Intervention de Stéphane Lacroix

Réunion du 28 janvier 2015 à 9h00
Commission des affaires étrangères

Stéphane Lacroix, chercheur et professeur associé au CERI :

Comme en attestent les scores des partis islamistes depuis les printemps arabes – entre 30 et 40 % des voix en Tunisie, jusqu'à 70 % en Égypte –, l'islamisme représente aujourd'hui l'une des deux grandes tendances qui dominent le champ politique de ces pays, et l'ampleur de son reflux actuel reste à mesurer. Dans notre étude, nous avons cherché à dégager trois grands courants de l'islamisme dans le monde arabe ; même si l'on peut identifier des correspondances avec l'expression du phénomène en Occident, la question s'y pose très différemment.

Les courants qui se réclament aujourd'hui de l'islamisme ont en commun la contestation de l'ordre établi et de l'islam officiel, c'est-à-dire des clercs religieux agréés par les États, dont le parangon en Égypte est l'université Al-Azhar. De même, ils ont tendance à déprécier « l'islam traditionnel » : la pratique routinière et souvent mâtinée de rites populaires comme le culte des saints, présente chez une partie importante des musulmans. Les plus rigoristes englobent dans ce rejet les adeptes du soufisme, partisans d'un islam plus mystique. Tous les islamistes partagent l'idéal d'une société dans laquelle l'islam occuperait une place centrale ; tous prônent le recours à la charia – l'ensemble de règles édictées par les textes sacrés de l'islam –, mais l'acception donnée à ce terme varie d'une tendance à l'autre et fait l'objet de débats très vifs. Les plus libéraux considèrent qu'il s'agit juste d'un cadre éthique, d'autres y voient une norme socioreligieuse, d'autres encore en font le fondement de la législation. De nombreuses nuances existent – y compris parmi ceux qui voient dans la charia un texte de loi – sur l'application plus ou moins littérale des textes religieux.

Les islamistes peuvent être classés en trois grandes catégories aux objectifs différents, voire contradictoires. Tout d'abord, la famille salafiste englobe les mouvements centrés sur un puritanisme religieux et social extrême, mais qui se désintéressent du politique. C'est aujourd'hui l'islam officiel saoudien – qualifié le plus souvent de wahhabisme, même si ses tenants rejettent ce terme –, mais également une tendance répandue dans tous les pays arabes, du Golfe jusqu'au Maghreb. La plupart des régimes autoritaires arabes ont favorisé les mouvements salafistes depuis les années 1970, y voyant un contre-feu utile face à d'autres tendances islamistes plus politisées. Hosni Moubarak en Égypte, mais aussi les régimes tunisien et algérien après les années noires ont ainsi opté pour cette stratégie.

Les adeptes de ce courant salafiste veulent appliquer l'orthodoxie sunnite dans sa version la plus stricte. Ils se concentrent sur la prédication et visent une islamisation des sociétés par le bas. En revanche, ils ne sont pas intéressés par le pouvoir et beaucoup ont longtemps rejeté la politique partisane. Ils acceptent l'autorité des États du moment que ces derniers les laissent libres dans le champ religieux. L'Arabie Saoudite constitue la version la plus aboutie de cette relation puisque le mouvement salafiste y a délégué la gestion du politique à la famille Al-Saoud depuis la fondation du Royaume, en vertu du pacte conclu en 1744 entre le théologien Mohammed Abd Al Wahhab – qui a donné son nom au wahhabisme – et le fondateur de la dynastie saoudienne Mohammed Ibn Saoud. En retour, les salafistes attendent des autorités saoudiennes qu'elles imposent une norme sociale coulée dans leur doctrine : imposition d'une police des moeurs très regardante, interdiction de la mixité et de pratiques considérées comme idolâtres.

Se posant en défenseurs de l'orthodoxie sunnite, les salafistes sont profondément hostiles au chiisme et ne tolèrent pas davantage les pratiques sunnites jugées hétérodoxes comme le culte des saints, à l'égard duquel certains vont jusqu'à recommander la destruction de mausolées nonobstant leur valeur patrimoniale. Ils tiennent ainsi les soufis pour de dangereux déviants ; ils tolèrent les chrétiens, mais leur assignent le statut discriminant de dhimmi.

Si la majorité des salafistes refuse de s'occuper de politique, une minorité d'entre eux a évolué vers une politisation partielle au cours des deux dernières décennies. Ces « salafistes activistes » estiment qu'il faut se constituer en lobby religieux lorsque la situation politique le permet pour demander encore plus de rigueur. Leur objectif n'est toujours pas de prendre le pouvoir, mais d'influencer la prise de décision politique. Ce groupe ressemble peu ou prou aux partis ultra-orthodoxes en Israël, qui sont prêts à s'allier politiquement à des partis non religieux en échange de certaines concessions. En Égypte, le parti salafiste Al-Nour – qui avait obtenu 30 % des voix aux élections de 2011, a soutenu le renversement des Frères musulmans et soutient aujourd'hui le pouvoir militaire du maréchal Al-Sissi – correspond à cette définition.

