Intervention de Bernard Boucault

Réunion du 5 février 2015 à 9h00
Commission d'enquête sur les missions et modalités du maintien de l'ordre républicain dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens

Bernard Boucault, préfet de police de Paris :

L'ordre public dans la capitale constitue historiquement la première mission du préfet de police, créé dans ce but par le Consulat par la loi du 28 pluviôse an VIII, précisée par l'arrêté des Consuls du 12 messidor an VIII. Nous visons encore ces textes lorsque nous modifions l'organisation de la préfecture de police.

Depuis cette époque, le caractère hautement sensible de cette responsabilité ne s'est pas démenti. Siège des institutions et des représentations diplomatiques, capitale de la cinquième puissance économique du monde, qui assume pleinement ses responsabilités de membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU, perçue dans le monde entier comme la capitale des droits de l'homme, Paris constitue le réceptacle de tous les mécontentements en France mais aussi en provenance de l'étranger. Il faut savoir que 30 % des manifestations n'ont absolument rien à voir avec la France : ce sont des contestations internes à certains pays, Sénégal, Côte-d'Ivoire, Gabon, Congo, ou relatives à des conflits extérieurs, par exemple entre l'Azerbaïdjan et l'Arménie.

Quelque 3 000 rassemblements à caractère revendicatif se déroulent chaque année à Paris : 3 382 en 2012, 3 411 en 2013, 2 623 en 2014, dont de 600 à 700 de manière inopinée, ce qui pose, j'y reviendrai, des problèmes particuliers. Environ 10 millions de personnes défilent ou se rassemblent sur la voie publique parisienne chaque année. À ce chiffre, déjà considérable, il convient d'ajouter les manifestations festives – technoparades, gay prides –, sportives – Tour de France, marathons, matchs de football – et institutionnelles – le défilé du 14 juillet et les nombreuses visites de chefs d'État et de Gouvernement étrangers. Ce sont au total plus de 6 300 événements que le préfet de police doit encadrer annuellement dans la capitale.

Seul un tout petit nombre ont fait l'objet d'une mesure d'interdiction : cinq en 2014, vingt-cinq en 2013, quinze en 2012. C'est toujours très largement inférieur à 1 %. Dans l'équilibre qui doit être trouvé entre l'exercice de la liberté de manifester ses opinions et les impératifs de l'ordre public, deux objectifs de valeur constitutionnelle, la balance penche ainsi très nettement en faveur de la liberté, ce qui est dans l'esprit de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

Je présenterai dans un premier temps l'organisation dont est dotée la préfecture de police pour assurer ses missions de maintien de l'ordre et, dans un second temps, les nouvelles formes de contestation, les difficultés qu'elles présentent et les mesures que nous avons prises pour y répondre.

Il existe à la préfecture de police une direction spécialisée, la direction de l'ordre public et de la circulation (DOPC), créée en 1999 et issue de la scission d'une partie de l'ancienne direction de la sécurité publique. Les opérations de maintien de l'ordre à Paris se déroulent dans des conditions différentes qu'à Sivens, dans un milieu très urbanisé, à proximité immédiate de centres de décision politiques ou économiques du pays. Les manifestations parisiennes se déroulent dans des secteurs qui continuent de vivre normalement ; des personnes à quelques dizaines ou centaines de mètres d'une manifestation peuvent n'avoir aucune conscience de sa présence.

La préfecture de police s'appuie sur une chaîne de commandement très intégrée, pilotée en première ligne par le directeur de cabinet du préfet de police, et qui assure la continuité de l'ordre public toute l'année, jour et nuit. Chaque événement reçoit un traitement particulier en fonction des risques connus et du lieu où il se déroule. Une ou plusieurs réunions sont organisées en lien avec le cabinet du préfet de police, parfois sous la présidence du directeur de cabinet, et, pour les plus importantes, par moi-même. Il revient à l'état-major de la DOPC de préparer et d'assurer la gestion des événements, selon les directives qu'il reçoit de ma part ou de celle de mon directeur de cabinet. Pour chaque manifestation, un chef d'état-major adjoint de la DOPC, sous l'autorité de M. Alain Gibelin, est responsable de l'ensemble des événements d'une journée considérée. Il assure la préparation de ceux-ci, en étant lui-même présent ou en désignant une autorité qui le représente, par les reconnaissances nécessaires, les discussions avec les organisateurs, et conduit l'exécution des services qu'il a préparés, soit sur le terrain soit, pour les événements les plus sensibles, via une salle de commandement. J'insiste sur le fait qu'il n'y a pas de césure entre les phases de préparation et d'exécution, qui sont confiées aux mêmes personnes.

