Intervention de Bernard Cazeneuve

Réunion du 3 février 2015 à 10h00
Commission d'enquête sur les missions et modalités du maintien de l'ordre républicain dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens

Bernard Cazeneuve, ministre de l'Intérieur :

Monsieur Folliot, je ne prends aucune décision sous le coup de l'émotion. Si j'avais cédé aux pressions, après la tragédie de Sivens, j'aurais dit des choses bien incongrues. Je ne me suis jamais défaussé de mes responsabilités en chargeant les forces de l'ordre non plus que tel responsable administratif. Quels que soient le tumulte, le vacarme et les polémiques, mon rôle de ministre est de chercher la vérité en respectant scrupuleusement le droit des personnes et des organisations. On ne peut pas me reprocher à la fois d'avoir été proche de mes troupes et d'avoir cédé à l'émotion.

Je souhaitais connaître la vérité sur un drame qui m'a affecté, comme tous les Français. Un juge était chargé de l'affaire. Les enquêtes administratives que j'avais engagées contribueraient à faire la lumière. À mon sens, une munition qui avait tué un jeune homme ne pouvait pas être maintenue en service, mais on ne pouvait pas supprimer son utilisation si l'on risquait d'exposer les forces de l'ordre à un danger.

J'ai essayé de prendre une décision juste pour éviter qu'un tel drame ne se reproduise. La caractéristique d'une opération de maintien de l'ordre dans la République est que, quelles que soient les violences auxquelles les forces de l'ordre sont confrontées, il ne peut pas y avoir de mort. J'ai donc réuni gendarmerie et police. J'ai fait l'inventaire des munitions utilisées dans le cadre du maintien de l'ordre. J'ai confié à l'inspection générale de la police nationale et de la gendarmerie nationale le soin d'examiner la question. La grenade en cause a les mêmes caractéristiques que les grenades à effet de soufre, qui, elles, n'ont jamais tué. Par ailleurs, elle est utilisée par la gendarmerie, mais non par la police, qui n'en a jamais eu besoin pour maintenir l'ordre. Sa suppression ne compromet donc pas l'efficacité sur le terrain. J'ai pris, face à un drame qui appelait une réponse républicaine ferme, une décision rationnelle.

Pour rétablir l'ordre dans des ZAD, qui risquent de devenir des zones de non-droit, je ne peux intervenir que dans le respect rigoureux du droit. On ne procède pas à l'évacuation d'un terrain si l'autorité publique ou privée qui en est propriétaire n'a pas appliqué toutes les procédures permettant à la force publique d'intervenir. D'un autre côté, nul ne peut, sous prétexte qu'il estime avoir raison, s'ériger au-dessus de l'État de droit, ce qui serait une forme de violence inacceptable dans une République. Il ne servirait à rien que le souverain vote des lois si certains estiment qu'en raison de ce qu'ils pensent, ils peuvent s'en affranchir.

Si des décisions de justice doivent être appliquées par les forces de l'ordre, mon rôle de ministre de l'intérieur sera de m'y employer. J'ai lu la lettre de la maire de Lisle-sur-Tarn. Je comprends son exaspération comme celle des riverains. Vivre ensemble dans une société de droit, c'est aussi s'interroger sur les conséquences pour autrui des violences qu'on peut exercer. Cette élue affronte une situation difficile face à laquelle – la ministre de l'écologie l'a indiqué la semaine dernière – une mobilisation est possible, dans le respect rigoureux des procédures.

Monsieur Habib, quand, dans une manifestation violente ou non, des individus exhibent des insignes, tiennent des propos ou brandissent des banderoles qui sont autant d'appels à la haine ou de provocations au terrorisme, ces comportements inacceptables appellent une sanction pénale. Cependant, lors de la manifestation, il n'est pas toujours possible de procéder aux interpellations, qui risquent d'engendrer des violences plus grandes encore. C'est pourquoi j'ai donné des instructions pour qu'on filme le plus possible les manifestations et utilise au mieux la vidéosurveillance. En juillet, il a été procédé à relativement peu d'interpellations sur le coup – même si celles-ci ont été plus nombreuses qu'à l'accoutumée –, et à beaucoup d'interpellations par la suite. Les événements de Sarcelles ont donné lieu à des mises en examen, incarcérations et jugements à mesure que les informations récupérées permettaient la judiciarisation.