La famille politique – deuxième courant de l'islamisme – considère l'islam comme un vecteur pour parvenir au meilleur système de gouvernement possible, en conformité avec les injonctions des textes sacrés. À l'inverse des salafistes, ces islamistes s'intéressent peu aux questions théologiques stricto sensu, mais se concentrent sur l'action politique pour arriver à leurs fins. La naissance de ce courant est l'une des conséquences du large débat entre intellectuels arabes et musulmans à la chute de l'Empire ottoman et à la suppression du Califat par Atatürk en 1924. La première organisation représentant cette tendance est la Confrérie des Frères musulmans fondée en 1928 par l'instituteur égyptien Hassan Al-Banna. Ce dernier place d'emblée son action dans un cadre politique, avec l'objectif de réformer les pouvoirs existants pour les rapprocher du « modèle islamique ». Al-Banna ne précise pas les contours de ce modèle, ce qui donnera lieu à des interprétations diverses selon les époques ; pour autant, les Frères musulmans adopteront toujours le principe de la participation au système en place, afin d'être en mesure de le réformer de l'intérieur. Le mouvement s'étend dès les années 1940 à l'ensemble du monde arabe. Toute une nébuleuse de mouvements en est issue, aux liens plus ou moins étroits avec la Confrérie égyptienne. On trouve ainsi des groupes identifiés comme Frères en Jordanie et en Syrie, et des organisations liées à la Confrérie comme le Hamas en Palestine. D'autres mouvements nés de la tradition intellectuelle frériste s'en sont détachés pour produire un socle théorique distinct sur la compatibilité entre islam et démocratie. C'est le cas du mouvement Ennahda en Tunisie, du parti Al-Wasat en Égypte, et, dans une moindre mesure, du parti Al-Islah au Yémen – dont une des militantes, Tawwakul Karman, a reçu le Prix Nobel de la paix en 2011 – et du PJD au Maroc. À la différence des Frères musulmans, dont le principe d'organisation confrérique favorise le caractère autoritaire – guide élu à vie, obéissance inconditionnelle à la hiérarchie –, ces mouvements ont un mode de fonctionnement plus collégial et démocratique.

Concentrés sur leur volonté de réforme des pouvoirs en place, les Frères se sont le plus souvent adaptés aux conditions du moment. Ils ont ainsi pu se déclarer partisans d'une monarchie constitutionnelle dans les années 1930, puis adopter le langage propre au système démocratique à partir des années 1980. Alors que l'objectif premier d'Hassan Al-Banna était l'établissement d'un « État islamique » aux contours largement indéfinis, les Frères musulmans parlent aujourd'hui plus volontiers d'un « État à caractère civil mais de référence islamique ». Pourtant la déclinaison concrète du modèle du père fondateur reste floue et les clivages sont nombreux, alors que se creusent les différences générationnelles entre une vieille garde gardienne du temple et de jeunes Frères désireux de faire évoluer la Confrérie vers une plus grande modernité politique. Ces clivages opposent les « conservateurs » – plus proches d'une vision holiste et potentiellement autoritaire du pouvoir – aux « réformateurs », qui s'identifient plus aisément au modèle de l'État-nation démocratique. À titre d'exemple, le débat reste ouvert sur la nécessité d'attester de l'islamité des lois par un comité de clercs ou sur la possibilité d'élire un chrétien à la présidence de la République. Les Frères musulmans d'Égypte l'avaient cependant accepté de fait puisque la Constitution adoptée en 2012 sous Mohamed Morsi le permettait.

En tout état de cause, les islamistes politiques issus de la mouvance des Frères musulmans sont tournés vers un but avant tout politique et non vers la défense à tout crin d'une orthodoxie sunnite. On trouve ainsi des Frères musulmans proches des soufis, alors que d'autres sont plus salafisés. En d'autres termes, pour autant qu'ils le souhaitent, les Frères musulmans sont plus en mesure que la famille salafiste de composer avec la pluralité, qu'elle soit musulmane – chiite ou soufie – ou celle des « gens du Livre » – juifs et chrétiens. Ainsi, Rafic Habib, le numéro deux de Justice et liberté, parti politique des Frères musulmans égyptiens interdit en 2014, était copte – chose impensable pour un parti salafiste.

La dernière catégorie d'islamistes – la famille jihadiste – ne croit pas à la réforme des pouvoirs existants et prône leur renversement par la violence pour les remplacer par un État islamique fantasmé supposé correspondre aux premiers temps de la révélation coranique. Aujourd'hui, il s'agit aussi bien d'Al-Qaïda et de ses avatars – tels qu'Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA) ou Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) – que de Daech en Syrie et en Irak.

Le jihadisme puise sa doctrine dans les écrits de Sayyed Qotb, Frère musulman emprisonné et torturé par Nasser dans les années 1950, qui en vient à prôner une approche révolutionnaire en lieu et place de la stratégie graduelle et réformiste des débuts de la Confrérie. Profitant de la marge d'interprétation laissée par le fondateur des Frères musulmans à la notion d'État islamique, Sayyed Qotb estime qu'il s'agit d'imposer la souveraineté de Dieu sur la terre face à une société mécréante. Les écrits de Qotb seront dûment réfutés en 1969 par Hassan Hudaibi, alors guide des Frères musulmans, mais ils inspireront différents mouvements radicaux qui se constituent en marge de la Confrérie et en deviennent les enfants terribles.