Sur le terrain, le préfet de police est représenté, pour chaque rassemblement à risque, par un commissaire de police en liaison permanente avec sa hiérarchie, le chef de district de l'ordre public et l'état-major de la DOPC. Ce commissaire est chargé de vérifier que la force est employée en dernier recours et dans le respect des principes de nécessité et de proportionnalité.

En dehors des cas où la force est employée en légitime défense ou pour tenir une position prédéfinie, l'accord de l'autorité préfectorale est toujours demandé pour recourir à cette contrainte contre les manifestants. L'ensemble des événements de voie publique font l'objet d'un suivi continu du directeur de cabinet, par l'intermédiaire des conseillers de police ou de l'officier de permanence. Le directeur de cabinet peut à tout moment évoquer à son niveau le déroulement d'une manifestation, prendre les décisions nécessaires, m'en informer ou me demander la validation de telle ou telle décision. Cette chaîne de commandement permet de limiter au plus juste l'emploi de la force dans les manifestations.

Le deuxième élément de cette organisation, c'est la concertation permanente avec les organisateurs. Le bon déroulement d'une manifestation tient en grande partie à l'existence d'une concertation préalable entre les organisateurs et les responsables des services de maintien de l'ordre, même si – on peut le regretter – les textes relatifs aux déclarations de manifestation ne prévoient pas de négociation avec les déclarants. Dans la réalité, cette négociation a lieu et c'est grâce à elle que les choses se passent bien, dans la très grande majorité des cas. On pourrait, c'est une suggestion que je fais, rendre cette concertation obligatoire.

Il existe un guichet unique vers lequel convergent toutes les déclarations de manifestation : le secrétariat de l'ordre public de l'état-major de la DOPC. L'ensemble des projets sont instruits, même ceux qui ne sont pas déposés selon les règles fixées par la loi. Nous ne faisons pas de juridisme pointilleux. Vous savez qu'est imposée la signature de trois personnes domiciliées à Paris et que la demande doit être faite entre quinze et trois jours francs avant l'événement. Nous privilégions le dialogue avec les organisateurs, même s'il n'y a que deux signatures, si les signataires n'habitent pas à Paris, si les délais ne sont pas totalement respectés. Nous sommes pragmatiques. Nous souhaitons concilier les objectifs des organisateurs, qui veulent exprimer leur opinion sur la voie publique, avec les nécessités de l'ordre public, ou avec d'autres occupations de l'espace public prévues au même moment.

Ces discussions aboutissent dans la majorité des cas à un accord. Certains organisateurs – c'est une évolution récente – sont toutefois de moins en moins enclins à accepter les itinéraires ou les horaires suggérés, et appliquent le principe de la déclaration préalable dans toutes ses acceptions, en ne laissant d'autre alternative qu'accepter ou interdire. Une autre évolution inquiétante est le nombre significatif de manifestations inopinées qui s'affranchissant du cadre légal de la déclaration préalable : 719 en 2012, 733 en 2013, 576 en 2014. Il serait souhaitable d'introduire dans le droit positif une obligation de concertation préalable, qui permette de responsabiliser les organisateurs.

Pour les rassemblements les plus importants, un officier de liaison, désigné par le directeur de l'ordre public, est mis en place auprès des organisateurs, afin qu'une liaison permanente puisse s'établir entre ces derniers et les responsables de l'ordre public.

Le troisième élément de l'organisation, c'est le renseignement. Pour bien préparer une manifestation, il nous faut un renseignement fiable, pertinent et aussi précis que possible. C'est le rôle de la direction du renseignement, dont le responsable, René Bailly, est ici présent, et qui a pour mission de déterminer tous les aspects d'un événement grâce à un travail de recueil d'informations, en milieu aussi bien ouvert que fermé, de veille sur les réseaux sociaux et internet, de consultation des archives, en reprenant l'historique des manifestations. L'échange d'informations entre services, en particulier avec les autres services de renseignement, le service de renseignement territorial, qui nous donne des informations sur la participation en provenance de province, mais aussi la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), est essentiel. Le but de ce travail est d'identifier les risques de perturbations, de dégradations, voire de heurts avec les forces de l'ordre, de même que les sites les plus sensibles le long de l'itinéraire, et ainsi de fournir une aide à la décision aux responsables de l'ordre public.