Monsieur Goujon, je ne pense pas qu'une action utile passe nécessairement par la loi, compte tenu de l'encombrement du calendrier législatif, de l'urgence qui s'attache aux opérations de maintien de l'ordre et du fait que celui-ci ne relève peut-être pas de l'article 34 de la Constitution. Mieux vaut intégrer les bonnes préconisations, comme celles qui résulteront de votre commission d'enquête, aux consignes données aux forces de l'ordre ou aux préfets, ou aux textes à caractère réglementaire.

En ce qui concerne la reconquête des terrains, il faut être très ferme, éviter l'ambiguïté et envoyer des messages républicains incitant au respect de l'état de droit. La réponse pénale doit être la plus ferme possible. Les sanctions les plus sévères doivent frapper ceux qui cassent ou témoignent d'une violence délibérée à l'égard des forces de l'ordre.

M. Vaillant a cité – sans la reprendre à son compte – la thèse selon laquelle moins les forces de l'ordre sont présentes et visibles, moins il y a de problème sur le terrain. Si celles-ci n'avaient pas été présentes à Nantes, Toulouse et Gaillac, je serais en train d'expliquer à une tout autre commission d'enquête pourquoi le ministère de l'intérieur a échoué dans ces villes à protéger les biens et les personnes. Comment peut-on considérer que c'est la présence des forces de l'ordre qui crée la violence, alors que cette présence ne se justifie que par la volonté de limiter la violence annoncée ? Ce faux raisonnement est blessant pour les forces de l'ordre, qui s'exposent chaque jour pour assurer la sécurité de tous. Heureusement, les Français ne s'y trompent pas. J'ai trouvé bouleversant le juste hommage qu'ils ont rendu récemment aux forces de l'ordre.

Mme Chapdelaine, M. Delcourt et M. Vaillant se demandent si l'on peut modifier le processus de déclaration et d'autorisation, et entretenir sur le plan contractuel ou conventionnel une relation différente avec les organisateurs, voire les sanctionner davantage. Je ne pense pas qu'il faille remettre en cause le principe de la déclaration, qui correspond à la reconnaissance du droit de manifester.

En France, le pouvoir n'autorise pas une manifestation. On déclare une manifestation parce qu'on est libre de manifester. Cette liberté est intangible et absolue en démocratie. Le cas échéant, l'autorité publique peut interdire la manifestation déclarée, quand celle-ci fait courir un risque grave à l'ordre public – encore cette interdiction s'exerce-t-elle sous le contrôle du tribunal administratif et du Conseil d'État. Il ne faut pas modifier cet équilibre. Le droit de manifestation doit demeurer absolu, la déclaration étant la règle et l'interdiction, l'exception. Cinq interdictions ont été prononcées à Paris, pour 2 047 manifestations déclarées.

Vous m'avez également demandé si l'on peut modifier la relation entre l'organisateur de la manifestation et les pouvoirs publics. Dans le cas de Sivens, ceux-ci ont su mener un dialogue responsable et intelligent, qui nous a permis dans un premier temps de ne pas positionner de forces de l'ordre. Ben Lefetey s'est comporté de manière très convenable. Le problème est qu'il n'était pas seul. À Sivens, comme dans d'autres ZAD, se trouvent des gens organisés au plan européen pour instaurer la violence et faire dégénérer la situation. Dans ces conditions, la discussion avec un organisateur pacifique ne sert pas à grand-chose, d'autant qu'on hésite, dans un tel dialogue, à faire état de tous les renseignements dont on dispose. Le pouvoir public donne l'impression de ne pas vouloir autoriser une manifestation qui pourrait le gêner, alors qu'une manifestation pacifique ne le gêne en rien.

Les groupes radicalisés cherchent la violence et l'incident, dont ils se serviront pour justifier le discours selon lequel la violence est consubstantielle aux forces de l'ordre et l'État, illégitime. Conservons le droit existant. Discutons le plus longtemps possible avec les organisateurs, dans une relation républicaine et respectueuse, pour que toutes les manifestations pacifiques puissent avoir lieu. Informons-les des risques auxquels ils s'exposent quand des débordements sont possibles. Créons le moyen de judiciariser tout ce qui est pénalement répréhensible, ce qui suppose de nous doter de moyens audiovisuels. Cette situation est contraignante, mais nous devons l'accepter, pour pouvoir, malgré les nouvelles formes de violences radicales, continuer à garantir la liberté de manifester.

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