Les premiers jihadistes dirigent leur violence contre les régimes arabes. C'est le cas du Gihad et de la Gamaa islamiyya en Égypte qui s'allient en 1981 pour assassiner le président égyptien Anouar el-Sadate. Ils sont aussi extrêmement virulents contre les Frères musulmans qu'ils accusent d'avoir trahi l'idéal islamique. Ainsi, le premier ouvrage d'Ayman Al-Zawahiri – ancien membre du groupe Gihad et actuel dirigeant d'Al-Qaïda – était un brûlot contre la Confrérie. Dans les années 1990, les jihadistes ajoutent l'Occident à la liste de leurs cibles terroristes et se globalisent. Au-delà du combat contre les régimes dans le monde arabe et musulman, ils estiment qu'il faut s'attaquer à l'Occident dans son ensemble, responsable selon eux du maintien en place de pouvoirs impies et corrompus dans le monde arabe. Ainsi naissent Al-Qaïda et la théorie peaufinée par Ayman Al-Zawahiri à la fin des années 1990, selon laquelle on ne peut dissocier le combat contre l'« ennemi lointain » – les États-Unis et l'Occident – et l'« ennemi proche » – les régimes arabes.

S'ils s'inspirent au départ des Frères musulmans dont ils ont radicalisé la doctrine, la plupart des djihadistes ont adhéré au fil du temps aux conceptions religieuses des salafistes, tout en rejetant le quiétisme de ces derniers. Ils reprennent à leur compte la vision manichéenne d'un islam salvateur se dressant contre un monde impie. Le concept de « l'allégeance aux vrais musulmans et [de] la rupture avec les infidèles » (al wala' wa-l-bara'), emprunté aux théories wahhabites du dix-neuvième siècle, devient central pour ces djihadistes globaux. De même, alors qu'il était quasiment absent de la matrice des Frères musulmans, l'anti-chiisme devient de plus en plus prégnant au milieu des années 2000, tant chez le fondateur d'al-Qaida en Irak Abou Mousab al-Zarqaoui dans les années 2004-2005 qu'aujourd'hui au sein de Daech. Il s'agit d'une relative nouveauté puisque Ben Laden – qui voulait peut-être éviter tactiquement l'hostilité de l'Iran – évoquait très peu la question sunnite-chiite.

Enfin, les djihadistes se divisent aussi sur le plan stratégique. Certains, comme Al-Qaïda et Jabhat Al-Nosra en Syrie, comparables aux trotskystes en leur temps, veulent faire triompher le djihad global en exportant leur vision de l'islam, de manière à inverser le rapport de forces global en leur faveur, ce qui seul permettra l'établissement d'un califat définitif et rédempteur. La lutte passe ici avant l'établissement du modèle. D'autres, comme Daech aujourd'hui, suivent une logique plus « stalinienne » en visant l'établissement du califat ici et maintenant, sur un territoire donné à partir duquel le djihad global pourra s'exporter.

Quelle est l'importance relative de ces trois courants et leur perméabilité ? Historiquement, l'islamisme politique a été – et reste – dominant. Le courant salafiste a gagné en audience ces trente dernières années ; ainsi, l'une des grandes surprises des premières élections législatives en Égypte n'est pas que les Frères musulmans arrivent premiers, avec plus de 40 % des voix, mais que les salafistes qui se constituent alors en parti politique obtiennent 25 à 30 % des voix, se classant seconds. Enfin, le courant djihadiste est minoritaire, voire ultra-minoritaire ; mais il s'agit d'une minorité active et armée qui peut profiter des situations de crise pour imposer son ordre, comme Daech le fait aujourd'hui en Syrie et en Irak.

Les divergences de vision et de stratégie entre ces mouvements – et parfois en leur sein – sont réelles ; nourries par une littérature abondante que chaque courant utilise pour réfuter avec virulence les idées de l'autre, elles sont prises très au sérieux par les acteurs eux-mêmes. Si ces rivalités limitent la perméabilité entre différents courants, celle-ci existe malgré tout. Le fait que salafistes et djihadistes partagent un même corpus de textes, même s'ils en font une lecture très différente – exclusivement religieuse pour les salafistes, politique pour les djihadistes –, peut aider au passage d'une idéologie à l'autre. De même, la répression violente des islamistes politiques – sous Nasser comme sous le maréchal Al-Sissi – est certainement de nature à pousser certains des Frères déçus dans les bras des djihadistes. Cette tendance a toutes les chances de rester marginale : tels les partis communistes de l'après-guerre en Europe, les Frères musulmans sont une organisation puissante et dotée d'une vraie cohésion, capable de contrôler sa base jusqu'à un certain point ; mais leur affaiblissement finira par profiter aux djihadistes. Ce scénario commence à se dessiner en Égypte où le courant djihadiste est en plein essor.

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