Cette direction du renseignement a plusieurs missions au cours de l'événement. Tout d'abord, elle compte les manifestants, selon une méthode rigoureuse qui a fait ses preuves, sous le contrôle d'une commission indépendante composée de trois personnalités : sa présidente Mme Dominique Schnapper, ancien membre du Conseil constitutionnel, M. Daniel Gaxie, professeur à l'Université Paris I, et M. Pierre Muller, jusqu'à il y a peu chef de l'inspection générale de l'INSEE. La direction du renseignement transmet également aux responsables du maintien de l'ordre, en temps réel, l'identification des éléments à risque et des auteurs d'infractions.

Nous sommes aujourd'hui confrontés à de nouvelles formes de protestation. Ces cinq ou six dernières années, ont eu lieu à Paris des événements d'une ampleur et d'une portée médiatique significatives : mobilisations étudiantes et lycéennes très suivies, répercussion quasi immédiate de crises et d'événements internationaux entraînant la réaction non encadrée de diverses communautés étrangères vivant en France, avec le Printemps arabe, les événements du Tibet, ceux de Côte-d'Ivoire, les guerres au Mali, en Syrie, en Irak, le conflit israélo-palestinien. Nous avons vu apparaître aussi de nouvelles habitudes culturelles, difficilement prévisibles et contrôlables : flash mobs, apéros géants, distribution d'argent sur la voie publique organisée au dernier moment… Nous avons par ailleurs assisté à la radicalisation des franges politisées les plus extrêmes et le retour de violences de rue entre différents mouvements, antifas, extrême-droite, Printemps français et ses dérivés… Les accès rapides en transport en commun permettent à des individus violents et déterminés de se mobiliser en très peu de temps, via l'utilisation des réseaux sociaux.

L'expression des mécontentements peut prendre des formes multiples : envahissement de la voie publique et entrave à la circulation, envahissement et occupation de locaux, prise à parti violente d'opposants lors de manifestations, perturbation des services d'ordre institutionnels, saccage du mobilier urbain et de commerces par des bandes violentes parties à la manifestation ou en marge de celle-ci.

Force est de constater que les manifestations ont évolué et dépassé le schéma traditionnel d'un rassemblement massif de personnes encadrées par l'organisateur. La doctrine traditionnelle du maintien de l'ordre, selon laquelle il convient de tenir à distance les manifestants afin d'éviter tout risque de confrontation, ne paraît pas adaptée lorsqu'il se commet des exactions ou des violences sur les personnes en marge ou à l'intérieur d'un rassemblement, particulièrement à Paris, où aucun débordement ne peut être toléré, eu égard aux atteintes graves portées à la fois aux institutions et à l'image de la France dans le monde, notamment en raison de la médiatisation immédiate de tout désordre dans la capitale.

Ces nouvelles formes de contestation ne remettent pas en cause le modèle de commandement que j'ai décrit, mais plutôt l'organisation opérationnelle des forces déployées sur le terrain. L'emploi des forces mobiles traditionnelles, escadrons de gendarmerie mobile (EGM) et compagnies républicaines de sécurité (CRS), n'est pas toujours adapté à ces nouvelles formes, ou plus précisément n'offre qu'une réponse partielle.

Les difficultés d'ordre tactique sont au nombre de quatre. Tout d'abord, le principe du fractionnement des EGM et des CRS est admis en sécurisation mais il reste à développer en maintien de l'ordre. En effet, à Paris, l'engagement des forces de maintien de l'ordre ne doit pas seulement permettre de traiter une manifestation mais aussi un second événement : des exactions commises par des groupes détachés de ce rassemblement quelques rues plus loin. Or l'absence de fractionnement au-delà de la demi-compagnie ou du demi-escadron ne permet pas toujours cette souplesse. La difficulté est encore plus prégnante lorsque nous disposons d'unités à trois escadrons ou trois sections, et non à quatre, car alors le fractionnement par moitié n'est plus possible.

Ensuite, la réversibilité des missions n'est pas toujours possible. Nous sommes très heureux de pouvoir bénéficier des effectifs conséquents des unités de la réserve nationale, qui présentent d'indéniables avantages dans le cadre d'un maintien de l'ordre statique ou défensif, mais ces unités sont plus limitées face à des phénomènes de violence urbaine qui nécessitent une très grande mobilité.

