conserver une distance pour savoir s'il faut ou non lâcher prise.

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