La troisième difficulté est relative aux interpellations et à leur traitement judiciaire. Les interpellations ne sont pas toujours suivies de procédures judiciaires adaptées et efficaces, les conditions d'intervention de ces unités n'étant pas propices à la rédaction de rapports ou de procès-verbaux d'interpellation répondant aux attentes de l'autorité judiciaire.

Enfin, se pose la question de l'articulation des commandements entre la préfecture de police et les unités de la réserve nationale engagées sur l'agglomération. Les services d'ordre de la préfecture de police les plus importants se caractérisent le plus souvent par l'emploi simultané de plusieurs unités de la réserve nationale et donc la présence de coordonnateurs de ces unités, appartenant aux CRS ou aux gendarmes mobiles, distincts des responsables de la DOPC. Pour dépasser cette difficulté, j'ai souhaité, dès mon arrivée, que la DOPC puisse associer les responsables des forces mobiles eux-mêmes à la conception des dispositifs, de façon qu'ils y adhèrent au mieux. Un officier supérieur de la gendarmerie mobile a donc été récemment affecté à titre permanent auprès du directeur de l'ordre public. Un commissaire de police du corps des CRS était déjà installé dans les locaux de la DOPC depuis plusieurs années, participant à la conception de ces dispositifs.

La réponse opérationnelle que nous apportons à ces difficultés réside dans le dispositif d'emploi des compagnies d'intervention de la préfecture de police, sous l'autorité du directeur de l'ordre public, et dans l'implication de l'ensemble des directions de la préfecture de police dans la mise en oeuvre des services d'ordre sous un commandement unique assuré par le directeur de l'ordre public.

La préfecture de police a refondé l'organisation, la doctrine d'emploi et les modes d'intervention des compagnies d'intervention. Il s'agit de disposer de compagnies capables d'intervenir comme les unités classiques, CRS et EGM, mais aussi de se scinder en unités multiples, mixant des effectifs en tenue et des effectifs en civil, pour répondre dans la même séquence de temps à l'évolution de la manifestation et faire face aux groupes de casseurs et fauteurs de trouble de tous acabits.

Ces compagnies d'intervention, au nombre de sept, six de jour et une de nuit, avec des effectifs de 110 personnes, bénéficient d'une formation parfaitement similaire, ce qui a pour conséquence que n'importe quelle composante de l'une de ces compagnies, une section, un groupe, un demi-groupe, intervient en parfaite complémentarité avec n'importe quelle autre composante d'une autre compagnie. Par ailleurs, chaque composante est à même, en cours de vacation, d'assurer sa mission en tenue civile, en complément d'autres unités en uniforme. Ces compagnies répondent ainsi à un double objectif d'adaptabilité et de souplesse d'emploi, tout en étant utilisées en formations classiques de maintien de l'ordre.

L'emploi de compagnies mixtes juxtaposant unités civiles d'interpellation et unités légères d'intervention au sein d'une même compagnie d'intervention est un schéma unique en France. Il a été systématisé, depuis 2009, sur toutes les grandes manifestations parisiennes, ainsi que sur un grand nombre d'événements de voie publique. Ce schéma permet d'apporter une réponse complète à la problématique des fauteurs de trouble insérés dans les cortèges mais aussi à celle de la délinquance acquisitive lors de grands regroupements. Ces compagnies mixtes permettent en outre d'obtenir un meilleur traitement judiciaire, notamment grâce à l'amélioration de la rédaction des PV de contexte et des procédures d'interpellation. Leur travail est toujours accompagné d'un vidéaste professionnel filmant leurs interventions.

La souplesse est aussi permise par l'emploi des effectifs des brigades anti-criminalité (BAC) de la direction de la sécurité de proximité de l'agglomération parisienne, qui prennent en charge les flancs ou la périphérie immédiate du cortège, et peuvent se projeter très vite sur le cortège pour mettre un terme aux exactions, avec des unités en civil, voire en tenue. J'ai souhaité que ces BAC, quand elles interviennent, soient placées sous l'autorité du directeur de l'ordre public, pour qu'il n'y ait qu'un seul chef dans des opérations faisant intervenir des unités de plusieurs directions.

Ce modèle n'a pas vocation à se substituer au modèle traditionnel d'emploi des forces mobiles, qui restent nécessaires. S'il correspond aux enjeux de la capitale, il ne paraît pas destiné à être généralisé sur l'ensemble du territoire national.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion